Madame Guyon IIIB
Madame GUYON
II (1703-1717)
Série « Madame Guyon »
I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.
IIIA Oeuvres mystiques I (1683-1694)
IIB Oeuvres mystiques II (1703-1717)
IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.
V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.
VI Les Justifications. Clés 1 à 44.
VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.
VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.
IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.
XI Années d’épreuves – Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.
XIII Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.
Indexes et Tables.
§
Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies
OEUVRES MYSTIQUES IIIB
Oeuvres rédigées par Madame Guyon
Poésies et cantiques spirituels
L’âme amante de son Dieu ... emblèmes…
Les effets différents de l’amour sacré et profane
Ecrits dont on a perdu la filiation guyonienne
Manière courte et facile
L’abandon à la Providence divine
Voici une collecte représentative des Poésies et Cantiques spirituels en quatre volumes édités en 1722 ( 328 +332 +326+ 371=1357 réduit à < 200 pages).
Poésies et Cantiques spirituels/ Sur divers sujets qui regardent/ La Vie intérieure/ ou l’esprit du vrai christianisme/ par Madame J.M.B. de la Mothe Guion/ Divisés en quatre volumes/ Vincenti/ A Cologne/ Chez Jean de la Pierre 1722.
La préface de Poiret souligne le côté « chanson » plutôt que de « poèmes » qu’on ne doit donc comparer avec les plus grands poètes : Surin au dix-septième et bien d’autres depuis. Et la poésie en ce début du siècle des Lumières subit une éclipse (que l’on songe aux vers de Voltaire qui ailleurs écrivait si bien !).
L’intérêt est donc tout autre : percevoir ce qui animait intérieurement Jeanne-Marie Guyon, car si la « dame directrice » expose ailleurs les éléments d’une vie éprouvée durement, elle ne se livre jamais quant au vécu mystique intime — peut-être parfois indirectement par ses notes aux textes choisis d’autres mystiques dans les Justifications.
Mais on peut apprécier les conseils de « plongée » que la dame directrice suggère en « chansons », par exemple en « IX. Écouter Dieu en silence ». La pauvreté des rimes est évidente - Madame Guyon privilégiant le « dit » spirituel bien plus que sa forme expressive versifiée. Mais la prose n’était pas possible en petite société d’une école du Cœur qui se veut non contraignante mais plaisante.
La genèse des cantiques prend place dans le cadre étroit des années vécues à Blois des veillées à remplir avec quelques compagnons dont certains – leurs noms ne nous sont pas parvenus - étaient probalement simples. Chansons donc sur les airs connus de l’époque, qui nous sont indiqués au début de chaque « Cantique » . Passages inspirés en débuts moins ensuite car il faut multiplier les couplets. Le dernier est souvent le meilleur, on termine en beauté !
Le volume de toute cette production est imposant, on dépasse le millier de pages imprimées en quatre volumes assemblés par Poiret, repris sans modification par Dutoit. J’ai limité mon choix au dixième sans hésiter à tronquer. Le critère de choix est mystique et non poétique. En note ce qui pourrait être développé2.
Voici les liens-sources3 d’éditions relevées sur GoogleBooks des quatre tomes et d’un cinquième livrant les textes associés aux Emblèmes (noter aussi ceux qui figuraient en fin du dernier tome de Poiret, ici séparé du quatrième tome en un tome à part augmenté d’autres Emblèmes aux textes moins intéressants : Poiret semble avoir meilleur goût que Dutoit qui dépend d’un affaiblissement du goût de disciples tardifs. Et de même pour les figures : gravures plus claires et fines dans Poiret — j’ai la chance de disposer de cette rare édition…
Les poèmes de Mme Guyon, le plus souvent des cantiques, représentent le huitième de son œuvre écrite, soit cinq volumes. S’ajoutent quelques manuscrits rédigés en prison. Il ne s’agit pas de la partie la plus remarquable de l’œuvre et nous n’en donnerons donc ici qu’un très bref aperçu. Mais au cas où le goût littéraire changeant se rapprocherait quelque jour de ce qui fut fort goûté au XVIIIe siècle, indépendamment de la bibliographie donnée en fin de volume, en voici les sources :
[1717] L’âme amante de son Dieu, représentée dans les emblèmes de Hermanus Hugo sur ses « Pieux désirs », et dans ceux d’Othon Vaenius sur l’amour divin, avec des figures nouvelles accompagnées de vers qui en font l’application aux dispositions les plus essentielles de la Vie intérieure, à Cologne [Amsterdam], J. de la Pierre, 1717. XXVIII-188p. et pl. gravées. — Réédition « par Madame J.M.B de la Mothe-Guyon, nouvelle édition considérablement augmentée », 1790.
[1722] Poésies et Cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme, par Madame J.M.B. de la Mothe-Guyon, divisés en quatre volumes, à Cologne [Amsterdam], Chez Jean de la Pierre, 1722 — Réédition, 1790.
Quelques poésies figurent en annexe à la Vie par elle-même (p. 1036-1042, éd. Paris, Champion, 2001) ainsi que dans la correspondance échangée avec Fénelon (p. 565-585, éd. 2003 ; les poèmes seraient d’elle ?).
Des traductions-adaptations existent, dont celle écrite par le poète anglais William Cowper (1731-1800). Plus récemment un choix notable a été proposé par M.-L. Gondal : Le Moyen court et autres récits, une simplicité subversive, « III. Le Chant de l’âme », Grenoble, Millon, 1995.
Enfin des sources manuscrites demeurent inexploitées aux Archives Saint-Sulpice : il s’agit des folios 77 à 83 et 89 du ms. 2176, « Livre des lettres du marquis de Fénelon », ainsi que de cinq sections du ms. 2057, « Divers écrits de Madame Guyon ».
La poésie de Mme Guyon ne cherchait aucunement un achèvement littéraire. Mais elle illustre de manière concentrée et directe l’intensité et la profondeur de l’expérience vécue. Rappelons brièvement les circonstances de leur composition : Mme Guyon fut enfermée en prison pendant plus de sept ans5, dont près de cinq années d’isolement dans l’un des quatre étages de l’une des huit tours de la Bastille6. C’est dans ce sombre lieu que furent composées des poésies dont subsistent deux manuscrits, des petits cahiers d’une écriture microscopique, dont l’un est autographe7. Elle partageait très probablement ses poèmes, d’inspiration psalmique, avec ses « filles » de compagnie qui restèrent fidèles, d’où une grande simplicité et répétitivité dans les formes. Dans les dossiers La Reynie conservés à la B.N.F., on a conservé des traces matérielles de cette période : les cheveux qui servirent à une crèche faite à la Bastille. Ces traces traduisent une dévotion où le thème de l’Enfance de Jésus tient une large place, qui apparaît bien dans ses compositions rythmées.
On la questionna aussi au sujet de ses écrits en vers, lors du neuvième interrogatoire qui eut lieu au donjon de Vincennes le 4 avril 1696 :
[…] Si elle n’a pas écrit et composé en vers.
À dit qu’oui, et qu’elle aime extrêmement la poésie, qu’elle a composé un petit livre d’emblèmes qui est manuscrit, où il y a des images à chaque feuille, et qu’elle a aussi composé l’opéra dont elle vient de parler, et quelques autres pièces.
Si elle a appris les règles qu’il faut savoir pour composer et pour écrire en vers français.
Et dit que non, et que c’est par cette raison qu’elle y fait beaucoup de fautes, mais qu’elle écrit avec autant de facilité en vers qu’en prose et qu’elle faisait quarante et quarante-cinq de ces emblèmes en une seule matinée. […]
Un niveau du donjon avait été aménagé par ordre royal pour ces interrogatoires dont on espérait beaucoup. Elle fut enfermée ensuite dans un « couvent » à Vaugirard, spécialement constitué pour cet effet. Car l’affaire quiétiste fut l’objet des soins du puissant Roi, signataire des lettres de cachet, et surtout de son épouse, Mme de Maintenon, qui manipulait les évêques. Les interrogatoires se déroulèrent en deux temps : aux neuf interrogatoires par La Reynie, homme sévère, mais juste, dont nous venons de donner un extrait, succéderont vingt interrogatoires par son terrible successeur d’Argenson8. Les écrits de prison sont souvent des cantiques : quand on est réduit à n’utiliser que quelques rares feuilles de papier avec des moyens de fortune, que peut-on fixer, sinon des formes brèves ? Elle écrira par ailleurs deux lettres avec une encre de fortune puis avec son sang9 !
Voici la liste des pièces retenues (souvent partiellement reproduites) :
Tome I : choix de 37 Cantiques : sur 196 : numéros 8 9 10 23 25 31 32 35 37 45 46 48 50 58 60 66 75 80 108 110 113 117 118 121 122 123 127 142 145 150 155 156 164 170 171 181 182
Tome II : choix de 27 Cantiques sur 243 : n° 4 9 14 54 58 61 70 73 74 80 129-130 132 154 170 171 180 188 195 196 197 202 218 235 242
Tome III : choix de 24 Cantiques sur 209 : n° 33 40 54 68 71 117 159 161 164 169 174 175 180 182 186 187 191 193
Madame Gondal, Le Moyen Court et autres récits, Millon 1995, présente « le chant de l’âme » en 33 poèmes.
Tome I : n° 6 9 16 50 62 71 72 138 150 169 173 174 185 190
Tome II 26 127 137 188 221 223
Tome III 46 57 157 164
Tome IV 4 44 61 IV 15 26 39 66 80 81 —
Grande diversité des choix ! sur les tomes I, II, III, seulement quatre pièces en communs : I : 9 50 - II : 188 - III : 164).
Ces cantiques10 traduisent une alternance entre paix et oppression. Les deux premiers extraits traduisent la félicité qu’elle arrive encore à trouver au début de son emprisonnement parce qu’elle peut trouver refuge en Dieu :
Cantique V 11 :
[…] Je n’ai nulle espérance en moi, mais Vous êtes mon salut
Je suis calomniée, Vous êtes mon défenseur
Je suis dans l’opprobre et Vous êtes ma gloire,
(237 v°) Je suis dans les ténèbres, Vous êtes ma lumière […]
Cantique VI 12
Que mon cœur est content auprès de ce que j’aime !
Et que je suis heureux dans mon malheur extrême !
Puisque tous mes travaux me donnent plus de lieu
De m’unir et jouir en secret de mon Dieu.
Je Le possède seul dans un profond silence
Je me nourris de foi, d’amour et d’espérance […]
Mais de nombreux poèmes suivront qui montrent moins de certitude lorsque l’épreuve devient très lourde. Ils laissent transparaître l’angoisse de la prisonnière qui se sent abandonnée. Isolée dans la Bastille, ses amis la croiront morte en 1700. On rejoint l’atmosphère oppressante rendue par l’extraordinaire « récit des prisons ». Le premier extrait qui suit est raisonnablement confiant, et fut donc imprimé. Les suivants, se prêtant moins à une attente forcément hagiographique de disciples, ne semblent pas l’avoir été :
[f° 300v°] 13
Pour labourer un champ on fait beaucoup d’effort :
Il faut avec le fer ouvrir, tourner la terre.
Plus le fer passe, plus on attend son rapport.
On y jette le blé et puis on le resserre :
C’est ainsi que l’Amour agit sur notre cœur.
La croix et la douleur Lui sert de labourage. 14 […]
On voit que l’expression est moins mièvre que dans les précédents poèmes, car elle perd toute espérance humaine. Mais jamais elle ne tombe dans l’absence d’espérance, car elle garde toujours à l’esprit que cette épreuve a un sens spirituel profond :
[f° 299]
L’espérance me nourrissait
Dedans ma plus tendre jeunesse
Et l’Amour qui me conduisait
Était plein de délicatesse.
Mais sitôt que la foi brillant dans mon esprit
Me fit apercevoir mille traits de l’enfance15,
Je voulus quitter l’espérance
Et suivre l’Amour pur dans une sombre nuit.
L’espérance sera ta fidèle compagne,
Dit l’Amour : quitte du lait la douceur
Et viens avec moi parcourir la campagne.
Il faut, il faut changer ton cœur :
Je te ferai courir à bord des précipices
[…]
[f° 297]
Je vois de tous côtés grand nombre d’ennemis :
Chacun me presse et m’environne,
Ils croient me rendre soumis,
La mort et l’enfer me talonne [nt].
Malgré tant de dangers je n’appréhende rien :
Qu’on me frappe, qu’on m’environne,
Ce qu’on fait contre moi me paraîtrait un bien
Si ce divin Amour me servait de soutien.
[…]
Parfois pourtant la lassitude la prend et elle soupire après la mort :
[f° 288v°]
Que mon exil est long, ô mon divin Époux,
J’attends la fin de ma carrière
Et Votre divine lumière
Devant de désirer un bien si doux.
Je suis pèlerine sur terre
Dedans une terre étrangère
Dont j’abhorre les habitants,
car on ne Vous y connaît guère […]
Mais elle n’ose désirer la mort :
[f° 281v°]
Je vois de loin la mort qui semble m’approcher.
Je n’ose en témoigner de joie :
J’appréhende de Vous fâcher.
Hélas ! faites que je Vous voie !
[…]
Elle ne sortit de sa prison qu’en 1703, très faible, en litière. On se méfiait encore d’elle et elle fut assignée à résidence chez son fils près de Blois. Heureusement, vers 1705, elle put s’établir discrètement dans une maison acquise près du château de Blois où des disciples français (les « cis ») et étrangers (les « trans ») lui rendaient visite : le jeune marquis de Fénelon (qui deviendra un temps ambassadeur en Hollande avant de mourir au combat au milieu du siècle), des Écossais comme le « chevalier » Ramsay, lord Deskford, des membres de la famille des Forbes… Elle entretenait une abondante correspondance européenne.
L’atmosphère de ce cercle spirituel de Blois était très informelle et on s’y distrayait innocemment. C’est pendant cette seconde époque, beaucoup plus paisible, que madame Guyon composa des cantilènes que l’on chantait sur des airs profanes connus : ce « détournement » devait beaucoup amuser tous ces amis et prouve l’humour qui régnait parmi eux ; on est très loin d’une atmosphère compassée ou d’une retraite dans un couvent ! Ces chansons, à la forme plus ou moins achevée, devaient être bienvenues lors des longues veillées d’hiver bien rudes : celui de 1709, célèbre, vit la Loire gelée et le pont emporté par les glaces… La préface de l’éditeur des quatre volumes de Poésies et Cantiques nous décrit la façon dont furent créés ces chansons spirituelles :
… dans des moments d’un recueillement plus marqué, elle prenait le premier papier qui se trouvait sous sa main, et y écrivait ces Cantiques sur toutes sortes d’airs qui lui venaient en pensée, ou qui lui étaient suggérés par ses Amis, aussi aisément qu’elle écrivait ou dictait des lettres ; et la cadence et les rimes s’y trouvaient […] et souvent ils y découvraient les dispositions de leurs âmes, chacun selon son état et degré [Vol. 1, Préface, V]
Le même éditeur ajoute :
On verra à la fin du quatrième volume une Table alphabétique de tous ces poèmes : à quoi l’on a ajouté en faveur de ceux qui aiment le chant, une autre Table des airs… avec la désignation de ceux auxquels chaque air se rapporte… [Vol. 1, Préface, XI]
En effet à chaque poème est attribué un air profane connu de tous et que signalent les pièces manuscrites. Ceci nous a permis de retrouver certains poèmes imprimés, pour constater que l’ordre des strophes est modifié, et parfois des strophes ajoutées : l’éditeur a eu visiblement à mettre en ordre des sources de fortune (« elle prenait le premier papier… ») et a cru bon d’arranger légèrement le style… Cela autoriserait l’édition éventuelle de quatrains choisis pour leur force d’expression, sans se soucier d’en faire une édition complète qui serait fort ennuyeuse. On s’aperçoit en particulier que les débuts sont fréquemment meilleurs que les suites : ces dernières ne sont pas exemptes de répétitions, prix payé pour assurer une longueur propice, comme c’est le cas pour certains hymnes de louange du missel.
Le but de Mme Guyon était, dans la première période sombre de composition, de maintenir un certain courage très nécessaire pour elle-même et ses compagnes dans les prisons. À Blois, ces chansons lui permettaient de ramener ses disciples à une certaine ferveur, sans tension ni sévérité, dans la détente et la simplicité, en évitant monotonie et ennui : s’exprimant en pleine spontanéité, elle décrivait en formules heureuses la joie et la liberté d’une âme parvenue au sommet d’une vie mystique qu’elle désirait faire partager à ses amis.
La familiarité tenait une grande place dans les rapports entre la « dame directrice » et ses « disciples » : ils se désignaient entre eux comme les enfants de « notre mère » (comme aussi de « notre père » : Fénelon). On voit Mme Guyon inviter sans formalité « le boiteux », neveu de l’archevêque :
… Et vous serez dans la maison du petit Maître tant que vous le voudrez et pourrez. Si les bons Écossais viennent, vous pourrez découcher et descendre dans le bas, car je fais de vous comme des choux de mon jardin. À Dieu sans amen, mon enfant le boiteux16.
Les « enfants » se livraient à des « jeux » pendant que « leur mère » restait en oraison. Les cantiques ou chansons poursuivaient donc deux buts : fournir des thèmes qui inclinent vers l’oraison, exprimer ce qui est vécu dans l’oraison. L’intérêt des poèmes réside dans leur contenu qui reflète sa longue expérience, beaucoup plus que dans la forme peu achevée, puisqu’il faut inventer chaque jour autour de thèmes récurrents : un lecteur sévère dirait qu’il s’agit plutôt de prose rimée. Mais Mme Guyon arrive en général à maintenir un rythme : nous entendons beaucoup de décasyllabes, parfois des rythmes impairs à cinq ou sept pieds, parfois des alexandrins. Mais l’intérêt évident de ces vers est leur profondeur mystique.
§
Des thèmes essentiels se dégagent : Dieu seul donne et demande un amour pur qui assure la paix et la liberté, quelles que soient les contraintes extérieures.
Dieu seul est le point de départ ou source commune à tous les mystiques, qu’ils soient quiétistes ou non. L’amour pur en est immédiatement la conséquence puisque tout retour sur nous-mêmes revient à détourner notre regard de la vision vers Dieu. Mme Guyon compare souvent l’être humain à un miroir ou à un héliotrope qui se tourne toujours vers le soleil de Dieu. Elle utilisait d’ailleurs souvent un cachet portant cette image qui, par son dynamisme (la rotation de la plante), rappelle très bien notre nature de vivant.
O bien réel ! tu fais toute ma joie :
Je te trouve en mon Dieu, non pas en moi ;
Ce qu’Il donne, aussitôt je Lui renvoie :
Un cœur loyal ne retient rien pour soi.
[…]
… Dieu seul se possédant Soi-même,
Infiniment tranquille et bienheureux,
Doit faire le bonheur du cœur qui L’aime.
Ou bien il est lâche, et non amoureux !17
[…]
Nous arrêtons les dons de Dieu
Quand nous les voulons pour nous-mêmes.
Ils ne sont bien que dans leur lieu :
Leur lieu, c’est l’Essence suprême.
Tout en sort, tout doit aboutir
En Lui, comme il en doit sortir.18
[…]
Nous voulons conserver mille choses pour Dieu,
Lorsque Il en veut le sacrifice :
C’est la matière d’un grand feu ;
Et ce feu vient de Sa Justice.
[…]
Ah ! Ne nous flattons point : c’est vouloir posséder
Que de se posséder soi-même ;
C’est un prétexte pour tromper,
Dire que c’est pour Dieu qu’on s’aime.19
Dieu est la seule réalité, et nous-mêmes, à vrai dire, ne sommes rien devant Lui. Ce vertige de la mystique est heureusement contredit par l’expérience d’être aimé.
[…]
Voulez-vous savoir qui je suis ?
Rien. Et Dieu toute chose.
Je ne veux, ne fais ni ne puis.
Dieu, mon unique Cause,
Demeure en Soi, moi dans le rien.
Dieu vit, Dieu seul opère.
Dieu saint est le souverain bien ;
Moi, la même misère. 20
Tout panthéisme est évité par la reconnaissance d’une circulation dynamique qui ramène à sa Cause : on est loin d’une vision statique. Mme Guyon est marquée par l’influence de Denys, qui reprend un schéma d’émanation où le rôle premier est celui de la grâce divine qui nous in-forme :
Je m’imagine voir l’immense tourbillon
Entraînant ce qui se dissipe,
Comme par circulation
Le ramenant à son Principe.
Laissons-nous entraîner à sa rapidité ;
Nous n’appréhenderont plus l’orage :
Il nous conduit dans l’immensité ;
Rien ne s’oppose à son passage.21
L’amour pur est le thème central, parallèle à la nudité puisqu’il faut se donner totalement à Dieu :
Ah, qu’heureuse est la destinée
De celui qui n’a plus de moi !
Et que l’âme est infortunée,
Lorsqu’elle habite encore en soi ! 22
[…]
Divine Vérité qui faites mon bonheur,
Que vous causez au cœur de paix et de largeur !
On ne vous goûte bien que dans la solitude :
C’est là qu’on apprend tout sans secours de l’étude.
[…][162]
On se donne cent fois, on se reprend de même,
On ne se laisse point mouvoir au Dieu Suprême :
S’Il vient pour nous conduire, on veut voir Son chemin ;
On cherche à s’assurer s’Il nous tient par la main. 23
Le mystique n’a plus de volonté propre, il est mû totalement par la grâce. Apparaît un thème qu’elle a vécu très profondément, celui de l’enfant dans les bras de Dieu, et parallèlement à celui, peu usité chez elle, du « fou » de Dieu :
L’âme ainsi qu’un fleuve s’écoule
Par la volonté dans l’Amour :
Dieu la meut ainsi qu’une boule ;
Elle obéit sans nul détour. 24
[…]
Je ne possède plus de moi,
Toujours étrangère à moi-même :
Je vis sans connaître de loi,
Suivant toujours la loi suprême ;
Tout ainsi qu’un petit enfant
Remué par un bras puissant.
[…]
Principe de mon mouvement,
Souverain Auteur de mon être,
Tu me conduis rapidement,
Après T’être rendu le maître :
Je Te suis comme un pauvre fou,
Le plus souvent sans savoir où. 25
[…]
Je ne puis rien prévoir
Je ne sais Qui me mène ;
Je n’ai plus aucun pouvoir,
Et je n’en ai point de peine :
Ma route est incertaine ;
Je ne puis rien vouloir. 26
Elle appelle ses disciples à une vie mystique très épurée et très sobre : il n’y a plus d’états, plus de manifestation extraordinaire, car l’union à Dieu est totale :
D’abord, Il attire, unit et concentre
Les puissances rejointes en un point.
Quand Dieu possède entièrement le centre,
Les sens reçoivent, ne dissipent point.
Amour en soi peu à peu nous transforme.
Les puissances trouvent la vérité.
Même les sens changent aussi de forme,
Et tout se retrouve dans l’unité. 27
L’étincelle de l’âme est engloutie dans le feu divin :
Plus notre amour est pur et se concentre,
Moins il parait d’étincelle au-dehors :
Quand la charité devient notre centre,
On ne remarque plus aucuns transports.
L’obstacle au feu cause les étincelles :
Sans quoi, il brûlerait tranquillement :
Quand les âmes sont souples et fidèles,
On ne voit à leur feu nul mouvement.
Le pur amour est une flamme droite,
Qui sans se recourber tend à son Dieu.28
[…]
J’aime mon Dieu cent fois plus que moi-même ;
Et cependant je ne sens point d’amour !
L’homme perdu dans l’Essence Suprême
Ne connaît plus ni ténèbres ni jour. 29
Là, l’être humain est comblé et madame Guyon choisit l’amplitude de l’alexandrin pour l’exprimer :
Dedans l’obscurité j’ai trouvé la lumière ;
Mon néant est comblé de la Source première.
Je ne manque de rien, et sans rien posséder,
J’ai cent fois plus de bien ; car sans rien demander,
Il prévient mes besoins ; à Lui je m’abandonne.
Ce qui me vient de Lui, sans cesse je Lui donne ;
Et dégagé par là de tous soins superflus,
Je Le contemple seul, et je ne me vois plus. 30
Une fois la perte du moi accomplie, elle chante son bonheur :
On trouve en se perdant, ce Dieu puissant, immense,
Qui fait participer à Son immensité
Le cœur trouve une libre aisance,
Qui vient de sa simplicité.31
[…]
Dans cette étrange obscurité
Que mon âme est contente!
J'y pénètre la vérité
Par delà mon attente.
La vérité c'est mon néant,
Et que Dieu seul est juste et grand 32
Le rythme devient celui d’une chanson remplie de paix et de liberté au terme de cette longue vie si remplie d’épreuves et d’amour de Dieu :
Que je suis contente,
N'étant bonne à rien!
Je vis sans attente
En moi de nul bien,
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon bonheur.
[…]
Que je suis bien
Quand je suis dans le rien !
[…]
Dieu Se voit sans cesse
Dans cet heureux rien :
Là, de ses richesses,
On n'usurpe rien.
Tout est pour Lui :
Sagesse, force, appui.
L'esprit se promène
Dans Son vaste sein,
Sa grâce l'entraîne
Selon Son dessein :
Car pour le rien,
Il n'est ni mal ni bien. 33
Et enfin elle affirme :
La perte la plus extrême
N'est pas trop grande à mon gré.
Je suis défait de moi-même
Et je vis en liberté.
Enfin j'ai tout ce que j'aime,
Et j'aime tout ce que j'ai. 34.
[…]
Elle composait ces Poèmes avec une faci [V] lité admirable sans aucune réflexion. Ceux qui ont eu l’honneur de la connaître et de la voir fort particulièrement, entre autres des Seigneurs d’outre-mer et plusieurs personnes de distinction et de haute naissance, ont déclaré avoir vu et admiré la manière surprenante avec laquelle elle les écrivait. Toute sa méthode était, surtout depuis le thème (a) qu’elle était plus accoutumée à l’opération de Dieu, qui lui a tant fait écrire, que dans des moments d’un recueillement plus marqué, elle prenait le premier papier qui se trouvait sous sa main, et y écrivait ces Cantiques sur toutes sortes d’airs qui lui venaient en pensée, ou qui lui étaient sugérés par ses Amis, aussi aisément qu’elle écrivait ou dictait des lettres ; et la cadence et les rimes s’y trouvaient.
Elle écrivait même quelquefois sur son lit malade cinq ou six Cantiques par jour sur des airs différons, qu’elle distribuait dans le moment aux Amis qui la venaient voir, et qu’elle engageait à chanter avec elle : et souvent ils y découvraient les dispositions de leurs âmes, chacun selon son état et degré. Ce qu’on admirait davantage, c’est qu’elle les écrivait [VI]
(a) Voyez la Vie de l’Auteur Part. II. Chap. 21.
avec la même facilité dans ces thèmes de ses maladies, qui étaient fréquentes et violentes, et au milieu des souffrances, des désolations et des peines intérieures et extérieures, qui devaient naturellement assoiblir la force de l’imagination, et faire languir toutes les puissances de l’esprit humain. Ce lui était une gêne insupportable de faire la moindre réflexion, soit en écrivant ou dictant en prose, soit en composant ses ouvrages de poésie.
[…]
AIR : Ami, ne passons pas Créteil ; ou, Je ne me soucie plus de rien.
PLus notre centre est éminent,
Et plus on a d’empressement ;
On désire l’atteindre :
Et c’est un horrible tourment
De ne le pouvoir joindre.
Notre cœur n’a point de repos
S’il ne se perd dans le Très-haut :
C’est son centre et sa vie :
Ailleurs il éprouve un cahos,
Qui tient l’âme asservie.
Dieu, comme le centre infini,
Sitôt que le cœur est uni,
Rend la course paisible ;
En nous séparant du fini,
Nous perd dans l’impassible.
La course augmente chaque jour,
On se repose en son amour :
Plus la course est rapide,
Et moins a-t-elle de détour ;
Plus on trouve le vide.
Et c’est dans cette vastité,
Et cette pure immensité,
Que l’on tombe sans cette,
Sans troubler la tranquillité :
Jamais on ne s’empresse.
Si le cœur a du mouvement
Pour arriver plus promptement
10
Jusqu’à son divin centre,
Il court bien plus rapidement
Aussitôt qu’il y rentre.
Sa course est sans émotion ;
Elle est sans agitation,
Tranquille et reposée :
On ne trouve plus d’action ;
L’âme est en Dieu passée.
C’est la rapidité du Tout
Qui nous entraîne jusqu’au bout ;
Et sa course est immense :
Pour en venir bientôt à bout
Cessons la résistance.
12
AIR : Léandre ; ou, Dirai-je mon Confiteor.
[…]
Ne fixons point du Tout-puissant
Par notre amour propre la grâce ;
Renvoyons dans le même instant
Ce qu’il donne ; quoiqu’il en fasse,
14
Soyons contents de notre sort,
Soit pour la vie ou pour la mort.
AIR : L’éclat de vos vertus et celui de vos grâces.
[…]
Votre parler en un doux calme
Sans discours même sans saveur.
[…]
Cette muette voix veut une âme muette ;
Que tout se taise en nous pour la laisser agir :
C’est là l’âme que Dieu souhaite
Pour s’y tracer avec plaisir.
Mais notre activité s’opposant à ce calme,
Arrête en même thème l’action de mon Dieu :
C’est la passiveté de l’âme,
Et la paix qui lui donne lieu.
Mais notre esprit déçu d’une fausse apparence,
Veut toujours se mouvoir pour l’attirer à soi :
Il perd par sa vaine prudence
Ce qu’il eût acquis par la foi.
15
Sitôt qu’il ne sent pas l’opérer de la grâce,
Persuadé qu’il est qu’il faut toujours sentir,
Remuant cette belle glace,
Il ne fait rien que la ternir.
L’âme tranquille, ainsi qu’une glace très-pure,
Reçois facilement l’image du Seigneur :
L’empressement de la nature
L’empêche de se peindre au cœur.
On cherche incessamment, on veut de l’assurance ;
Et l’on détruit par là le parfait abandon :
Au lieu que par la patience
On a le Donneur et le don.
[…]
AIR : La jeune Iris. ou, Les folies d’Espagne.
[…]
16
En servant Dieu l’amour pur se contente ;
Il est au centre de tous les plaisirs :
L’âme n’a plus la tristesse inconstante ;
Le pur amour enlève les désirs.
Dieu, dont la bonté surpasse l’idée
Que notre esprit oserait s’en former,
Veut la paix ; il nous l’a recommandée ;
Pourquoi tant craindre, et tant nous alarmer ?
Pourquoi veut-il que le cœur soit au large ?
Il est immense et le cœur si petit.
Il nous a tous tirés de l’esclavage,
Pour nous rendre libres par Jésus-Christ.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
ON parle bien souvent d’être pauvre d’esprit ;
Et c’est ce qu’on ne connaît guère :
Lorsque Jésus nous en instruit,
Il montre son vrai caractère.
L’obscur soi produit le parfait dénuement ;
Elle dérobe nos pensées,
Ne nous laissant pas seulement
La possession de nos idées.
Le vrai pauvre d’esprit n’admet nulle raison,
Toujours s’éloignant de soi-même ;
Il devient pauvre tout de bon,
Puisqu’il se perd jusqu’à l’extrême.
En se perdant de goût, de vue, et sentiment,
Sa pauvreté devient entière :
Ce n’est plus qu’un vil excrément,
Qu’on bannit de dessus la terre.
Qui ne possède rien, et se veut posséder,
Quand il se dit pauvre est très-riche :
Mais qui de soi se peut vider
Rend à la pauvreté justice.
Je dis que c’est trop peu, que de ne rien avoir :
La pauvreté spirituelle
Exclut jusqu’au moindre vouloir ;
Et c’est la pauvreté réelle.
Nous voulons conserver mille choses pour Dieu
Lorsqu’il en veut le sacrifice :
C’est la matière d’un grand feu ;
Et ce feu vient de sa Justice.
Saül voulut garder l’élite des troupeaux ;
C’est pour Dieu que je les destine,
Dit-il au Prêtre du Très-haut :
Ainsi l’amour propre raffine.
Savoir bien obéir, c’est savoir bien donner :
A-t-il besoin de quelque cl ; ose.
Ce Dieu qui doit tout dominer,
Et qui de tous biens est la cause ?
Ah ! ne nous flattons point ; c’est vouloir posséder
Que de se posséder soi-même ;
C’est un prétexte pour tromper,
Dire que c’est pour Dieu qu’on s’aime.
Se quitter, se haïr ; c’est obéir à Dieu ;
C’est l’agréable sacrifice
Qu’il exige de notre feu ;
C’est à lui qu’il se rend propice.
La pauvreté d’esprit consiste assurément
À ne faire aucune réserve,
Se délaisser sincèrement,
Ne faire au moi jamais de trêve.
Ni volonté, ni choix, ni goût, ni sentiment,
Ni nul bien que l’on puisse dire,
C’est où gît le vrai dénuement ;
Et c’est plus que je n’ose écrire.
AIR : Ami ne passons pas Créteil ; ou, Le Berger Tirsis est rêveur.
Vous m’avez demandé longtemps
Le portrait d’un petit Enfant ;
Je m’en vais vous le faire :
Il est simple, il est dépendant,
Pauvre et dans la misère.
Son âme ne lui paraît rien ;
Il est dans le Souverain Bien,
Dans une mer profonde ;
Dieu lui sert d’appui, de soutien
Sa Majesté l’inonde.
Il est transporté loin de soi,
Ne connais le mien ni le moi ;
Une docte ignorance
Le conduit, sans savoir pourquoi,
À la petite Enfance.
Il est dedans l’immensité ;
Il subsiste dans l’unité
Dans une paix profonde ;
ll est mis dans la vérité
Comme étant seul au monde.
Il ne pénètre point le mal ;
Il vit dans un esprit égal,
Sans, penser à lui-même ;
Rien n’est pour lui doux ni fatal ;
Il ne sait pas s’il aime.
AIR : On ne vit plus en nos forêts ; ou, Dirai-je mon Confiteor.
OU trouver ce vide parfait
Qui ne peut être en la Nature ?
Celui qui le remplit, le fait,
Lorsqu’il s’unit une âme pure :
Sans ce vide il n’est point de lieu
Chez nous pour loger notre Dieu.
C’est peu de se vider de tout,
Si l’on n’est vide de soi-même :
Le pur amour en vient à bout
Par le néant le plus extrême :
Plus notre néant est profond,
Plus Dieu possède notre fond.
Mais, hélas ! on veut tout avoir :
Et si nous perdons quelque chose,
On croit qu’il est de son devoir
D’en chercher promptement la cause ;
Loin de demeurer dans le rien,
On veut posséder quelque bien.
Cependant pour posséder Dieu
Il faut un vide presque immense,
Pour proportionner le lieu
Où le TOUT fait sa résidence
Notre cœur déjà si petit,
Loin de le vider, on l’emplit.
AIR : Songes agréables.
QUE je suis contente,
N’étant bonne à rien !
Je vis sans attente
En moi de nul bien :
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon bonheur.
Plus je suis petite,
Plus mon cœur est grand ;
Suivant la conduite
D’un Dieu fait enfant :
Que je suis bien,
Quand je suis dans le rien !
Le rien est immense,
Ainsi que le Tout ; .
Mais sans évidence ;
Il n’a point de bout :
De ce néant
Dieu fait son instrument.
Nulle résistance
Au vouloir divin ;
N’ayant de puissance
Que dedans sa main :
Heureux néant !
Dieu te rend agissant.
Tu peux toujours faire
Tout ce qui lui plaît :
Mais pour lui déplaire,
Tu ne peux jamais
Car sans vouloir
Il n’est point de pouvoir.
Dieu se voit sans cesse
Dans cet heureux rien :
Là de ses richesses
On n’usurpe rien :
Tout est pour lui,
Sagesse, force, appui.
L’esprit se promette
Dans son vaste sein ;
Sa grâce l’entraîne
Selon son dessein :
Car pour le rien,
Il n’est ni mal ni bien.
Dieu seul en lui-même
Y prend son plaisir ;
Le vouloir suprême
Devient son désir :
Ah ! Qui n’est rien
Ne peut ni mal ni bien.
AIR : Ah, mon mal ne vient que d’aimer ; ou, On dit qu’amour est si charmant.
IL n’est que Dieu seul qui soit grand,
Qu’il me fait aimer mon néant !
Mon cœur à rien plus ne prétend ;
À Dieu je m’abandonne.
Qu’il me fait aimer mon néant !
Il ne trompe personne.
Sitôt que je suis dans mon rien,
Ah Dieu ! que je m’y trouve bien !
C’est là qu’il brise mon lien,
M’affranchit, me console.
Ah Dieu ! que je m’y trouve bien !
Le rien est mon école.
J’apprends ce que je dois à Dieu :
Ah ! que je suis bien en ce lieu !
Je me rafraîchis dans le feu,
Comme la Salamandre.
Ah ! que je suis bien en ce lieu
J’habite dans ma cendre.
Lorsque je ne veux rien pour moi,
Ah ! je n’ôte rien à mon Roi :
Il voit mon amour et ma foi
Dans ce lieu de bassesse.
Ah ! je n’ôte rien à mon Roi ;
Pour lui je m’intéresse.
Évitons ce qui paraît grand :
Ah ! Dieu se plaît en mon néant :
J’y resterai donc constamment ;
Il aime ma bassesse.
Ah ! Dieu se plaît en mon néant,
Et dans ma petitesse.
AIR : Léandre, ou Dirai-je mon Confiteor
Les hommes savent à présent
Que tout circule en la Nature.
La sève de son tronc montant,
Revêt les arbres de verdure ;
Pendant l’hiver elle revient
Au même tronc qui la retient.
Un fleuve sortant de la mer
Retourne à la mer tout de même.
L’air retourne et rentre dans l’air.
Le feu d’une vitesse extrême
Tâche à rejoindre l’élément
Qui cause son empressement.
Le Soleil pour suivre son cours
Semble s’éloigner de son centre ;
Et cependant les mêmes jours
Par une autre route il y rentre,
faisant sa course tous les ans
D’un printemps à l’autre printemps.
L’homme sortant des mains de Dieu
Fut composé d’un peu de boue ;
Il doit retourner en son lieu,
Son thème suit le tour d’une roue,
De l’enfance montant toujours
Descend, vieillit, finit son cours.
S’il naît un enfant aujourd’hui,
On y voit mourir bien des hommes.
L’un mort, un autre au lieu de lui
Renaît et revient où nous sommes :
Ce n’est qu’un circuit de souffrir
De voir naître et de voir mourir.
Circulons-donc mon cher enfant,
Ne retenons rien en nous-mêmes :
Les thèmes passés, le thème présent
Nous apprennent les lois suprêmes :
Nous sommes sortis de l’Amour,
Rentrons-y sans aucun détour.
[…]
AIR : Ami, ne passons pas Créteil ; ou, Le berger Tirsis est rêveur.
SI nous suivions fidèlement
En tout thème le divin moment,
Notre cœur toujours libre
Serait sans nul empressement
Dans un doux équilibre.
C’est ce moment qui rend heureux,
Empêchant de tourner les yeux
Sur Celui qui doit suivre
On ne voit ni doux ni fâcheux ;
Ce moment nous fait vivre.
Rien n’assure pour l’avenir ;
Ce moment nous peut voir finir :
II faut en faire usage,
En tâchant à Dieu de s’unir :
On y trouve le large.
Ce qui ne dépend pas de moi,
Je n’en dois nul compte à mon Roi :
Mais ce qui se présente,
Si je sais le prendre avec soi,
Rends mon âme constante.
Qui ne s’attache qu’au moment,
Ne change pas incessamment :
Le passé l’on délaisse ;
faisant usage du présent,
On vit fort à son aise.
C’est ce moment qui donne Dieu,
Sans nous faire changer de lieu :
Occupé de lui-même,
On ne met point de bois au feu ;
Il brûle quand on aime.
[…]
AIR : Mon cher troupeau ; ou, Réveillez-vous.
[…]
Sa pauvreté fait sa richesse :
Ne possédant plus rien en soi,
Elle a la divine Sagesse,
Qui, prend la place de son moi.
La volonté qui se résigne,
À force de se résigner
Sent que par une grâce insigne
Elle n’en peut plus disposer.
Se trouvant lors toute interdite
De ne pouvoir plus rien vouloir,
Elle laisse à Dieu sa conduite,
Sans rien découvrir ni savoir.
La volonté n’a plus de forme ;
On ne trouve choix ni désir :
C’est alors qu’amour la transforme,
La gouvernant à son plaisir.
Une certaine indifférence
La tient toujours également,
Sans pouvoir pencher la balance,
Ni lui donner un mouvement.
Toujours un parfait équilibre
Lui donne cette égalité,
Qui la rend parfaitement libre
Dedans cette simple unité.
C’est la plus excellente extase
Que celle de la volonté :
On n’en discerne aucune trace ;
Dieu la consume en charité.
Cette extase est perpétuelle,
Et non pour de certains moments :
La volonté toujours fidèle
En Dieu reste éternellement.
C’est un écoulement intime,
Non un transport momentané,
Qu’ordinairement on estime ;
Cet état est faible et borné.
Il ne vient que de la faiblesse,
L’homme ne pouvant supporter
Cette pure délicatesse
De Dieu qui le veut absorber.
Mais la volonté toute pure,
Sans changement, sans nul essor
Laissant de bien loin la nature,
En Dieu trouve un très heureux port.
L’âme ainsi qu’un fleuve s’écoule
Par la volonté dans l’amour :
Dieu la meut ainsi qu’une boule ;
Elle obéit sans nul détour.
AIR : Mon cher troupeau.
POURcontempler l’essence nue,
Il faut la nue et pure soi :
Lorsqu’en Dieu l’âme est parvenue,
Il ne reste plus rien du moi.
Si je me faisais quelque forme,
Si je me figure un objet ;
Je rends mon Dieu semblable à l’homme
Et me trompe dans mon sujet.
Si c’est Jésus que je contemple
D’un œil simple autant qu’épuré,
Si je me forme à son exemple ;
Mon état est très assuré.
Sans me former aucune image,
Avec lui me perdant en Dieu,
Je le trouve sans nul partage,
Sans différence, thèmes, ni lieu.
[…]
AIR : Ah ! que l’amour paraît charmant !
LA lumière est sans nul brillant
Quand elle est sans empêchement ;
Elle est plus pure cependant,
Car rien ne la termine.
Quand elle est sans empêchement,
Rien ne nous illumine.
Il en est ainsi de la foi :
Ah ! sans l’éprouver qui le croit !
Plus elle est pure, moins on voit :
Alors rien n’illumine.
Ah ! sans l’éprouver qui te croit,
Ô science divine !
Plus ce sentier est ténébreux,
Ah ! plus il est avantageux.
S’il ne brille pas à nos yeux
Il fait naître le doute :
Ah ! plus y est avantageux,
Et plus on le redoute.
Tout ce qui fait réflexion,
Cause réverbération,
Et donne certaine action
À la pure lumière :
C’est pourquoi la réflexion
Est moins pure et plus claire.
Une lumière qui s’étend,
Nous paraît sans aucun brillant
[…]
AIR : Ces prés, ces bois ; ou, Les folies d’Espagne.
L’AMOUR, parfait veut une flamme pure
Qui ne se courbe ni retourne sur soi ;
Tous ces retours font voir que la nature
S’aime, et ne veut se livrer à son Roi.
[…]
Sitôt qu’Amour nous met à la coupelle
Ah ! que notre or parait de bas aloi !
Tendres pour nous, pour lui trop infidèles
Nous démentons nos discours, notre foi.
[…]
AIR : Celui qui m’a soumise : ou, Je ne veux de Tirsis.
Amour grand, juste et saint, pur, simple, indépendant,
Qui ne regarde que toi-même ;
Et qui te formant un amant,
Veux que ce soit pour toi qu’il t’aime.
Tu ne demandes point qu’on suive tant de lois ;
Tout se trouve dans l’amour même :
Il n’est pour nous ni bien ni choix,
Qu’en suivant le Vouloir Suprême.
Cet amour libre et pur n’enseigne qu’une loi,
Mais loi sans aucune contrainte ;
De marcher dans l’aveugle foi,
Et bannir pour jamais la crainte.
[…]
AIR : Celui qui m’a soumise.
JE ne puis exprimer la pureté d’amour
Que Dieu veut au cœur d’une amante
Un amour droit, et sans détour ;
Une charité patiente.
Sitôt qu’on pense à soi, l’on se sent rejeter
Avec une puissance extrême :
Dieu ne saurait se contenter,
Si l’âme ne sort d’elle-même.
Tout amour hors de soi devient digne de Dieu ;
Sa pureté devient extrême,
Quand demeurant fixe en son lieu
Il ne rentre plus en soi-même.
Cet amour souverain veut nous changer en soi :
Il faut donc que son feu sépare
Le pur esprit d’avec le moi ;
Et c’est l’ouvrage le plus rare.
Si notre esprit n’est pur, il ne peut approcher
De Dieu son unique principe :
Quelque tour qu’on puisse chercher,
Sans amour nul n’y participe.
[…]
AIR : L’éclat de vos vertus et celui de vos grâces.
Vous m’apprenez, Seigneur, cette auguste science,
Vous la faites goûter et voir en tout son jour ;
Que la parfaite Indifférence
Est l’effet du plus pur amour.
Quand notre volonté se trouve en Dieu perdue,
On n’a plus de désir, de choix, ni de penchant
Si ce n’est que Dieu la remue :
Tout le reste est indifférent.
Il meut comme il lui plaît ; il incline notre âme
Pour prier, pour aimer, et se charger d’autrui :
C’est l’effet d’une pure flamme,
Qui part et dérive de lui.
Cet amour est sans choix, il est sans complaisance ;
[…]
AIR : Les folies d’Espagne ; ou, La jeune Iris.
[…]
Qu’il ne reste de moi, aucune trace,
Et que je sois comme ce qui n’est plus :
Ce doit être l’œuvre de votre grâce ;
Mon travail pour le faire est superflu.
C’est en vos mains que je remets mon âme,
Faites-en selon votre volonté ;
Allumez en moi cette douce flamme,
Qui, ne se nourrit que de vérité.
La vérité doit me changer de forme,
Et me remettre en mon premier néant :
Elle doit détruire en moi le vieil-homme
Me rendant petite ainsi qu’un enfant.
[…]
AIR : Aimable jeunesse ; ou, Songes agréables.
Adorable Maître,
Mon souverain bien !
Tu changes mon être :
Je ne suis plus rien.
Ah ! mes amours
Possédez — moi toujours.
Que jamais mon âme
Ne sorte de toi ;
Que jamais ma flamme
Ne penche vers moi :
Ah ! tout mon bien
Consiste à n’être rien.
Mon unique cause,
Étre indépendant,
Qui veut quelque chose
N’est pas ton amant :
Ah ! tout le bien
Consiste à n’être rien.
Grand Dieu, je te donne
Mes petits enfants ;
Et je t’abandonne
Leur âme et leurs sens :
Ah ! mon Vainqueur
Garde toujours leur cœur.
Daigne les instruire
De tes volontés ;
Et qu’ils ne soupirent
Que pour tes beautés :
Ah mon Époux !
Qu’ils soient un avec nous.
Soutiens leur faiblesse,
Guéris leur langueur ;
Et que ta Sagesse
Gouverne leur cœur :
Ô mon Époux !
Qu’ils soient un avec nous.
Ah ! sais qu’ils t’adorent
Dans la vérité ;
Que ton seu dévore
Leur propriété :
Ah ! le seul bien
Est, de n’être plus rien.
Daigne leur apprendre,
Que le pur amour
Ne se peut comprendre
Dans ce bas séjour, ,
Que par le rien,
Qui nous donne ce bien.
Grand Dieu, que je t’aime,
Mon unique espoir :
Le bonheur suprême
Est, en ton vouloir.
Ô pur amour !
Tu m’apprends mon devoir.
Tu m’instruis sans celte ;
Et je connais bien,
Que notre sagesse
Gît à n’être rien :
Ah mon Vainqueur !
Tu t’exprimes au cœur.
Science secrète,
Amour souverain,
Parole muette,
Tu t’exprimes bien :
Ah ! tu dis tout
En ne nous disant rien.
Quoique sans parole,
L’amour est disert :
L’excellente école,
Aimable désert !
O mon — Amour !
En ton sein je me perds.
Chacun m’inquiète,
Ne comprenant pas
Que l’amour parfaite
Est pleine d’appas :
Je veux aimer
Par delà le trépas.
O. mort savoureuse ,
Quand on aime bien !
Tu n’es plus affreuse
Pour qui ne veut rien.
Ah mon amour !
Viens briser mon lien.
Ton vouloir suprême
Vaut mieux cependant :
Cette mort que j’aime
Seroit mon tourment
Sans ton vouloir
Ô mon unique espoir.
Ma mort et ma vie
Sont dedans ta main :
Je n’ai plus d’envie :
Amour souverain,
Règle mon sort
Pour la vie ou la mort.
AIR : Profitons des plaisirs, Bergère.
JE disais dans mon abondance ;
Rien ne me saurait ébranler ;
Oui, mon Dieu, la souffrance,
Loin de me désoler,
Hausse mon espérance,
Et doit me consoler.
Mais j’ai bien changé de langage,
Sitôt que j’ai changé de sort :
Cachant votre visage,
Je reste dans la mort ;
Et n’ai pas le courage
De faire aucun effort.
On s’embarque pour un voyage :
Le vaisseau poussé par le vent,
Réjouit l’équipage
Par son avancement ;
Mais, hélas ! le naufrage
Le perd en un moment.
Quand le Saint Esprit nous anime,
Quel plaisir, quel contentement !
On se croit à la cime
Bien au-dessus du vent :
Un moment nous abîme
Au-dessous du néant.
On ne voit rien que sa faiblesse,
Notre cœur se trouve abattu ;
Ce n’est plus que tristesse.
Que devient la vertu ?
Car dans cette détresse
On croit être perdu.
Les flots, les vagues sur la tête,
Sans que nous puissions l’empêcher :
Au fort de la tempête
On cherche à s’attacher ;
On nage, ou l’on s’arrête ;
On-voudroit s’accrocher.
Hélas ! nous perdons l’espérance,
Perdant nos sorces, nos appuis :
Notre corps en balance,
Nos esprits interdits :
D’autres ont l’évidence
Que nous sommes péris.
Cependant ce même naufrage
Nous a ramenés sur le port :
On retrouve l’usage
Des sens ; et notre sort
Est un heureux partage,
On vit après la mort.
Sans la mort il n’est point de vie ;
Nous ne vivons que par la mort :
Et c’est une solie
De bénir notre sort
Quand l’âme est asservie : »
Le moi n’a point de port.
C’est le portrait de notre vie :
Battus de mille et mille flots
Dessous la tyrannie
De nos propres défauts,
Notre âme est affranchie
Par la main du Très-haut.
Qu’on a besoin de sa misère !
Sans elle notre aveuglement
Nous rendrait téméraires
Dieu dans son jugement
Réduiroit en poussiere
Cet indigne excrément.
Mon cher Maître prit de la boue
Pour éclairer l’aveugle-né :
C’est ainsi qu’il se joue
D’un orgueil obstiné :
Qui s’estime et se loue
Est déjà condamné.
Dieu créa l’homme de la terre ;
Il veut qu’il y penche toujours :
Par la-boue il l’éclaire :
À la fin de ses jours
Il rentre en la poussiere ;
Il y finit son cours.
AIR : Celui qui m’a sounise ; ou, Je ne veux de Tirsis
[…]
L’homme aime en tout tems l’éclatant et le beau ;
La foi lui paraît trop obscure :
Il veut le grand et le nouveau,
Pour faire vivre la nature.
S’il quitte les plaisirs, les honneurs et les biens,
Il veut des biens pour récompense ;
Et s’il n’avait les dons divins,
Dure serait sa pénitence.
Il tâche d’être saint, et se donner un nom
Au-dessus des grands de la terre ;
Et cette noble ambition
Ne lui paroit pas téméraire.
Mais pour nous, nous vivons cachés aux yeux de tous,
Et souvent cachés à nous-mêmes :
[…]
AIR : Je ne veux de Tirsis.
[…]
Aimons, aimons, aimons, laissons tout à la foi ;
Et nous vivrons comme les Anges :
L’amour est leur unique emploi ;
Il est leur bonheur, leurs louanges.
Contentons-nous d’aimer, sans plue penser à nous ;
Perdons-nous dans le Tout immense :
Sans discerner l’amer du doux,
Entrons dans l’immuable Essence.
[…]
AIR : Mon cher troupeau.
UN seul retour de complaisance
Mérite les peines d’Enfer :
Car l’amour propre est la science
Que nous tenons de Lucifer.
Il saut vivre sans assurance ;
Ensuite mourir sans appui,
Dans une entière défiance
De tout ce qu’on sent aujourd’hui.
On s’abandonne avec audace,
Espérant le faire toujours :
Dans l’occasion on est de glace,
Oubliant sa foi, ses amours.
Prens pitié de notre faiblesse ;
Je me sacrifie à présent :
Car sitôt que la mort nous presse
On perd courage en ce moment.
Celui qui fonde son courage
Lorsque la mort est loin de lui,
N’a que la crainte pour partage :
Alors rien ne lui sert d’appui.
Daigne soutenir ma misère,
Amour ; je serai toujours bien :
C’est en toi que mon âme espere ;
Du reste elle n’attend plus rien.
Ah ! soutiens ma foi chancelante,
Mon abandon est aux abois ;
Et fais que contre mon attente
J’entende encor ta douce voix.
Rends, rends le doux calme à mon âme
Dans cette extrême affliction :
Divin Amour, que je réclame,
Je ne vois rien que fiction.
Je trouve mon âme alarmée,
Et mon esprit tout abattu :
Je te remets ma destinée ;
Mais c’est sans force et sans vertu.
Celui qui vit dans l’abondance,
Dans l’abondance meurt
Celui qui vit sans assurance,
Meurt sans soutien et sans appui.
Ô foi, qui me fus si fidelle,
Tu m’abandonnes à présent !
Je sens qu’une perte éternelle
Si proche, est un rude tourment.
Malgré mon cœur je m’abandonne ;
Et d’un esprit plein de terreur,
À toi de nouveau je me donne,
Et m’en remets à mon Sauveur.
Plus de cœur et moins de faiblesse
M’aurait rendu présomptueux :
Il faut connaître sa bassesse,
Se sentir tremblant et douteux.
Qui s’abandonne en assurance,
Pur Amour, ne te donne rien :
La misère est une science
Qui nous fait perdre tout soutien.
Se sentir trembler, et tout craindre,
Le craindre même avec raison
Lorsque l’on ne saunroit rien feindre,
Est une terrible leçon.
Leçon qu’on a peine à comprendre,
Qui doit coûter infiniment
Quand l’Amour nous la fait apprendre
Et soutenir à nos dépens.
Cher Amour, si tu m’abandonnes
A l’instant que je dois mourir,
Et que la justice m’étonne ;
C’en est fait, je m’en vais périr.
Ah ! Justice, que je réclame,
Mon cœur est nud devant tes yeux ;
(a) Tu peux seul juger de ma flamme :
L’amour pur me peut rendre heureux.
Jésus m’apprend ce qu’on doit faire
Dans ces moments trop incertains :
Après l’abandon de son Père,
Il remit son âme en ses mains.
AIR : L’éclat de vos vertus.
[…]
On se croit malheureux en se perdant soi-même :
C’est la perte de tout qui cause tous nos biens ;
Car lorsque la perte est extrême,
Elle brise tous nos liens.
On trouve en se perdant ce Dieu puissant, immense ;
Qui sait participer à son immensité
Le cœur trouve une libre aisance,
Qui vient de sa simplicité.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
PERCÉ depuis longtemps des traits de votre amour ;
Je ne sens pourtant pas ma flamme :
Hélas ! quand viendra-t-il ce jour,
Que je ne verrai plus mon âme ?
Je la vois quelquefois : et c’est un grand tourment ;
Cachez-la si bien, mon Principe,
Dans l’abîme de son néant,
« Qu’a rien elle ne participe.
Cachez-la de mes yeux, et de ceux des humains ;
Qu’elle reste si bien perdue,
Sans sortir jamais de vos mains ;
Qu’elle soit toujours inconnue.
Je ne me saurais voir sans devenir impur ;
Toujours quelque propre recherche :
Que ce regard me serait dur !
Ah ! que votre bonté l’empêche !
Comme le basilic tue avec ses regards ;
Ainsi notre regard nous tue ;
Amour, perce-moi de tes dards ;
Et que je me perde de vue.
Abîmé dans ton sein, je ne verrai que toi ;
Que tout le reste disparoisse !
L’amour pur a fait cette loi :
Pour aimer il faut que tout cesse.
Mais nous voulons agir ; et par notre action
Nous empêchons souvent la sienne :
C’est une étrange illusion ;
Et la source de notre peine.
Recevons l’opérer de Dieu passivement,
N’ayant jamais la hardiesse
De mêler le nôtre rampant
À ce qu’opère la Sagesse.
Demeurons-donc passif à tout ce que Dieu fait ;
Ah ! laissons-le agir en notre âme :
Tout ce qu’il fait seul est parfait ;
Lui seul épure notre flamme.
Dans mon obscurité, dit-on, je ne puis voir
Ce que Dieu dans mon âme opère :
C’est ce qu’il ne saut pas savoir ;
La patience est nécessaire.
Aimons, aimons, croyons, demeurons par amour
Dans un respectueux silence !
Et Dieu nous'sera voir un jour
Le fruit de notre patience.
AIR : Hélas Brunette.
JE suis dans une région
Tout à fait inconnue ;
Le brouillard emplit ma maison,
Rien ne perce la nue :
Le jour ne s’y montre jamais,
Je ne vois point ce que je saii.
Dans cette étrange obscurité
Que mon âme est contente !
J’y pénétre la vérité
Par de-là mon attente.
La vérité c’est mon néant,
Et que Dieu seul est juste et grand.
Je ne vois que sa sainteté ;
Sa grandeur m’environne :
Content dedans ma pauvreté
Que sa justice est bonne
De me dérober à mes yeux,
Et du regard des curieux !
Car l’abîme de mon néant
Est un espace immense ;
Je ne vois de beau ni de grand
Que la Toute-puissance :
Lorsqu’elle m’enlève mon bien,
Elle ne me dérobe rien.
[…]
AIR : Celui qui m’a soumise ; ou, Je ne veux de Tirsis.
SITÔT que votre amour s’empara de mon cœur,
Ce cœur perdit toute autre pente :
Vous seul fûtes son protecteur,
Comme vous fûtes son attente.
Tout lui parut indigne et de vous et de lui :
Se séparant de toutes choses,
Il vous prit pour son seul appui,
Être puissant, Cause des causes.
Il connut qu’hors de vous tout n’est que vanité ;
Qu’abus, que néant, que mensonge
Vous seul êtes la vérité ;
Le reste passe comme un songe.
Lors se livrant à vous par un franc abandon,
Il quitta tout soin de lui-même,
Pour en faire à jamais le don
À votre puissance suprême.
Vous avez disposé depuis de mon vouloir ;
Je n’en trouve plus dans mon âme :
Je suis sans force et sans pouvoir ;
Mais non sans votre pure flamme.
Ce pur et chaste amour dédommage de tout ;
Qu’il soit rigoureux, oupaisible ;
Qu’il flatte, ou qu’il nous pousse à bout ;
Qu’il soit doux, ou bien insensible.
Il meut l’âme et le cœur par un secret penchant,
Et l’incline sans violence :
Ô, que cet amour est touchant !
Qu’il fixe bien notre inconstance !
Le cœur est agité sans ce sacré repos
Que le pur amour nous inspire :
Ce ne sont que des bas des hauts ;
Il rit et soudain il soupire.
L’amour pur fixe en Dieu notre agitation ;
Il arrête le cœur volage,
Donne une sainte émotion
Pour le suivre avec grand courage.
Cet amour sans ardeur est vigoureux et fort ;
Il outrepasse toute chose,
Ne craint le tourment ni la mort ;
Dans sa douleur il se repose.
Tout lui paraît égal de la main de l’amour ;
Les peines sont sa récompense
Sans jamais faire de retour,
L’arnour incline la balance.
AIR : Charmante Gabrielle.
[…]
Dans cet espace immense
De l’Océan divin
Je fais ma résidence
Dans l’amour souverain :
Là rien ne me surcharge.
Tout est mon lieu,
Ayant trouvé le large
Dedans mon Dieu.
Que je hais la prudence
Qui regarde de loin !
La sainte Providence
Pourvoit à mon besoin :
L’oubli de soi fait vivre
Le pur amour
C’est lui qui nous fait suivre
Dieu sans détour.
Aimons la petitesse,
Ne soyons jamais grands ;
Car la vraie Sagesse
Ici, c’est d’être enfants :
N’aimons tous qu’innocence,
Simplicité,
La simple dépendance,
La charité.
[…]
AIR : Un tendre engagement.
[…]
Entouré d’ennemis que faut-il que je fasse ?
Je n’espére qu’en votre grâce :
Elle seule adoucit mes maux.
Que votre volonté sur moi se satisfasse,
M’accablant de plus de travaux.
J’avais peine autrefois, voyant que l’innocence,
Malgré sa ferme confiance,
Enduroit la nuit et le jour :
Mais depuis j’ai connu que le poids de souffrance
Se mesure au poids de l’amour.
L’Amour pur et parfait va plus loin qu’on ne pense :
On ne sait pas lorsqu’il commence
Tout ce qu’il doit coûter un jour.
Mon cœur eût ignoré le prix de la souffrance,
S’il n’eût goûté le pur Amour.
AIR : Vous l’avez bien voulu.
GRAND Dieu pour ton plaisir
Je suis dans une cage :
[…]
Je chante tout le jour ;
Seigneur, c’est pour te plaire :
Mon extrême misère
Augmente mon amour :
N’ayant point d’autre affaire,
Je chante tout le jour.
[…]
L’esclave de mon Dieu
Trouve par tout l’Immense ;
Une certaine aisance
Le rend libre en tous lieux ;
Il est dans l’abondance
L’esclave de mon Dieu.
[…]
AIR : Charmante solitude.
CHARMANTE solitude,
Cachot, aimable tour,
Où sans inquiétude
Je passe tout le jour !
Est-il tourment trop rude
Pour mon fidèle amour ?
Les maux sont mes délices,
Les douleurs mes plaisirs ;
Les plus affreux supplices
Le but de mes désirs
Et tous mes exercices
L’amour et les soupirs.
Je ne crains point la peine,
Quoique sans nul soutien,
Étant assez certaine
Que ce mal est mon bien :
La Beauté Souveraine
Veut l’amour souverain.
Je souffre, et ma souffrance
Cause tout mon bonheur :
Par sa douce présence
Dieu consomme mon cœur :
Il est ma patience,
Ma force, et ma douceur.
AIR : Celui qui m’a soutnise.
JE ne veux, mon Seigneur, rien que ta volonté ;
Je ne connais rien autre chore :
Par un esset de ta bonté
Toujours en ton sein je repose.
Ce vouloir souverain sait agir sur un cœur
Qui ne fait plus de résistance ;
Il est le principe et moteur
Qui le tient sous sa dépendance.
Tout consiste pour nous à ne plus rien vouloir
Cette volonté prend la place,
Ne nous laissant d’autre pouvoir,
Qu’une obéissance efficace.
[…]
AIR : On ne vit plus dans nos forêts.
Hélas ! cher Époux de mon cœur,
Que détires-tu que je fasse ?
Amour, tu connais ma langueur :
Ah ! qu’elle serait ma disgrâce,
Si tu voulais changer mon sort !
Donne-moi bien plutôt la mort.
Quelque chose dans le secret
Délire la sin de ma vie,
Si je n’adorois ton décret :
La loi où je suis asservie,
Me ferait mourir mille fois
Si j’osois enfreindre tes loix.
[…]
Tu sais que je n’ai plus d’esprit ;
Et mon âme est toute éperdue :
Je demeure comme interdit
Dans l’accablement qui me tue :
J’adore ton divin pouvoir,
Et me soumets à ton vouloir.
[…]
Je ne possède plus de moi,
Toujours étrangère à moi-même :
Je vis sans connaître de loi,
Suivant toujours la loi suprême ;
Tout ainsi qu’un petit enfant
Remué par un bras puissant.
Mais de quoi sert tout ce discours ?
Ma peine est-elle soulagée ?
Comme un fleuve qui suit son cours,
Sans que sa route soit changée,
Se précipite dans la mer,
Et de doux redevient amer.
[…]
Principe de mon mouvement,
Souverain Auteur de mon être,
Tu me conduis rapidement,
Après t’être rendu le maître :
Je te suis comme un pauvre fou,
Le plus souvent sans savoir où.
[…]
AIR : Celui qui m’a soumise : ou, Je ne veux de Tirsis.
PUISQUE notre âme est faite à l’image de Dieu,
Elle porte ce caractère ;
Et Dieu se l’unit sans milieu,
Quand l’amour seul est son salaire.
Lorsqu’on ne veut plus rien, qu’on est anéanti,
On retourne à son origine :
Là notre vouloir englouti
Passe en la volonté divine.
C’eit ce vaste Océan de qui l’immensité
Renserme en lui toutes les âmes
Plus grande est leur conformité,
Plus, amour pur, tu les enflammes.
Elles ne sont en Dieu qu’un par la charité,
Qui les rend d’autant plus conformes,
Que toi, Suprême Vérité,
En les éclairant les transformes.
Lorsque ces âmes sont dans le même degré,
Elles sont en Dieu si perdues
Que tout l’humain et le créé
Semble disparu de leurs vues.
Submergés dans l’amour, l’amour se plaît en eux,
Cette charité mutuelle
De Dieu dans tous les Bienheureux
De toutes ces âmes entre elles.
On peut avoir ce bien mâme dès ici-bas :
Ces âmes entre elles unies,
Marchant toutes d’un même pas,
Toutes ont mêmes simpathies.
Venez, ô pur amour ! consumer tous les cœurs
D’ardeurs pures et mutuelles ;
faites-en des adorateurs
Dignes des Beautés éternelles !
AIR : La jeune Iris.
Qui le croirait, ô Seigneur de mon âme ;
Que vous fussiez dans ce faible néant !
Il ne paraît nul signe de sa flamme :
Tout est caché comme en un Sacrement.
Vous vous plaisez dans des lieux solitaires,
Qui sont éloignés du monde et du bruit :
Vous vous y retiriez étant sur terre ;
Et c’est où vous, habitez aujourd’hui.
C’est un désert, lorsque notre âme est vide
De tout ce qui n’est pas son Créateur :
Il paraît louvent un séjour aride :
Mon Dieu s’y plaît : c’est assez pour mon cœur.
L’homme créé pour son Divin Principe,
Ne devroit s’arrêter en nul sujet ;
Indigne de Dieu s’il ne participe
À cet auguste et souverain Objet.
[…]
AIR : hélas Brunette !
JE suis devant vous un néant
Sans choix, sans subsistance ;
À qui tout est indifférent,
Sinon la dépendance
De votre sainte volonté,
Et l’amour de la vérité.
Mais cet amour n’est pas en moi ;
Il subsiste en vous-même :
Je ne connais que par la foi
Que c’est vous seul que j’aime ;
Et que je n’existe qu’en vous,
Objet de mes vœux les plus doux.
Le Tout occupe tout le rien ;
Et ce Dieu tout immense,
Qui seul possède tout mon bien
Par sa sainte présence,
Ne laisse de vacuité
Où n’existe sa vérité.
. C’est cette chaste vérité
Simple, nue et très-pure,
Qui dans sa généralité
Fait voir en la Nature
Par tout les traits de sa grandeur :
Tout y concourt à son honneur.
L’homme ingrat seul ne comprend pas ;
Que ce pouvoir sans borne,
Qui se démontre à chaque pas ;
Et qui nous environne,
Fait voir que ce Dieu Tout-puissant
Veut notre amour, et notre encens.
Tout fait obéir à sa voix ;
Tout suit l’ordre immuable :
Les animaux sournis aux loix
D’un Dieu très-équitable,
Ne sortent pas un seul instant
Du vouloir de ce Dieu puissant.
Le Soleil poursuivant son cours,
Remplissant sa carrière,
Nous fait revoir les mêmes jours
L’éclat de sa lumière :
Les siècles passés, les suivans
Suivent sa route tous les ans.
Le printems ne manque jamais,
Ni l’été, ni l’automne ;
Étalans selon nos souhaits
Les biens que Dieu leur donne :
L’homme seul ingrat et voleur
Ne rend pas tout bien au Seigneur.
Les oiseaux, qui dès le matin
Annoncent la lumière,
Le louent selon son dessein ;
Chacun en leur manière,
Faisant retentir dans les bois
Sa grandeur par leur douce voix.
Mais l’homme sans penser à Dieu,
S’occupant de lui-même,
Sans suivre l’ordre ni le lieu,
Où son pouvoir suprême
Par l’amour l’avait destiné,
Dans son vouloir est obstiné.
[…]
AIR : Votre empire est trop sévère.
[…]
Nous n’avons que la foi nue,
Pour nous servir de flambeau :
Quand notre esprit se dénue,
Il entre en pays nouveau ;
Il va suivant la justice,
Qui le met en vérité ;
Sur le bord du précipice
Il se voit en liberté.
Ce désert n’a point de route,
On fait souvent de faux pas :
Sitôt que notre esprit doute,
Il entre dans l’embarras ;
Lorsque le cœur est fidèle,
Il court sans penser à soi,
Trouvant la route très-belle
De l’amour et de la foi.
[…]
AIR : Songes agréables.
ON veut que je dise ;
Et je ne sais rien :
Malgré ma franchise
J’ignore tout bien.
Ô mon Époux !
Vous seul parlez en nous.
[…]
AIR : Les Dieux comptent nos jours, nous devons les en croire.
DIEU mérite lui seul nos vœux et nos louanges ;
C’est usurper ses droits que vouloir être aimé ;
On veut de tous du moins être estimé :
Mon Dieu sait bien comme on se venge.
Vous seul êtes puissant, juste, saint, immuable ;
Nous voulons occuper votre place en autrui :
C’est ce que sait l’homme rempli de lui.
Ingrat, dis moi, qu’as-tu d’aimable !
Toi, sépulcre blanchi, ne couvrant qu’un squelette,
Chez qui la pourriture a détruit tous les traits.
Mon Dieu possède seul tous les attraits,
Ingrat, qu’est-ce que tu souhaites !
AIR : Les Dieux comptent nos jours, nous devons les en croire.
JE te livre en ce jour à mon cher petit Maître
Tu le verras bientôt armé contre le moi ;
Il ne veut plus qu’on te trouve chez toi :
Choisis, car tu ne dois plus être.
Tu recevois jadis des douceurs, des louanges ;
Mais avant qu’il soit peu tout va s’évanouir :
S’il sait du bien, il sait aussi punir
L’ingrat sur lequel il se venge.
Si tu veux être à lui, va, quitte toi toi-même ;
Il ne saurait souffrir un partage, un milieu :
Il faut quitter ou toi-même, ou ton Dieu :
Choisis, ce sont les deux extrêmes.
AIR : On ne vit plus plus nos sorêts, ou : Que ces bergers vivent contens.
ADieu seul la gloire et l’honneur
L’empire, la force et puissance
Nous lui devons tout notre cœur
Une parfaite obéissance,
Comme au seul et souverain Bien ;
Car notre partage est le rien.
Vivez, régnez, mon cher Époux,
Etendez par tout votre empire :
Qu’on n’adore et n’aime que vous,
Que pour vous notre cœur soupire,
Vivez et régnez, mon Seigneur,
Dans notre âme et dans notre cœur.
La force se renferme en vous ;
Tout le reste n’est que faiblesse
L’empire n’est dû qu’à l’Époux :
Notre âme devient larronnesse,
Quand elle prétend autre bien
Que vivre et mourir en son rien.
La puissance est au seul Seigneur
Et je bénis mon impuissance :
Car bien loin d’être usurpateur,
Je me plais dans mon indigence ;
Et je n’aspire à d’autre bien,
Que de n’être et ne vouloir rien.
Dieu seul est grand, saint et parfait ;
Et l’homme n’est rien que misère :
Il est à celui qui l’a fait ;
Mais par un désir téméraire,
Il sort bien souvent de son rien,
Afin d’usurper quelque bien.
AIR : La bergère Nanette.
Que j’aime l’hirondelle,
Qui m’apprend mon devoir !
Je dois faire comme elle,
Si j’en ai le pouvoir :
On ne lui voit jamais faire
Dessus la terre
Qu’un moment de séjour ;
Elle vole toujours.
Lorsqu’elle se repose,
C’elt au milieu de l’air ;
Sans manger autre chose,
Que ce qu’on voit voler :
Car enfin sa nourriture
Et sa pâture
Ne croit point dans nos champs.
Elle vient au printemps.
L’été elle y séjourne,
Abhorrant les frimats ;
Quand le Soleil retourne,
Elle va sur ses pas.
Nous devons faire de même
Fuir à l’extrême
De faire un long séjour
Ailleurs que dans l’amour.
Que notre nourriture
Soit de faire oraison ; fuyons de la nature
Le dangereux poison :
Faisons comme l’hirondelle,
Toujours fidèle,
À suivre du Soleil
Son regard sans pareil.
Si quelquefois la terre
La reçoit sur son dos,
C’est lorsqu’elle veut faire
Un nid à ses oiseaux :
Si ce n’était sa couvée,
Haut-élevée,
Elle ne voudrait pas
Sur terre faire un pas.
Quittons-en la demeure,
C’est un mortel séjour, ,
Pour aller à toute heure
Nous guinder dans l’amour :
Quittons le froid et sa glace ;
Et que la grâce
Nous mène à chaque instant
Vers le Soleil levant.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
Mon Dieu, comme l’aiman, lorsqu’il touche le cœur
Lui donne une vertu secrete ;
Et quelque chose de moteur
Qui meut les cœurs et les arrête.
Il attire en secret un grand nombre de cœurs
Avec une force incroyable ;
En fait des vrais adorateurs,
Et leur montre le seul aimable.
Il est vrai que longtemps le terrestre élément
Leur fait une cruelle guerre ;
Mais le cœur touché de l’aiman
Détruit à la fin cette terre.
Quand l’esprit dégagé s’unit avec son Dieu,
Il ne souffre plus de mélange ;
Il est séparé par le feu,
Et devient pur ainsi qu’un Ange.
Lorsque le cœur est pur, il entend l’autre cœur
Dans un mystérieux silence ;
Il lui communique une ardeur
Pleine de paix sans véhémence.
Quand on est pénétré de ce premier aiman,
Notre âme devient toute pure ;
Le corps ne fait plus de tourment,
Tout séparé de la nature.
Ainsi que le Soleil par sa vive clarté
Pénètre le corps diaphane ;
De même en nous l’amour sacré
Pénètre et bannit le profane.
Il faut donc pour un thème souffrir et soutenir
Le poids de notre corps fragile ;
Dieu peut de notre âme bannir
Ce qui n’est ni pur ni tranquille.
Le cœur simple et tranquille épure enfin le corps
Et le réduit dans l’innocence :
Ce que ne peuvent nos efforts,
Se fait par la toute puissance.
Deux esprits épurés, deux cœurs sans mouvemens ,
En se pénétrant s’illuminent ;
Dégagés de tous sentiments
(a)36 Rien de créé ne les termine.
Mais jusqu’à ce moment il faut se supporter, ,
Il faut ressentir sa misère :
Soyez simple pour écouter
La voix d’un Époux et d’un Père.
L’imparfait se perdra dans un sacré repos,
Vous ne sentirez que la grâce :
L’amour pur par ses doux pavos
Effacera toute autre trace.
(a) Ou Les biens créés ne les terminent.
Vous ne trouverez plus que Dieu dans votre cœur,
Toute l’humanité bannie ;
Et sur vous l’esprit séducteur
N’étendra plus sa tyrannie.
Votre cœur trop étroit ne saurait recevoir
Ce que l’amour lui communique ;
Mais un jour le divin pouvoir
Vous le rendra béatifique.
Allez-donc simplement sans crainte et sans détour
Dans l’entier oubli de vous-même :
Dieu vous donnant le pur amour.
Vous sera sentir qu’il vous aime.
AIR : On ne vit plus dans nos forêts.
JE ne connais plus que l’amour,
Je ne puis marcher par la crainte ;
Dès que j’habitai son séjour
De lui mon âme fut atteinte :
Si vous voulez quelqu’autre bien,
Cherchez-le et ne m’en dites rien.
Vous dites marcher sûrement ;
Je n’entre point dans votre affaire,
Contente d’aimer purement
Je n’y connais point de mystère :
Tout ce que je sais c’est l’amour,
L’amour pur, l’amour sans retour.
« Craignez et tremblez de terreur,
« Vous qui n’êtes rien que poussiere ;
« Il faut qu’une sainte frayeur,
« Bien loin d’être si téméraire ,
,, Vous occupe éternellement
“De votre dernier jugement.
J’aime, et ne puis appréhender,
Amour, que de ne pas te plaire :
Je n’ai plus rien à demander,
L’amour me tient lieu de salaire :
L’amour fait mon contentement,
L’amour fait aussi mon tourment.
“Ne voyez-vous point votre erreur,
« Qui d’un orgueil opiniâtre
‘Vous fait mépriser la terreur,
‘Vous rend pire qu’un idolâtre ?
‘Ah ! quittez votre entêtement,.
‘Et vous marcherez sûrement.
Je ne méprise aucunement
La crainte chaste et salutaire ;
Mais je ne puis faire autrement
Que de t’aimer, et laisser faire,
Divin Amour, ce que tu veux,
Ton vouloir nous rend bienheureux.
Ô vous qui voulez me troubler,
Vous n’y gagnerez que des peines :
Mon cœur ne saurait plus trembler,
Toutes vos paroles sont vaines :
le ne cesserai point d’aimer ;
Sur moi tâchez de vous calmer.
Tous vos soins ne peuvent avoir
Qu’une inquiétude frivole ;
Si vous saviez votre devoir,
Plus d’effet et moins de parole
Fixeroit votre empressement
Et vous rendrait parfait amant.
Si vous connoissiez comme moi
Notre pouvoir, notre misère,
Marchant dans un esprit de foi
Vous apprendriez ce mystère
L’humilité vient de l’amour,
C’est lui qui lui donne le jour.
Afin de pouvoir s’abaisser
Il faudrait être quelque chose :
L’amour ne laisse pas penser
Que du bien nous soyons la cause ;
Il nous retient dans notre rien,
Sans trouver en nous de soutien.
Il nous tient si petits, si bas,
Comme étant notre propre place
Sans lui je ne puis faire un pas
Qu’il ne m’en fasse voir l’audace,
M’abîmant jusqu’au plus profond
De l’horreur de mon mauvais fond.
Je ne puis rien faire qu’aimer
L’amour est mon centre et ma vie :
Bien que l’on puisse me blâmer,
Et que chacun me porte envie,
Mon refuge est entre ses bras,
Il ne les retirera pas.
Je me confie entièrement
À son adorable conduite ;
Son feu sera mon élément
Jusqu’au thèmes qu’il m’aura détruite :
Lors n’ayant rien en moi de moi,
On n’y verra plus que mon Roi.
Conserve qui voudra son moi,
Je n’en ferai jamais de compte :
Je me repose sur la foi ;
Et si son amour me surmonte
Il contentera tous mes vœux,
M’anéantissant dans ses feux.
Amour puissant, amour vainqueur ;
Disposez toujours de ma vie ;
Soyez le maître de mon cœur,
Puisque je vous suis asservie :
Car je ne pense nuit et jour
Qu’à vous témoigner mon amour.
AIR : Mon cher troupeau.
Qui peut se regarder encore,
Est bien loin de ton pur amour :
O Verbe que mon cœur adore,
Deviens ma lumière et mon jour.
Lorsque ta lumière nous guide,
Elle sait abhorrer le moi :
D’un pas hardi et non timide,
On suit le chemin de la foi.
On ne veut plus de connaissance ;
On marche dans l’obscure nuit :
On ne veut plus d’autre science,
Qu’être pauvre avec Jésus-Christ :
L’homme qui s’aime trop soi-même,
Regarde s’il met bien ses pas :
Celui qui t’aime pour toi-même,
En marchant n’y regarde pas.
Il te regarde et te contemple
Sans vouloir plus penser à soi :
Au-dehors il suit ton exemple ;
Au-dedans l’amoureuse loi :
Je jure pour toute ma vie
De ne plus marcher autrement
Si ma déroute en est suivie,
Je m’immole à ton châtiment.
Si tu voulais me faire grâce,
C’est un pur don de ta bonté :
Je veux que tu te satisfasses
Au temps et dans l’éternité.
AIR : La bergère Nanette.
[…]
L’amour impitoyable
Ne se contente pas
D’un amour raisonnable ;
Il veut un vrai trépas :
Il veut que son feu divise,
Brûle et détruise
Tout ce qui n’est point lui,
Arrachant tout appui.
Oui, mon Dieu vous appelle
À la destruction :
Si vous êtes fidèle,
Ce Seigneur de Sion
Vous choisira pour lui-même.
Lorsqu’il nous aime
Il ne pardonne rien :
Et c’est là notre bien.
Jamais il ne pardonne
À qui vit sous sa loi ;
Et lorsqu’on s’abandonne
Il montre qu’il est Roi :
Il sait commander en maître,
Détruis notre être,
Le transformant en soi
Par l’amour et la foi.
Vous serez ses délices,
Quand vous ne serez plus ;
Le feu de la justice
Lors sera superflu.
La Justice ne tourmente,
Dans son amante,
Que le mien et le moi,
Qui se perd par la foi.
AIR : Mon cher troupeau.
Souverain Maître de mon âme,
Auteur de ma félicité
Grand Dieu que sans fin je réclame,
Enseigne-moi ta vérité.
Tu m’apprends que le Tout immense
Veut opérer sur le néant ;
Et que la parfaite science,
Est de te servir en enfant.
Nul soin ni souci de soi-même
Ne doit remplir l’homme de bien :
Ô, Dieu, le cœur qui vraiment t’aime
T’adore et réside dans son rien.
Il ne peut penser qu’à ta gloire ;
Tout le reste est indifférent :
Sans en occuper sa mémoire,
Il reste simple en son néant.
Ô divin Amour que j’adore,
Que ton feu consume mon cœur
Si je puis désirer encore,
Ce n’est que pour ton seul honneur :
Ma volonté toute perdue
Ne trouve en soi aucun penchant ;
Et plus ton amour la dénue,
Plus tout devient indifférent.
Eh, quelle est cette indifférence !
Je n’en connais rien, mon Seigneur :
Je ne veux, désire et ne pense ;
Car tout se perd avec mon cœur.
AIR : Toute la nuit j’ai la puce à l’oreille.
Vous m’enseignez, ô mon Souverain Maître
À purement vous aimer et connaître
Par le moyen de la simple oraison,
Qui doit bannir notre propre raison.
Dès le matin, sitôt que je m’éveille,
Je vous contemple, ô Beauté sans pareille,
Et je sens bien que possédant mon cœur
Vous l’animez d’une nouvelle ardeur.
Le soir aussi, quand le Soleil se couche,
Dieu de nouveau par ses attraits me touche ;
M’éveillant même au milieu de la nuit,
Pour m’enseigner en secret et sans bruit.
Quand on est pris de la Beauté Suprême,
Plus on connaît, plus on la goûte et l’aime ;
Le cœur rempli ne trouve plus de lieu
Pour contenir autre chose que Dieu.
(D’un Ami de l’Auteur.)
AIR : Les folies d’Espagne.
Ô pur amour achève de détruire
Ce qu’à tes yeux il reste encore de moi :
Divin vouloir, daigne seul me conduire,
Je m’abandonne à son obscure foi.
En quelque état que cet ordre me mette
Les yeux fermés, pleinement j’y consens :
C’est pour lui seul que mon âme fut faite,
C’est à lui seul que j’offre mon encens.
Je ne suis plus désormais à moi-même,
Dieu me possède, et je ne sens que lui ;
L’Éternel en mon cœur vit et s’aime,
Il en arrache et bannit tout appui.
(Réponse.)
AIR : Les folies d’Espagne.
Vous vous croyez sans soutien, sans défense ;
Vous êtes loin du parfait dénuement :
Que vous avez d’appuis et d’assurance !
N’avez-vous plus ni goût, ni sentiment ?
Celui qui sent et voit encore qu’il aime ;
qu’il elt loin de ce terrible rien
Où l’on n’ose se regarder soi-même,
Tant on se voit éloigné de tout bien.
Mais suivons Dieu, ne cherchons point de route,
Contentons-nous de marcher sur ses pas :
S’il veut de nous une entière déroute,
Il le fera ; nous ne le saurons pas.
Amour, amour, si l’on croyait te suivre
On marcherait sans cesse et sûrement :
Mais lorsqu’Amour à l’ennemi nous livre,
Si l’on se perd, c’est éternellement.
Du moins on croit qu’il en va de la sorte,
On ne connaît plus ni sentier ni lieu ;
Et cependant l’âme alors se transporte
Bien loin de soi, s’abîmant en son Dieu.
AIR : Taisez-vous ma musette.
Victime de mon Maître,
Je me livre à ses coups.
Il fallait plutôt disparaître,
Afin d’éviter son courroux ?
Je n’ai plus de prudence,
Je ne discerne rien :
L’abandon à la Providence
Sera désormais mon soutien.
Je sens bien que ma perte
Est sans aucun retour :
L’enfer avec sa bouche ouverte
Ne peut détourner mon amour.
Que si mon Dieu m’abîme
Dans le fond des enfers,
Si mon âme paraît sans crime
Je serai libre dans mes fers.
[…]
Que le monde est à charge !
À qui n’aime que Dieu !
Et que notre cœur est au large
Lorsqu’il n’a plus ni temps , ni lieu !
Lors son lieu c’est Dieu même,
Son temps l’éternité :
Son bien est sa misère extrême ;
Sa faiblesse est sa fermeté.
Volonté toute aimable,
Je n’estime que toi :
Tu seras toujours adorable,
Fais ce que tu voudras de moi.
Le bien ne m’intéresse,
La douleur ne m’abat ;
Je n’ai ni plaisir ni tristesse,
Ni tranquillité ni combat.
‘Dis-moi, qui tu peux être,
« Qui parle ainsi de toi :
‘N’es-tu rien ? Serais-tu peut-être
‘Un monstre qui remplit d’effroi ?
Je suis un peu de boue,
Un fantôme mouvant, ,
Un fétu dont le vent se joue,
Une ombre fausse, un pur néant.
AIR : Mon cher troupeau.
Vous, dont la Majesté Suprême
Veut bien s’abaisser jusqu’à nous,
Qui commandez que l’on vous aime,
Est-il un précepte plus doux !
Essence pure, indivisible,
Vous abaissez votre grandeur ;
Et par une grâce indicible,
Vous nous logez dans votre cœur.
Sans égard à notre misère,
Vous voulez à nous vous unir :
Nous méritons votre colère ;
Vous récompensez, sans punir
Quand je vois ma bassesse étrange,
Je n’oserais, ô, mon Sauveur,
Chanter l’hymne à votre louange
Faire des vers à votre honneur.
Quoique je sois si peu fidèle,
Malgré mes insignes forfaits,
Je sens que votre amour m’appelle
À publier vos grands bienfaits.
Souvent je me trouve animée,
Par quelque chose de bien doux,
À dire que je fus aimée
Lorsque j’étais bien loin de vous.
Vous me eomblâtes de vos grâces,
Vous me prîtes pour votre enfant,
Lorsque j’étais toute de glace.
Que ce souvenir est touchant !
Vous me prîtes par ma main droite,
Pour me tirer du fond des eaux :
D’une main douce autant qu’adroite
Vous me guérites de mes maux.
Vous me portiez sur vos épaules,
Ô trop admirable Pasteur ;
Et m’instruisant par vos paroles,
Vous sçutes bien gagner mon cœur.
§§§
Après la grâce ainsi reçue,
Dieu me conduisit au désert ;
Il me dépouille et me dénue :
Je ne sais plus si je le sers.
Je l’aimai bien plus que moi-même,
Malgré l’apparente rigueur
Que de sa Justice suprême
Il faisait jaillir sur mon cœur.
Après une longue souffrance,
Il eût de moi quelque pitié ;
Il me fit goûter sa présence,
Et me prit en son amitié.
Depuis cette heureuse journée
Mes travaux sont évanouis
Il ne m’a point abandonnée ;
Mon cœur lui fut toujours soumis.
Alors il me prit en lui-même ;
Je n’éprouvai plus de douceurs :
Je compris que l’Être Suprême
Devoit faire aimer ses rigueurs.
Je ne songeai plus qu’à lui plaire,
Sans me mettre en peine de moi ;
Et ne voulus d’autre salaire
Pour mes maux que l’avoir pour Roi.
Je goûtai lors la paix profonde ;
Je me trouvai sans nuls désirs,
Comme si j’étais seule au monde ;
La douleur faisait mes plaisirs.
Je n’eus plus ni plaisir ni peine ;
Je me reposais dans son soin :
Alors sa bonté souveraine
Voulut bien changer mon destin.
Je veux, dit-il, que pour tes frères
Tu serves d’otage en ce jour,
Sans espérer d’autre salaire
Que leur inspirer mon amour.
Je restai toute abandonnée
Je dis : vous le voulez, Seigneur ;
Comme victime fortunée,
Pour eux j’immole tout mon cœur.
C’est là la fin de toute chose,
Que s’immoler pour le prochain :
Le pur amour en est la cause ;
Et je me livre en votre main.
Je pensais que votre Justice,
Ne m’immolerait que pour moi :
Veut-elle un autre sacrifice,
De mon, amour et de ma foi ?
Elle veut donc que je m’immole,
Non plus pour moi ; mais pour autrui :
Je l’accepte et je me console ;
L’amour deviendra mon appui.
Sans l’amour que pourrai-je faire !
Je ne suis qu’un faible néant :
Il faut souffrir ; il faut me taire,
Et me laisser comme un enfant.
AIR : Les folies d’Espagne.
Que nous avons besoin de patience,
Non pour autrui, mais pour nous supporter !
Que c’est une merveilleuse science
De savoir de Dieu seul nous contenter !
Ne retournons jamais dessus nous-mêmes,
S’il vient des retours, il faut les souffrir :
Le seul objet qu’on adore, et qu’on aime,
Dois occuper le cœur, le souvenir.
Pour notre bien Dieu se cache à notre âme,
Il laisse les sens comme vagabonds :
Mais en secret, il allume la flamme
Dont pour jamais il veut que nous brûlions.
Je vous connais par une expérience
Que Dieu seul peut verser en notre cœur,
Une secrète et simple intelligence,
Qui ne peut être sujette à l’erreur.
Confiez-vous à la Bonté Suprême,
Sans vous inquiéter de votre état :
Vouloir encor se gouverner soi-même,
Sur l’abandon c’est faire un attentat.
Souvent l’esprit distrait le cœur tranquille,
Marque que l’Esprit Saint est au-dedans ;
La sécheresse est souvent fort utile ;
Mais l’amour-propre est-il jamais content ?
Il veut sentir et voir ce qui s’opère,
Afin de prendre sa part au butin :
Mais Dieu qui veut nous traiter en bon Père,
Dérobe tout à cet œil si malin.
Consolons-nous si nous ne voyons goutte,
Si nous ne discernons point notre amour :
Moins on connaît, plus en secret on goûte ;
Tout dépend de marcher sans nul détour.
Mes chers enfants, lorsque je dis que j’aime,
Ce n’est point moi, ni par mon propre amour :
Dieu dans mon cœur vous accepte lui-même,
Je ne fais qu’adhérer sans nul retour.
Depuis longtemps toute amour est bannie,
Je ne suis plus maîtresse de mon cœur :
Dieu tient mon cœur et mon âme ravie ;
Il en est le principe et le moteur.
Si je suis simple, et qu’on s’en scandalise
Laissez-moi là, regardez le Très-haut :
J’agis avec une extrême sranchise,
Je ne suis pas exempte de défaut.
Dieu seul est saint, sage, juste, immuable ;
Je n’ai que les faiblesses d’un enfant :
Mes faiblesses me sont très-agréables ;
Elles rehaussent ce Dieu tout-puissant.
Oui, sa grandeur éclate en ma bassesse,
Sa vérité paraît en mon néant ;
Mon enfance rehausse sa sagesse,
Mes défauts font voir qu’il est saint et grand.
AIR : On n’aime plus dans nos forêts.
TU sais, Seigneur, la vérité,
Si j’ose dire que je t’aime :
Car la divine charité,
Me transportant hors de moi-même,
M’a si bien transformée en toi,
Que je n’ai d’amour ni de moi.
S’il est en mon cœur un amour,
C’est le seul amour dont Dieu s’aime :
Je n’ai plus d’être ni de jour,
Tout est dans son Être Suprême :
Son tout est lumière et ardeur
Et son seul vouloir est mon cœur.
Qui n’a plus ni cœur ni vouloir,
N’a plus en soi de propre flamme :
Car Dieu, par son divin pouvoir,
Ayant en soi transformé l’âme,
S’aime en elle d’une façon
Qui surpasse toute leçon.
Il l’enseigne dans le secret,
Sans lui laisser de connaissance ;
Il est éloquent et discret :
Cette savoureuse science
Ne s’apprend que dans l’unité,
Par la divine charité.
Savoir tout et ne savoir rien,
Est donc mon unique partage :
Adhérant au Souverain Bien,
Toute peine m’est avantage :
Si mon corps a quelque douleur,
Elle n’entre pas dans mon cœur.
Ce cœur demeure indifférent,
Abîmé dans l’Être Suprême ;
Il n’a ni crainte ni tourment :
Tout se perd en celui qui s’aime
Chez moi avec tant de secret,
Que j’ignore ce qu’il y sait.
AIR : La bergère Nanette.
À Toi je m’abandonne,
Mon souverain Seigneur,
Et de plus je te donne
Et mon âme et mon cœur
Ta divine providence,
Dès mon enfance,
M’a toujours assisté
Avec fidélité.
Je suis dans la vieillesse,
Et dans l’infirmité ;
N’as-tu plus de tendresse
M’aurais-tu rejeté
Envisage ma misère,
Mon divin Père ;
Ne m’abandonne pas
Si proche du trépas.
Ainsi qu’un pauvre aveugle,
Je vais sans savoir où ;
Comme le bœuf je meugle,
Quand il est sous le joug :
Toi qui connais toutes choses,
Cause des causes,
Fais que ta volonté
Règle ma liberté.
Comme la sentinelle
Je t’attends nuit et jour ;
Incessamment je veille,
T’expliquant mon amour ;
Tu me rebutes sans cesse
Et la tristesse
S’empare de mon cœur,
Ainsi que la douleur.
Jadis de l’allégresse
Je goûtais le transport ;
À présent la détresse
Me conduit à la mort :
Je veux ton vouloir suprême ;
Et si je t’aime,
Ce souverain vouloir
Dois régler mon devoir.
“C’est penser à toi-même
« Que de te plaindre ainsi.
“S’il est vrai que tu m’aimes ,
,, D’où vient donc ce souci ?
‘L’abandon sans défiance
« Est la science
‘Qui doit faire toujours
‘Oublier les retours.
‘Être aimant en peinture,
‘C’est de penser à soi ;
‘Et c’est une imposture
‘De m’appeler son Roi :
‘Quand je règne sur une âme,
‘Que je la calme
‘Ou la trouble, à l’instant
‘Son cœur sera content.
‘Qu’il est peu sur la terre
‘De fidèles amours ;
‘La paix comme la guerre
‘Satisfera toujours
‘Le cœur pur, tendre et fidèle :
‘Jamais cruelle
‘Il ne voit ma rigueur,
‘L’acceptant de bon cœur’.
Je connais, mon cher Maître,
Et sens quel est mon tort :
Je suis et je veux être
À toi jusqu’à la mort :
Ordonne dans ta Justice.
De mon supplice ;
Je recevrai tes coups,
Sans craindre ton courroux.
Que je serais à plaindre,
Si dans mes derniers jours
Il me fallait contraindre
Mon cœur et mes amours l
Qu’on m’estime, ou qu’on me blâme ;
Jamais mon âme
N’ordonnera de soi :
Je suis tout à mon Roi.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
J’éprouve dans mon fond une division ;
Je suis étrangère à moi-même :
Le dedans est sans action ;
Le dehors est pauvre à l’extrême.
Je trouve que j’agis et parle par ressort ;
C’est une chose inexplicable :
Je ne saurais faire d’effort ;
Et mon cœur est invariable.
On parle, je l’entends ; et je ne conçois pas
Bien souvent ce qu’on me veut dire :
Je parle, et ne m’exprime pas,
Si mon doux amour ne m’inspire.
Chacun sait bande à part ; et je ne connais rien,
Quoique rempli de connaissance
On est soutenu sans soutien,
Ignorant et plein de science.
Mon âme est dans les Cieux, et mon corps sur la croix,
Je m’en trouve toute interdite :
L’un bien haut, l’autre par son poids,
Me rend chaque jour plus petite.
Si je pouvais, Amour, vivre ainsi qu’un enfant,
Je me trouverais bien au large :
Plus mon Maître en moi paraît grand,
Et plus j’aime le badinage.
Hélas ! de toutes parts je ne vois que des grands,
Que quelque homme prudent et sage :
Je ne voudrais que des enfants ;
Tout me remet dans l’esclavage.
Je ne m’arrête à rien ; tout est outrepassé :
Je ne me connais plus moi-même ;
Car l’homme toujours compassé
Me dérobe de ce que j’aime.
Il me faut des égards, on veut de la raison ;
Je suis un enfant à la chaîne :
Prenez de moi compassion,
Et me tirez de cette gêne.
Laissez couler mes jours dans un sacré repos :
Que tout le parler m’importune !
Qu’une prison bien à propos
Comblerait ma bonne fortune !
Être seul enfermé dedans d’obscurs cachots,
Serait un lieu plein de délices :
On serait hors de ces chaos :
Tout redouble ici mes supplices.
Vous le pouvez, Seigneur, m’affranchir à l’instant
Vous êtes maître de ma vie :
Comment peut vivre un pauvre enfant,
Accablé sous la tyrannie.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
JE suis, je le sais bien, un instrument usé,
Qui ne peut plus rendre service :
Plusieurs l’ont déjà refusé ;
Je trouve qu’ils lui sont justice.
Dieu se sert quand il veut, comme, autant qu’il lui plaît,
D’un instrument qu’il se prépare ;
Et s’en sert selon les sujets :
Il les unit ou les sépare.
Comme on ne peut vouloir qu’il se serve de nous,
On n’est point surpris qu’on nous laisse :
Tous deux sont également doux
Au cœur qui vraiment se délaisse.
Il ne faut donc jamais se gêner un moment :
Qui sert à l’un peut nuire à l’autre :
Il faut en user librement,
Et chercher ailleurs un Apôtre.
Ne nous attachons donc qu’à Dieu, seule vérité ;
Abandonnons la créature :
Mais saisons-le avec équité,
Suivant Dieu, non pas la nature.
AIR : La bergère Nanette.
[…]
Quelquefois on me jette
Comme instrument usé :
Là rien ne m’inquiète,
Et sans être abusé
Je demeure en ma place :
On me fait grâce
De se servir de moi
Pour le plus vil emploi.
[…]
Tout à coup on m’arrête,
On me jette à l’écart ;
Je suis dans la disette,
À rien je ne prends part :
Je suis comme une œuvre morte,
Si l’on m’emporte
Hors de mon logement,
Je n’ai nul mouvement.
Enfin laissant tout faire,
Je ne prends part à rien :
Je sens bien ma misère ;
Et c’est là le seul bien
Que j’aie pour mon partage :
Mon héritage
Est la mort, le néant. ;
Dieu seul est juste et grand.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
JE ne puis rien gagner sur l’esprit prévenu ;
Il suit ce qu’il a dans la tête ;
Loin de devenir pauvre et nu,
Pour se soutenir, il s’apprête.
De raisons sur raisons il charge son esprit ;
La foi n’est plus sa sûre guide :
Son esprit devient interdit,
Et son cœur sec et tout aride.
Revenez, mes enfants, revenez à l’amour ;
Et que le froid amant raisonne :
Je ne forme pas un retour ;
Je n’ai d’intérêt pour personne.
Mais Dieu vous a choisis pour vous conduire en foi
Et pour vous remplir de lui-même :
Il voulait être votre Roi,
Vous enseigner l’amour suprême.
Il ne reste chez vous nul lieu pour le loger ;
Il veut pour l’amour un grand vide :
Il faut de tout se dégager ;
Sinon, l’on est lâche et timide.
On ne m’écoute plus ; mon discours est sans fruit :
Vous n’en tenez plus aucun compte.
Tout ce qu’on dit déplaît et nuit ;
Il ne me reste que la honte.
O mon souverain Bien, enlève notre cœur,
Pour le ranger sous ton Empire :
Tous suivent l’esprit séducteur ;
Nul ne veut se laisser instruire.
Ils ne connoissent rien, idolâtres du moi,
Que ce que le moi leur inspire :
C’est là leur véritable Roi ;
Et lui seul sait bien les conduire.
Je ne puis plus souffrir ces grands renversements
Seigneur, ôte-moi de la vie :
Je n’ai vécu que trop longtemps,
Pour voir la vérité bannie.
O mon souverain Bien, ne m’exauces-tu plus ?
Suis-je rejetté pour mes frères ?
Mes soupirs sont-ils superflus ?
Adresse-les à d’autres pères.
Je ne m’en mêle plus ; mon esprit dégagé
Les laissera vivre à leur mode :
Hélas ! que le siècle est changé !
Le pur amour est incommode.
Ils se sont fait un plan de certaines vertus ;
Mais l’on est trop propriétaire :
Ce qu’ils sont ne me touche plus ;
Et j’en secouerai la poussière.
AIR : Hélas ! Brunette, mes amours.
Que je porte au fond de mon cœur
Une douleur profonde !
Vous n’êtes point aimé, Seigneur,
Presque dans tout le monde.
Mon divin Maître ; mon amour,
Vous serez-vous aimer un jour ?
Les enfants demandent du pain,
Et nul ne leur en donne :
Ils sont près de mourir de faim,
Ils ne trouvent personne :
Mon divin Maître, mon amour,
Donnez-leur en donc quelque jour.
Ah ! si l’on voulait vous aimer,
Sans autre nourriture,
L’amour qui peut seul nous calmer,
Servirait de pâture :
Mais. on n’aime point mon Sauveur ;
C’est ce qui me perce le cœur.
On ne parle jamais d’amour,
Mais bien de la colère
On veut éloigner chaque jour
La tendresse de père.
On ne rend pas parfait amant
Ne parlant que de châtiment.
Notre cœur est fait pour aimer
Beaucoup plus que pour craindre
Cherchant le doux, il fuit l’amer
Et ne peut se contraindre :
Faites donc parler, mon Époux,
Du bonheur d’être tout à vous.
On ne met point à l’hameçon
Du chicotin sauvage :
On n’y prendrait pas un poisson,
L’appas prend davantage :
En ne parlant que de rigueur
On n’attrapera pas un cœur.
AIR : Taisez-vous ma musette.
[…]
Dieu se sert de l’argile,
II en fait un tuyau ;
On sait que le vase est fragile ;
En boit-on moins pour cela l’eau.
[…]
AIR : On ne vit plus dans nos forêts.
JE ne vois plus de vrais enfants :
Tous sont faux, chacun se déguise ;
Trop sages, ou trop inconstants,
Un chacun veut vivre à sa guise :
Un petit nombre cependant
Travaille à devenir enfant.
Ô mon cher et divin Époux,
Accorde-moi du moins la grâce,
Avant les abandonner tous,
Que quelqu’un d’entre'eux satisfasse
Les empressements innocents
Que j’ai pour te voir des enfants.
Je m’aperçois de jour en jour,
Qu’on se recherche plus soi-même ;
Qu’on s’éloigne de ton amour ;
Et que c’est vraiment soi qu’on aime :
Un petit nombre cependant
Travaille à devenir enfant.
Ils suivent l’inclination
Dans les conseils qu’ils te demandent,
Croyant, ô Seigneur de Sion,
Te tromper ; et s’ils appréhendent ;
Ce n’est que pour leurs intérêts
Pour ta seule gloire jamais.
On se déguise en cent façons ;
On examine ta parole,
On veut te faire des leçons :
Que leur espérance est frivole !
Un petit nombre cependant
Travaille à devenir enfant.
Tu les feras tromper, Seigneur ,
Puisqu’ils désirent qu’on les trompe ;
Tu seconderas leur erreur :
Si tu veux qu’avec eux je rompe,
Je le ferai dès à présent ;
Mais garde pour toi ton enfant.
Ô quelle aveugle et sotte erreur !
Quitter cette sourre premiere,
Suivant l’égarement du cœur ;
Fermer les yeux à la lumière :
On veut toujours être flatté ;
Je ne vois que la vérité.
Ô vous, qui mettez des coussins,
Pour appui d’un peuple rebelle ;
Qui le flattez en ses desseins ;
Qui, d’une amitié mutuelle,
Cherchez votre propre intérêt,
Et n’aimez que ce qui vous plaît.
Je viens, dit le Dieu tout-puissant,
Et j’arracherai cette vigne ;
Je chercherai quelqu’autre plant
Plus reconnaissant, moins indigne :
Je me donnerai des enfants,
Simples, et purs, obéissants.
Ah ! Seigneur, qu’est-ce que je vois,
Cette belle vigne au pillage !
J’en suis presque transi d’effroi :
Elle est comme un terroir sauvage ;
Ses raisins en sont détachés,
Et tous ses pampres arrachés.
Quel est ton orgueil cependant,
Vieux pampre, tu te dis sa vigne,
Quoique sous le pied du passant ?
Ô que ta folie est insigne,
De ne voir pas que le Seigneur.
T’a rendue un objet d’horreur !
C’est où le hibou sait son nid ;
Tu sers aux renards de tanières ;
Là le serpent à petit bruit
Se glisse et cache entre tes pierres ;
Tes murs dans leurs renversements
Servent d’asile aux chats-huants.
Confuse, et dedans la douleur,
Pour une chose si funeste,
Je pleure aux pieds de mon Seigneur :
Je m’en vais rassembler le reste,
M’a-t-il dit, et de ce débris
Il me sortira d’autres fils.
Ne pleurez plus à l’avenir
Le débris d’une vigne ingrate ;
Bientôt je viendrai le bénir :
Il faut que mon courroux éclate
Avant ce rétablissement,
Qui doit venir incessamment.
AIR : Les folies d’Espagne.
J’ai fait autrefois un étrange songe,
Qui me parut être la vérité :
je n’y vis point les lignes du mensonge,
Ni d’autres songes la vanité.
Je vis un serpent sans queue et sans tête
Qu’on portais ainsi qu’en procession ;
Une foule, comme en un jour de fête,
Le suivait avec admiration..
Je dis alors, d’où vient que tout le monde
Suit à l’envi ce monstre qui sait peur ?
D’où vient cette extravagance profonde ?
Ont-ils perdu l’esprit avec le cœur ?
Lors on me dit : ce serpent admirable,
Qui paraît sans tête et sans mouvement,
Nous fait à tous une plaie incurable,
Et plus de mal que les autres serpents.
Nous admirons et suivons ce prodige :
Sa puissance surpasse le pouvoir
De ces anciens serpents dont le prestige
De leurs maîtres désignait le vouloir.
Couvert d’un dais avec magnificence,
Je le voyais conduire en divers lieux ;
Où les peuples redoutant sa puissance,
Se soumettaient à lui comme à des Dieux.
Me retournant j’aperçus mon cher Maître,
Que l’on portait abandonné de tous :
Nous étions une douzaine peut-être
Qui le suivions d’un cœur triste et jaloux.
Je lui dis : Hélas, Auteur de la vie,
On suit celui qui donne à tous la mort ;
La nation sous ses loix asservie,
Le suit avec joie et sans nul effort :
On ne veut point vivre sous ton Empire ;
On s’assujettit à ton ennemi !
Et ce qui me paraît encor le pire,
On tâche, hélas, d’augmenter son crédit !
On te délaisse ô Monarque Suprême !
C’est là ce qui m’afflige au dernier point :
Je vois ce mal comme un malheur extrême ;
D’y remédier inutile est le soin.
J’ai bien connu mon songe véritable ;
Cela ne paraît que trop à présent :
Ce petit nombre d’amis qu’on accable,
sait voir le grand crédit de ce serpent :
Ô pur amour un chacun te méprise !
C’est l’amour-propre qui règne aujourd’hui ;
Cet amour-propre que chacun déguise
Du nom de réforme, et de bel esprit.
Hélas ! Seigneur, gardes-tu ta vengeance
Pour tes enfants, ou pour tes serviteurs !
Pour les pécheurs quelle est ta patience !
Tu laisses vivre en paix ces séducteurs.
Sitôt que tes enfants font quelques fautes,
Tu les punis avec sévérité ;
Tu les jettes, de ton sein tu les ôtes,
Pour châtier la moindre impureté.
« Je punis mes enfants ; car je les aime :
« Pour les autres, j’attends à les punir ;
« Je veux voir s’ils rentreront en eux-mêmes,
« Gardant le châtiment pour l’avenir.
,, Adore, adore en secret ma Sagesse ;
“Et me bénit, loin de t’en affliger :
“Bientôt, bientôt elle sera maîtresse,
“Bientôt on verra l’Univers changer”.
Tu dis toujours, mon cher Maître, de même
Bientôt, bientôt ; je ne vois rien venir :
“Ah ! ma fille, ton audace est extrême,
“Sans ton amour je saurais t’en punir.
“Demeure en paix, j’aurai soin de ma gloire
“On verra bientôt dans tout l’Univers
“Mon jugement triompher en victoire,
“Mon nom loué dans mille endroits divers.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
UN cœur abandonné se trouve trop heureux ;
Rien ne l’étonne ou l’embarrasse :
Ne voulant que ce que Dieu veut,
Partout il se trouve à sa place.
Il est toujours content, ne s’afflige de rien,
Si Dieu ne l’afflige lui-même :
Ce que Dieu fait est tout son bien ;
Son bonheur est en ce qu’il aime.
O divin abandon, délices de mon cœur,
Tu sais le bonheur de la vie :
Malgré la plus vive douleur,
L’abandon à tout remédie.
Persécuté de tous il se trouve content :
La pauvreté, la maladie
Ne le trouble pas un instant ;
Il se rit de la calomnie.
Quoiqu’on l’accuse à tort, il vit tranquillement ;
Ne songeant point à se défendre :
Il est toujours également
Abandonné, fidèle et tendre.
Qu’on l’accable de maux, qu’on le mette en prison,
Qu’on le traite comme un infâme ;
Il a recours à l’abandon,
Et trouve la paix de son âme.
Qu’on lance contre lui tous les traits des méchans
Trempés dans le ciel de, l’envie ;
Ses amours sont toujours constants
Son bien est d’y perdre la vie.
L’abandon et l’amour ne se quittent jamais ;
Ils vont tous deux de compagnie :
Ils n’ont que le même intérêt :
Tous deux tiennent l’âme ravie.
Qui sait s’abandonner, sait aussi bien aimer ;
Lorsqu’on aime, l’on s’abandonne :
Ô Dieu, peut-on vous estimer,
Et craindre encor pour sa personne !
C’est la marque d’amour, mettre son intérêt
Aux mains de la personne aimée :
Dieu sera donc ce qu’il lui plaît ;
À tout je suis abandonnée.
Pouvoir penser à soi après s’être donné,
Est la marque qu’on n’aime guère :
Le véritable abandonné
De soi ne se fait nulle affaire.
Il ne saurait penser qu’à l’intérêt de Dieu,
Il ne se connaît plus soi-même :
Il ne discerne plus son feu ;
Il est perdu dans ce qu’il aime.
Lorsqu’on est bien perdu, l’on ne se trouve plus
Dieu vit en l’âme, et l’environne :
Poussé de son flux et reflux, Aux flots d’amour on s’abandonne.
Ne me demandez pas qui m’a conduit ici ;
Tâchez vous-même de l’apprendre :
Vivez d’abandon sans souci ;
Et Dieu vous le fera comprendre.
AIR : La jeune Iris.
L’âme qui se perd en celui qu’elle aime,
À sûrement l’amour sans intérêt :
N’en prenant plus aucun pour elle-même,
Elle prononce avec Dieu ses arrêts.
Toujours de son parti contre elle-même
Toujours soumise à son divin vouloir,
Elle adore en tout le Pouvoir Suprême
En quelque façon qu’il se fasse voir.
Le pur amour n’a d’yeux que pour se plaire
En ce sublime et souverain Objet ;
Il ne voit rien qui peut le satisfaire,
Son cœur ne s’arrêtant en nul sujet.
Dieu seul est grand, saint, adorable, immense ;
Tout le reste est trop indigne de lui :
Il est pour Dieu dans l’humble dépendance ;
Surpassant tout, Dieu seul est son appui.
Tout rempli d’un orgueil plein de noblesse,
Rien moins que Dieu ne peut le contenter :
Son goût a pris tant de délicatesse,
Qu’il ose tout le reste mépriser.
Qui peut aimer encor la créature,
Si ce n’est Dieu qui le veut, qui le sait,
Séduit qu’il est par l’ombre et l’imposture,
Ne peut avoir aucun désir parfait.
Dieu fait des unions simples et pures,
Qui sont en lui en parfaite unité,
Et qui n’ayant plus rien de la nature,
Ont pour lien la parfaite charité.
On s’aime en Dieu d’une certaine sorte,
Que l’absence, bien loin de désunir,
Rends l’union et l’amitié plus forte,
Toute simple, exempte de souvenir.
Car ce n’est rien que la pensée inspire ;
Ces âmes sont un en leur Créateur :
Ce que l’un veut, cet autre le désire ;
Car Dieu du même vouloir est l’auteur.
AIR nouveau.
LA paix et la solitude
sont le plaisir de mon cœur :
Que je hais l’inquiétude,
La vivacité, l’ardeur !
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
On veut être quelque chose
Dans le monde, ou près de Dieu ;
Mais le cœur qui se repose,
Dans le rien trouve son lieu.,
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
On s’intrigue, on se tourmente,
Sans se reposer jamais ;
Ce qui rend rame inconslante,
Et lui dérobe sa paix.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
On nourrit sa propre vie
Dans le soin, empressement ;
Et l’on perd bientôt l’envie
D’aimer son Dieu purement.
le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
L’âme qui rien ne désire,
Ne saurait faire de choix :
L’agir lui devient martyre,
Et le repos est son poids.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
Tout ainsi qu’une girouette,
Son pivot sans mouvement,
Se meut comme on le souhaite
Par le moindre coup de vent.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
Ainsi l’âme reposée
Sur les bras de son Amant,
Par lui se trouve poussée,
Sans aucun retardement.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
Ce repos plein de sagesse
En Dieu toujours agissant,
N’inspire que petitesse
C’est lui qui nous rend enfants.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
Le mépris ou la louange
N’ont nul pouvoir sur son cœur,
Qu’on le prenne pour un Ange,
Ou pour l’esprit séducteur.
O le grand bien.,
De n’être, et ne vouloir rien !
Ô rien, qu’on ne peut atteindre
Sans mourir à tout moment,
On ne saurait te contraindre
Par caresse ou par tourment.
Ô le grand bien,
De n’être, et ne vouloir rien !
C’est en Dieu qu’on te possède ;
Dieu s’écoule en notre rien :
De tous les maux le remède,
De tous biens le plus grand bien.
O Rien heureux,
De toi je suis amoureux !
AIR : Ce n’est point par effort qu’on aime : ou, J’entends partout le bruit des armes.
CE n’est point par effort qu’on aime
L’Amour est jaloux de ses droits ;
Il ne dépend que de lui-même,
On ne l’obtient que par son choix :
Tout reconnaît sa loi suprême,
Lui seul ne connaît point de loix.
C’est lui qui rend l’âme parfaite :
Lorsqu’il commande en souverain,
Il met en nous ce qu’il souhaite
Et nous protège de sa main :
Il commence par la défaite
De ce qui nous reste d’humain.
Après il change de manière ;
Il nous arrache tout appui ;
Il cache sa grâce première,
Et nous fait courir après lui :
Étant au bout de la carrière,
Il laisse celui qui le suit.
On sent alors que l’on s’égare,
On ne sait à qui recourir ;
Et plus notre âme se prépare,
Plus elle s’efforce à courir :
Par une conduite assez rare
Elle n’en peut rien obtenir.
Il faut enfin qu’elle abandonne
Son marcher pour un doux repos ;
Lorsqu’elle ne voit plus personne,
L’Amour revient sort à propos ;
Mais nouvelle forme il lui donne,
Lui tenant de nouveaux propos.
,, Il faut à présent que tu meures”,
Lui dit-il, d’un air de courroux :
,, Depuis le thème que tu demeures
,, Dans ce repos tranquille et doux,
,, Tu n’as pas changé de demeure ;
,, Et tu crois joindre ton Époux » !
J’ai couru de toute ma force,
Espérant de l’atteindre un jour :
Son amour me servait d’amorce ;
Mais il rebutoit mon amour :
Il faisait avec moi divorce,
Lorsque plus je faisais ma cour.
,, Je veux à présent que tu cesses
,, De courir et de me chercher :
,, Tu n’as qu’une fausse tendresse,
,, Tu ne sais pas encor marcher :
,, Ne songe plus à mes caresses,
,, Pour toi je deviendrai rocher ».
O Qu’il m’a bien tenu parole !
Ma douleur, mon gémissement
N’ont été que plainte frivole,
Sans que son œil un seul moment
D’un de ses regards me console ;
Il se moque de mon tourment.
Ne vois-tu pas, pauvre abusée,
Que tu conserves ton vouloir ?
Tu voudrais être regardée ;
Et l’Amour, ne te veut pas voir :
Tu veux régler ta destinée ;
Ah, c’est usurper son pouvoir.
Demeure-donc anéantie
Sous la main puissante d’Amour,
Ne sois jamais assez hardie
D’espérer de voir un retour,
Sois morte, simple assujettie ;
C’est par là qu’on lui fait sa cour.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
LE sommeil s’est enfin éloigné de mes yeux ;
Et je n’en sens aucune peine :
Mon cœur n’en est que plus heureux ;
Il est libre, et rien ne le gêne.
Il peut là sans témoin s’unir arec son Dieu :
Ce silence de la Nature
Sert et lui donne plus de lieu
Pour exhaler sa flamme pure.
Interrompu le jour en cent mille façons,
On est en proie aux créatures :
Il faut suivre leurs passions,
Être témoin de leurs murmures.
La nuit dans le secret, on contemple sans bruit
Cette Beauté simple éternelle :
Là nul n’interrompt ni ne nuit ;
C’est là qu’amour se renouvelle.
[…]
Vous le chantiez David : (a)38 La nuit est ma clarté
Dedans mes plus grandes délices.
À qui sait cette vérité,
Les jours deviennent des supplices.
Aimons, aimons, aimons, et laissons le sommeil
Pour qui n’aime rien que soi-même
On craint l’approche du Soleil
Quand véritablement on aime.
R É P O N S E [à un ami]
AIR : Les folies d’Espagne.
Celui qui peut se dépeindre soi-même,
S’il encor loin d’avoir perdu son cœur :
Le mien n’est plus, et s’il est vrai qu’il aime
C’est de l’amour même de son Vainqueur.
En lui perdu, je ne vois plus de trace,
Il n’est pour moi de sommet escarpé :
Je vais toujours sans savoir où je passe,
Et suis bien haut sans que j’aie grimpé.
Je ne vois plus, Seigneur, des précipices
Depuis qu’Amour en m’abîmant en vous,
Me dit ; Suis-moi, il faut que tu périsses
Sans espérer un regard de l’Époux.
Lors je lui dis : Que veux-tu que je fasse ?
Détruis, abîme, arrache-moi de moi :
Je veux, Amour, que tu te satisfasses ;
Je ne connais plus ni règle ni loi.
En me montrant un sentier tu te caches ;
En te suivant je m’égare toujours :
Tu me conduis sans vouloir que je sache
D’aucun chemin réglé suivre le cours.
C’est peu, dit-il, que n’avoir plus de vie,
Et de quitter pour moi ce toi si cher :.
Je veux si loin porter ma jalousie,
Qu’en me perdant tu n’oses me chercher.
Je veux de plus, qu’ignorant si je t’aime
Tu n’oses pas songer à le savoir :
Il faut qu’en toi je m’aime seul moi-même,
M’y contemplant sans te le laisser voir.
Depuis ce temps je me trouve sans vie,
Je ne vois plus en moi de propre amour
Dieu tient mon âme en soi-même ravie,
Sans me laisser sur moi faire un retour.
Je ne connais ni la mort ni la vie ;
Dieu vit en moi, et je vis en mon Dieu
Pour tous plaisirs mon âme est assoupie ;
Il n’est pour moi ni loi, ni temps, ni lieu.
Sans rien savoir, il n’est rien que j’ignore ;
Sans rien avoir, je ne manque de rien ;
Sans rien aimer, nul tourment je n’abhorre ;
En voulant tout, je ne veux aucun bien.
Plus que la mer mon cœur se trouve immense ;
Rien d’ici bas ne le saurait borner :
Dieu verse en lui sa divine science ;
Ferme et constant qui pourrait l’ébranler !
AIR : Je ne veux de Tirsis.
[…]
Je disais quelquefois : Amour, les jeunes cœurs
Semblent vous plaire davantage :
Vous leur réservez les douceurs,
Et pour le vieil amant la charge.
Après quelques momens j’ai connu ton secret
J’ai vu que la pure caresse
C’est de traiter comme il te plaît
L’homme soumis à ta Sagesse.
La Justice est pour lui ; la douceur pour tous ceux
Qui ne sont pas sous ton empire :
S’ils ne goûtaient le savoureux,
Ils suivraient ce qui les attire.
Pour le fidèle amant, il adore tes coups :
Il t’aime si sort pour toi-même
Que de ta main tout paraît doux
À son cœur ; car vraiment il t’aime.
Amour, disais-je un jour, vois quels maux tu me fais ;
N’as-tu point pitié de mes peines ?
Sont-ce les biens que tu promets,
Que les rigueurs plus inhumaines ?
[…]
AIR : Les folies d’Espagne.
[…]
Si nous souffrons c’est notre résistance ;
L’amour pur est doux, il est bienfaisant :
Mais il veut une entière obéissance,
Sans écouter la raison ni les sens.
AIR : Les folies d’Espagne.
L’AMOUR ne veut point d’autre récompense
Que l’amour même ; il sait seul son bonheur
Ah ! que pour lui la plus rude souffrance,
Est un grand bien qui satisfait le cœur !
Qui veut avec l’amour quelque autre chose,
Ne connut jamais ce que vaut l’amour :
Je veux qu’en tout temps de moi tu disposes,
Divin Amour, sans faire aucun retour.
Si je me regardais encore moi-même
En t’aimant, je me reconnais menteur :
Je suis si fort à cet Amour suprême,
Que je n’aperçois plus en moi de cœur.
Tout est passé dans l’Amour immuable ;
Si je subsiste, ah ! je n’en connais rien ;
Il me paraît uniquement aimable,
Le Tout Immense et le Souverain Bien.
Divin Amour, je m’immole à ta gloire ;
Chacun en te cherchant ne veut que soi :
Quand te verrai-je une entière victoire ?
Quand seras-tu le véritable Roi ?
Tu me promis autrefois que ton Régne
S’étendrait bientôt en tout l’Univers :
Je vois au contraire qu’on te dédaigne,
Qu’on a de toi des sentiments divers.
Détruis, détruit ces amateurs d’eux-mêmes ;
Ce sont eux qui triomphent à présent
Je ne vois point, ô Majesté Suprême ,
Qu’aucun t’aime que les petits Ensans.
Rends-nous petits, simples, qu’en innocence
Nous vivions en proclamant tes grandeurs :
Tu n’es loué, Seigneur, que par l’Enfance ;
Et des enfants tu possèdes les cœurs.
Que les Grands leur sont une horrible guerre ;
Ils voudraient bien les faire tous périr :
Ils les extermineront sur la terre,
Si tu ne viens, Amour, les secourir.
,, Je les rassemblerai, mais pour ma gloire,
« Ouoiqu'épandus en mille endroits divers :
,, N’étant qu’un cœur, j’ai sur eux la victoire ;
“Mon Esprit remplira tout l’Univers.
,, Oui ma promesse est toujours infaillible ;
,, Les hommes en ignorent le moment :
“Sitôt que je veux tout m’étant possible,
« Qui peut se plaindre du retardement ?
,, Mille ans ne sont qu’un jour en ma présence :
‘Les siècles devant moi sont un instant :
« Attends, attends-moi donc en patience ;
,, Tout s’accomplit dans l’éternel moment.
‘L’homme empressé voudrait que ma promesse
« S’accomplit aussitôt que j’ai promis ;
,, Mais il est des loix selon ma Sagesse
‘Qu’on ne connaît que quand on est soumis.
« Je promis pour Abraham l’héritage
‘Qu’il ne posséda qu’en ses descendants :
» Lorsque je sais de mes dons le partage,
‘On me doit croire, et non régler les temps.
« Il te suffit de savoir que mon Règne
‘S’avance, lorsqu’on s’y veut opposer :
‘C’est ce qu’il faut à présent qu’on enseigne ;
‘L’attendre en paix, sur moi se reposer.
AIR : Quoi, vous m’abandonnez Silvie !
JE ne sais comme tout se passe
Mais je sens un esprit fort au-dessus du mien,
Qui l’élève souvent, et souvent le terrasse ;
Il se tait quelquefois, d’autre il parle assez bien.
Souvent je ne suis qu’une bête ;
Et je connais alors que cet Esprit divin
Anime plus le cœur, que l’esprit ou la tête :
Comme tout vient de lui, je n’en suis pas plus vain.
Sans lui je ne suis qu’une souche.
S’il n’anime en secret mon cœur, mon sentiment ;
Je ne suis point touché si sa main ne me touche :
Que je serais sans lui lâche et perfide amant !
Puisque je lui dois toute chose,
Comment pourrai-je donc me prévaloir de rien ?
Je le vois dans mon cœur comme l’unique cause
De tout ce que je pense, ou dis, ou fais de bien.
Seigneur, qui règle ainsi mon âme,
Et dont la volonté fait ma peine ou mon bien,
Que mon cœur est heureux de brûler de ta flamme ;
Et qu’il se trouve riche en ne possédant rien !
De tout ce qu’on voit dans le monde,
Rien ne demeurera que l’amoureuse loi,
Que grava dans nos cœurs ta Sagesse prosonde,
Puisqu’on perd même aux Cieux l’espérance et la foi.
Divin Amour qui me commande,
Gouverne-moi toujours, ne me quitte jamais :
Toi seul est le trésor que mon âme demande,
Et le but souverain où tendent mes souhaits.
Si tu me guides en ma vie,
Si tu me suis toujours par tout en tous les lieux ;
En Dieu par ton moyen mon âme étant ravie,
Passerait avec toi d’ici-bas jusqu’aux Cieux.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
DIEU tout saint et tout pur est communicatif,
Il veut se verser dans nos âmes :
Si notre cœur était passif,
Nous goûterions ses douces flammes.
Il a, ce Dieu d’amour, bien plus d’empressement
De nous communiquer son être,
Que nous n’avons de sentiment
Des bontés de ce divin Maître.
Nous créant il a mis au milieu de nos cœurs,
Une capacité passive,
Propre à recevoir ses saveurs
Avec une grâce unitive.
Sitôt que notre cœur est vide entièrement,
Il s’y communique lui-même ;
Et le fait très abondamment :
Son amour pour nous est extrême.
Il est grand, riche, saint, immense, glorieux ;
Il se donne avec abondance :
Quand notre cœur est amoureux,
Il est aussi sans résistance.
Alors ce Dieu d’amour s’y verse tout entier ;
Non content des grâces insignes
Il donne de communiquer
À d’autres lorsqu’ils en sont dignes.
L’âme éprouvant en soi le don, le donateur,
Sent un penchant de se répandre ;
Il semble que ce pauvre cœur
Pour tout donner veuille se rendre.
Elle ne pense point à retenir les dons ;
Les partageant à tous ses frères
Elle trouve Dieu dans son fond,
Qui lui verse amour et lumière.
Il le faut avouer, la céleste onction
Est si simple, calme et paisible,
Qu’elle n’a pas d’émotion,
Qui la rende trop perceptible.
Celui qui la reçoit, croit ne rien recevoir
Lorsqu’elle est si pure et tranquille :
Car il ne peut l’apercevoir,
Mais il se trouve plus docile.
On la connaît bien mieux par ses divers effets :
Elle rend nos vouloirs pliables,
Nous donne des désirs parfaits,
Enfin nous perd dans l’immuable.
Quand nous sommes perdus dans la dernière fin,
Nul vouloir ne paraît en l’homme ;
Il n’est ni penchant ni dessein ;
L’amour pur en lui nous transforme.
C’est alors que l’amour se répand tout entier,
Qu’il ravit et transporte l’âme :
On ne trouve plus de sentier ;
Tout est devenu pure flamme.
(a)40 Le commencement est l’attrait, la motion :
Tout doit continuer de même ;
Jusqu’à ce que par l’union
Dieu nous change en l’Être Suprême.
AIR : Profitons des plaisirs, bergère.
DIEU maître de nos destinées
Vous a mené jusques chez moi,
Âme prédestinée
Pour l’amour et la foi !
Ne soyez point bornée,
Laissez agir mon Roi.
Il veut que votre cœur sans cesse
Reçoive son Esprit du mien,
Et que la petitesse
Soit votre seul soutien,
Le néant, la faiblesse
L’amour pur et le rien.
Si nos cœurs sont unis ensemble,
Ainsi que Dieu me l’a fait voir,
Il faut qu’ils se ressemblent
N’ayant plus qu’un vouloir :
Lors nous serons le temple
Bâti par son pouvoir.
Il doit détruire notre ouvrage,
Afin de mieux le rebâtir.
On croit que c’est dommage
En le voyant périr :
Mais c’est notre avantage,
Nous devons l’en bénir.
Je vois quantité de matières
Pour rétablir son bâtiment ;
Les chrétiens sont les pierres,
L’amour est l’ornement,
Et nos humbles prières
Serviront de ciment.
AIR : L’éclat de vos vertus.
MON Dieu ne me permet d’espérer ni de craindre ;
Mon sort et mon esprit sont si forts en sa main,
Que je ne serais pas à plaindre,
Quand je devrais mourir demain.
Ah ! si je ne vois rien flattant mon espérance,
Je ne puis, mon Seigneur, rien craindre cependant :
Que mon Dieu penche la balance ;
Mon cœur sera toujours content.
Accablé de ses maux il est dans l’équilibre ;
L’amour, le seul amour, en fait le contrepoids :
Il est si parfaitement libre,
Qu’il ne saurait faire aucun choix.
Je suis aux mains de Dieu pour la mort ou la vie ;
C’est à lui de régler dans son vouloir mon sort :
Je ne trouve chez moi d’envie
Soit pour la vie ou pour la mort.
Si j’aime mes enfants, je ne sens point d’attache
Qui puisse m’obliger de désirer le jour :
La mort qui jamais ne me fâche,
N’ôte rien d’un fidèle amour.
Je les porte avec moi dans le sein de mon Père,
En mourant je ne veux pas les abandonner ;
Et Dieu m’en ayant fait la mère,
C’est à moi de les lui donner.
AIR : On n’aime plus dans nos forêts.
Ô Dieu que j’aime uniquement,
Souverain Auteur de ma flamme !
Si tu m’unis ce cher enfant,
Ah ! rends le propre pour mon âme :
Qu’il n’ait plus d’autre volonté
Que de se perdre en ta bonté.
Je trouve quelquefois son cœur ;
Une douce correspondance
L’unit à nous, ô mon Seigneur !
Et d’autrefois sa résistance
L’empêche de se perdre en toi ;
Il conserve encore son moi.
On ne comprend point, mon Époux !
Où doit aller la petitesse :
Il faut que tout périsse en nous,
Pour y recevoir ta Sagesse ;
Car tu bâtis sur nos débris :
Ton ouvrage n’a point de prix.
Mais on veut toujours travailler ;
Chacun veut être quelque chose :
Le Maître voudrait nous tailler ;
De tout on veut être la cause.
Nous ne résistons au Seigneur,
Que pour posséder notre cœur.
Il faut pourtant le lui donner,
Et vouloir bien qu’il en dispose ;
Nous devons tout abandonner
À ce Dieu notre unique cause,
Nous soumettant à son pouvoir,
Perdre à jamais notre vouloir.
Mais nous ne serons jamais rien,
Que par l’Amour, la petitesse
Hors là ne cherchons aucun bien,
Aimons jusqu’à notre bassesse ;
Afin que Dieu soit saint en nous,
Qu’il soit grand, juste autant que doux.
AIR : Les folies d’Espagne.
[…]
Si Dieu t’unit à quelque âme fidèle,
Pour te perdre promptement en son cœur ;
Elle n’a garde de prendre pour elle
Ce qui n’est dû qu’à Dieu son Créateur.
Si tu lui témoignes de la tendresse ;
Renvoyant tout à ce sublime Objet
Elle s’enfonce dans sa petitesse ;
Pour Dieu le grand ; et pour elle l’abject.
Elle ne voit que Dieu seul en son âme ;
Ce qu’on lui dit, ne saurait la toucher :
Elle s’élance en Dieu comme la flamme,
Où rien d’humain ne saurait l’approcher.
Dieu vit, agit, dispose tout en elle ;
Sans s’ébranler elle reste en son rien :
Son cœur vers son Amour toujours fidèle
Ne saurait s’attribuer aucun bien.
Néant heureux, il demeure en sa place ;
Rien ne peut plus l’atteindre et l’ébranler ;
Néant d’amour, de vérité, de grâce ;
D’autant plus rien qu’il ne peut s’élever !
[…]
AIR : Les folies d’Espagne.
JE suis à vous dès ma plus tendre enfance :
Vous m’avez conduit comme par la main :
Je vous suivais, et mon obéissance
Attirait encor le secours divin.
Je ne cherchais dès lors que votre gloire :
Elle fit seule en tout temps mon bonheur.
M’avez-vous donc banni de la mémoire,
Et votre amour n’est-il plus dans mon cœur ?
Vous rendîtes ma parole efficace, 1
Elle pénétrait l’intime du cœur ;
Elle ne trouve à présent plus de place :
On lui ferme la porte avec rigueur.
J’admire, ô Dieu ! sans le pouvoir comprendre,
Combien l’homme a de peine à se quitter :
De son esprit il ne peut se déprendre ;
C’est ce qui l’oblige à te rebuter.
Le Démon lui donne certaine idée
Sans la combattre il s’y laisse entraîner,
Et lorsque son âme en est possédée,
il ne veut que s’en laisser dominer.
O pur amour, ô divine Sagesse !
Vous atteignez de l’un à l’autre bout :
Convertissez cette force en faiblesse ;
Et que ce rien rende gloire à son Tout.
Hélas ! que je souffre dans ma vieillesse
De ne point trouver de ces cœurs soumis
Tous enivrés de leur fausse sagesse
Me regardent comme leurs ennemis.
Souvent mon âme est pleine d’amertume ;
Vous êtes seul témoin de ma douleur
Cette douleur toutefois me consume ;
Le mal est moins à mon corps qu’à mon cœur.
AIR : Rochers, vous êtes sourds.
JE veux bien, mon Seigneur, pour eux être anathème
Frappe, n’épargne pas, je me livre à tes coups :
Fais tomber sur moi seul le poids de ton courroux ;
Tout me fera plaisir, pourvu que leur cœur t’aime.
Mais il faut pour t’aimer renoncer à soi-même ;
Il faut, sans soin de soi, s’abandonner au sort,
Et même se livrer au néant, à la mort :
L’homme à se renoncer souffre une peine extrême.
Il veut à tout moment sentir ce qui se passe,
Regarder son chemin, craint de s’abandonner ;
Ignorant ton pouvoir, il tâche à le borner ;
Et se mêler de soi par un excès d’audace.
Ô, qu’on en trouve peu qui se laissent conduire !
Mesurant chaque état sur la propre raison,
Ils s’éloignent toujours du parfait abandon,
Et méprisent la voix qui voudrait les instruire.
Reçois, ô mon Seigneur, cet humble sacrifice
Que je sais chaque jour en faveur de leur soi :
Quoiqu’indigne je m’offre, ô mon Dieu, reçois-moi ;
Je veux bien tout souffrir, si tu leur es propice.
Je souffre chaque jour de mortelles atteintes,
Indigne de t’aimer, indigne de souffrir :
Oubliant mes forfaits, daigne te souvenir
Que ce n’est point pour moi que je te fais ces plaintes.
Laisse-moi, je le veux ; comble-les de ta grâce ;
Sauve-les, je consens à mon sort rigoureux ;
S’ils t’aiment, je ne puis me croire malheureux :
Ma requête, Seigneur, est humble et sans audace.
Chacun me blâmerait s’il voyait ma misère,
M’accuserait d’orgueil de parler pour autrui :
Qu’il laisse ses enfants et qu’il parle pour lui ;
Quoique manquant de tout je ne le saurais faire.
J’appartiens à mon Dieu, je veux ce qu’il ordonne ;
Je n’ai plus rien à voir sur mon propre intérêt :
Depuis longtemps je veux et sais ce qu’il lui plaît ;
Pour autrui m’oubliant, à tout je m’abandonne.
AIR : Je ne veux de Tirsis.
TORRENT impétueux arrête ici ton cours,
Suspends tes ondes mutinées
Pour écouter le long discours
De mes terribles destinées.
Hélas ! j’étais à Dieu dès mes plus jeunes ans,
J’ai vécu sous son doux empire ;
Sans écouter mes sentiments
J’aimais le plus cruel martyre :
Consumée en l’amour, je ne m'attendais pas
Qu’il fallut souffrir pour mon frère
Un mal plus dur que le trépas :
Est-ce à ce prix que je suis mère !
Faut-il enfin mourir de ces terribles coups ?
S’il ne m’en coûtait que la vie,
Vous savez, mon divin Époux,
Que mon âme en serait ravie.
Je connais sûrement qu’on s’éloigne de vous,
S’éloignant de ce cœur fidèle
Que vous donnez pour rendez-vous
À ceux que votre amour appelle.
Mon cœur est déchiré de cent mille façons ;
Sans cesse il reçoit des blessures :
Si l’on ne reçoit vos leçons,
Il souffre cent mille tortures,
Et c’est-à-dire là le tourment dont je me plains ici,
Torrens, rochers, antre sauvage ,
Vous qui partagez mon souci,
Et qui comprenez mon langage,
Les murmures secrets que j’entends près de moi,
Me sont des marques très certaines,
Que vous avez bien plus de soi
Que ces chers auteurs de mes peines.
Touchés de mes ennuis, touchés de mes douleurs,
Je vois en ces secrets murmures,
Que plus plus sensibles que leurs cœurs
Vous déplorez mes aventures.
Lorsqu’ils ont de la foi, que mon cœur amoureux
Est satisfait de son partage !
Ce sort qui m’est si douloureux,
Est alors ce qui me soulage.
Venez, ô pure foi, venez, ô pur amour,
Vaincre ces cœurs trop invincibles :
Hélas ! donnez-leur un beau jour ;
Puisque vos nuits leur sont pénibles.
Mais que dis-je un beau jour ! il n’est que dans la nuit,
Ce jour pour qui le cœur soupire :
On le découvre à petit bruit,
En se rangeant sous votre empire.
C’est un jour sans brillant, qu’on ne remarque pas
Sans un cœur soumis et fidèle :
Quand le distinct ne paraît pas,
On suit cette amour éternelle.
Apprenez-leur, Seigneur, quelle est la vérité ;
Que la foi régit leur conduite :
Mais l’esprit plein de vanité
A bientôt leur âme séduite.
Vous pouvez les guider : ne permettez jamais
Que leur esprit ainsi s’égare :
Ils s’imaginent de faux traits
Dans votre ouvrage le plus rare.
C’est à vous de guérir ce dangereux poison,
Qui flatte et pénètre leur âme :
Ils rebutent la guérison,
Lorsqu’elle vient par une femme,
Pourquoi choisissez-vous un si vil instrument ?
Qu’il est abject dans leur mémoire !
« C’est que m’aimant uniquement,
« Je ne puis vouloir que ma gloire.
« Je te rabaisserai plus encor à leurs yeux,
« Pour rendre leur foi bien plus pure
« Car rien ne m’est plus précieux
, Que ce qui détruit la nature."
“Il faut marcher sans voir, croire au-dessus de soi,
« Espérer contre l’espérance ;
“Et préférer l’obscure foi
,, A ce qu’on appelle évidence”.
Marchez donc, mes enfants, ne vous arrêtez plus ;
Sans vous servir d’aucun langage :
Tous les discours sont superflus,
Quand mon cœur me rend témoignage.
Trop fidèle témoin, il dit la vérité
Quand l’homme s’ignore soi-même :
Il m’ôte la tranquillité
En me tourmentant à l’extrême.
Quand par humilité je crois qu’on a raison,
Et que me condamnant moi-même
Je fais voir ma soumission ;
Il montre son pouvoir suprême.
Ah ! je n’ai plus de paix qu’en suivant ce qu’il dit :
« Non ce n’est point toi qui t’abuses ».
Alors mon cœur est interdit :
Quand je me condamne, il m’excuse.
Il ne saurait souffrir de me voir vaciller :
Il faut que je le laisse faire ;
Que je croie sans hésiter,
Et sans regarder ma misère.
Nous nous trompons toujours, croyant tromper autrui :
Notre cœur sensible et volage
Nous dérobe un certain repli,
Qui fait tout le mauvais ménage.
Nous demeurons fixés dans notre sentiment :
Alors notre âme desséchée
Vers Dieu n’a plus de mouvement ;
Par là sa course est empêchée.
Rentrons, mes chers Enfans, sous nos premières loix :
Là nous vivions sans assurance ;
Nous n’avions ni vouloir ni choix ;
Nous avions une pure aisance :
Là rien ne retenait notre cœur amoureux,
Étendu même en sa faiblesse :
Il se trouvait content, heureux
Dans sa plus extrême bassesse.
Rentrons en ce climat oà nous trouverons Dieu ;
Ne donnons rien à la nature :
Nous le trouverons sans milieu,
Et bénirons notre aventure.
POÉSIES ET
CANTIQUES SPIRITUELS SUR DIVERS SUJETS
QUI REGARDENT LA VIE INTÉRIEURE, OU
L’ESPRIT DU VRAI CHRISTIANISME. PAR MADAME J. M. B. de la MOTHE-GUYON.
Divisés en quatre Volumes.
TOME IV. À PARIS Chez les LIBRAIRES ASSOCIÉS.
M D C C. XC.
142
UN abîme profond, un néant douloureux,
L’esprit abandonné, le cœur bien amoureux,
Ténèbres, nudités, peines, incertitudes,
Croix, douleurs, déplaisirs, les tourments les plus rudes,
Mépris, confusion, inévitables coups,
Vous réunissez seuls l’Épouse à son Époux.
Qui le croirait, Seigneur, que toutes vos caresses
Ne partent pas d’amour ; mais bien de nos faiblesses !
Vous aimez un cœur pur et plein de fermeté,
Qui ne s’attache à rien qu’à votre Vérité ;
Que vous puissiez traiter selon votre Justice,
Qui reçoive de vous comme un bien le supplice ;
Qui ne veut rien pour soi que votre volonté,
Aimant à ses dépens vos loix, votre équité ;
Qui vit avec plaisir dans un rude martyre ;
Qui délire de voir en tous lieux votre Empire ;
Qui marche aveuglément dedans l’obscure foi ;
Qui prend le pur amour pour son unique loi ;
Qui ne cherche en vos dons, Seigneur, nulle assurance ;
Qui montre son amour dans sa persévérance.
Vous choisissez pour vous avec plaisir ces cœurs ;
Et les rendez pourtant le but de vos rigueurs !
Les douceurs sont pour ceux qui s’aimant trop soi-même,
Ne comprennent jamais comme il faut qu’on vous aime,
Ce que vous méritez, ayant droit d’exiger
Qu’on méprise pour vous la peine et le danger.
143
Âme, qui vous croyez infiniment heureuse
Pour certains sentiments d’une onction savoureuse :
Qui croyez votre amour aussi fort que brillant,
Et qui comme le jonc pliez au moindre vent ;
Vous avez du mépris pour une âme affligée ;
Vous croyez que pour vous l’Amour l’a négligée,
Et qu’un vice caché l’empêche d’obtenir
Ces consolations qui font votre plaisir.
Que vous connaissez mal la conduite divine !
Vous donnant la douceur, il entoure d’épine
Ce cœur qu’il a choisi pour être tout à lui ;
Lorsqu’on le croit sans force, il se rend son appui ;
Il épure ce cœur par toutes ces épreuves ;
[…]
146
[…]
Sur le puits de Jacob, Jésus lassé de peine
Promit de cette eau vive à la Samaritaine,
Qui lui fit adorer d’esprit en vérité
147
De ce Dieu, pur esprit, l’excellente beauté :
D’un hommage suprême il veut qu’on l’honore ;
Et c’est en pure foi qu’il faut qu’on l’adore.
Ce culte qui convient seul avec sa grandeur,
Est produit par l’amour et vient de notre cœur ;
Mais ce cœur plein d’amour il faut qu’il nous le donne,
Qu’il lui fasse accomplir ce que lui-même ordonne.
[…]
148
[…]
152
Je vous cherchais en moi ; je vous trouve en vous-même :
Je sais bien à présent comme il faut qu’on vous aime.
Je voulais la vertu, les biens, la sainteté ;
Je ne dois rien vouloir que votre vérité.
C’est elle qui m’apprend qu’enfermant toute chose
Je dois laisser tous biens dans leur première Cause ;
Et que c’est usurper ce qui vous appartient,
Que de m’approprier le moindre de vos biens.
J’ai connu ce secret ; et mon âme ravie
Oublia tous ses maux dans sa nouvelle vie :
Mon cœur renouvelé se trouva tout changé
Il fut sous vos vouloirs à cet instant rangé
Perdant tout intérêt, il se livra sans feinte :
[…]
154
[…]
Ce respect si profond qu’on doit au Dieu suprême,
M’empêchait de me plaindre à d’autres qu’à lui-même.
Je lui disais souvent : O mon divin Époux,
Vous m’avez rejetée ; et ces moments si doux
Que je goûtais jadis dès ma plus tendre enfance,
Que sont-ils devenus ? Quoi donc votre présence
Sera-t-elle interdite à jamais à mon cœur !
N’aurez-vous plus pour moi qu’une extrême rigueur ?
Je regrettai cent fois le temps de ma jeunesse ;
Et je ne voyais pas la divine Sagesse,
Qui pour me faire aimer mon Dieu plus purement,
Et pour me rendre un jour bien plus parfait amant,
Avoit sçû m’enlever cette saveur céleste,
Pour me rendre à lui seul, en perdant tout le reste.
[…]
Enfin je me remis aux mains de la Justice ;
Et de tout mon bonheur je fis le sacrifice,
Trouvant plus de douceur que je n’avais pensé,
Dans cet amour si nu et non récompensé.
Je compris aussitôt ce que mon Dieu mérite
Et qu’il faut être nu, pour marcher à sa suite :
[…]
160
Divine Vérité qui faites mon bonheur,
Que vous causez au cœur de paix et de largeur !
On ne vous goûte bien que dans la solitude :
C’est là qu’on apprend tout sans secours de l’étude.
Vous renfermez en vous le véritable Bien :
On le trouve chez vous demeurant dans son rien.
Auguste vérité, favorable lumière,
C’est vous qui conduisez dans la source première.
Là le cœur à l’écart de tant de vains objets,
De soucis, de pensers, d’inutiles projets,
Vit seul avec son Dieu, dans une paix prosonde,
Dans l’éternel oubli de ce qu’on sait au monde :
L’amour seul et la foi règlent ses mois, son jour ;
Tout commence et finit dans l’immuable amour :
Il est de cent façons, sans prendre aucune forme ;
C’est lui qui nos vouloirs dans son vouloir transforme :
Souvent il paraît grand, quoiqu’il soit bien petit,
Moins il parait, et plus il transforme l’esprit.
Céleste motion, adorable principe,
Union d’unité dont le cœur participe !
Brouillard plein de lumière, abîme de grandeur
Où s’enfonce l’esprit, la volonté, le cœur !
Vous engloutissez tout, et perdez si bien l’âme,
Qu’elle ne connaît plus son être ni sa flamme :
Vous vivez seule en nous, céleste Vérité ;
Vous éclairez le cœur sans montrer de clarté.
161
Vous vous manifestez dans les nuits les plus sombres :
Ce que vous enseignez est environné d’ombres ; En vous accommodant à nos débiles yeux,
Dans ce jour tempéré l’on pénètre les Cieux.
Doux séjour de la paix, ô rien, ô vastitude !
O. Dieu qui nous conduit dans cette solitude
Que tu possédais seul dans ton éternité,
Toujours heureux chez toi de ta félicité !
Tu créas les humains pour entrer en partage,
Par un excès d’amour, de ce grand avantage.
Il ne faut que t’aimer, s’abandonner à toi,
Te suivre à chaque instant dans une aveugle foi,
Être simple, enfantin, sans souci de soi-même ;
Et l’on parvient enfin à ce bonheur suprême.
Admirable désert où l’âme vit en Dieu !
Elle avance toujours, mais sans changer de lieu.
C’est où tu me conduis, Suressence adorable,
Dans ce sacré désert, à l’état immuable.
[…]
167
169
[…]
Il sait bien qu’il n’est rien, son Dieu seul est puissant ;
Il ne regarde plus son extrême faiblesse,
Il ne saurait non plus penser à sa bassesse ;
Dieu seul est tout pour lui ; peut-il manquer de rien ?
Il ne veut rien pour soi ; l’amour est tout son bien,
Sans chercher dans l’amour même son avantage ;
Il porte les douleurs ; et c’est là son Partage :
Souffrir pour ce qu’il aime est son unique bien ;
[…]
Il sait qu’il vous faut tout, il vous veut tout donner ;
Que vous méritez tout ; qu’il ne peut mériter :
Il rencontre en vous seul la source du mérite ;
Connaissant qu’il n’est rien, quittant tout il se quitte.
Si je possédais tout, ô Seigneur tout-puissant !
Je vous le donnerais dedans le même instant :
Mais ne possédant rien, je vous donne à vous-même.
Ce don est digne seul de l’Essence Suprême :
[…]
173
[…]
174
Rochers inhabités, monts qui percez la nue,
Ah ! venez recevoir cette vérité nue
Venez pour adorer d’esprit en vérité
Ce Seigneur pur Esprit, et ce Dieu charité :
Que si vous habitez dans des pays stériles,
Que vos cœurs par l’amour soient rendus plus fertiles.
Cet Esprit pur et sain voudrait s’insinuer :
Ne lui résistez pas ; laissez-vous dénuer.
Livrez-vous à ses soins, à son amour fidèle ;
Il vous enseignera cette route nouvelle :
Mais, que dis-je ? Elle est plus ancienne que les Cieux.
C’est cet amour sacré, que je montre à vos yeux ;
Cet amour dont mon Dieu jouissait en lui-même,
Qu’il vient vous partager par une grâce extrême.
[…]
189
191
[…]
J’ai servi quelque temps à façonner les autres ;
Je recevais leurs coups pour les rendre tout vôtres :
Je ne suis à présent qu’un objet de mépris,
Un vase sans honneur, un diamant sans prix ;
Et la confusion qui couvre mon visage,
Me rend même odieuse au fol ainsi qu’au sage.
Je n’ose plus parler ; et mes discours sont vains ;
On en a du dégoût : tout me tombe des mains.
Ah ! daigne me cacher dans quelque solitude,
Que je porte en secret cette peine si rude :
Des maux que je ressens, je ne puis me cacher ;
Et j’indispose ceux que je devrais toucher.
Inutile souci, fatale inquiétude,
Laissez à mon esprit un peu de quiétude ;
Laissez-moi respirer sous les coups du Seigneur,
Et ne travaillez plus à déchirer mon cœur
M’étiez-vous réservés au temps de ma vieillesse ?
Ma douleur est l’effet, grand Dieu, de ta Sagesse :
S’adore des ressorts que je ne comprends pas ;
Et je veux bien souffrir jusques à mon trépas.
192
Si je crains mon tourment ; en même temps je l’aime,
Et son effet me plaît dedans sa cause même :
Je ne puis perdre, hélas ! ce qui peut le causer ;
Ô toi, toi qui l’as fait, daigne l’autoriser.
Je croyais du bonheur où j’ai trouvé ma peine :
Je voulais t’acquérir, ô Bonté souveraine,
Ce grand nombre de cœurs que tu m’avais commis :
Sont-ce là tes enfants ? Sont-ce mes ennemis ?
Je ne discerne rien ; je n’en suis pas capable :
Tout repousse mon cœur ; et c’est ce qui m’accable ;
Et cet accablement m’ôte la liberté
De pouvoir démêler, grand Dieu, ta vérité.
Rien n’entre dans les cœurs ; et je sens que tes flèches
Retournent contre moi, sans faire aucune brèche ;
Ne trouvant point d’Âme à ce torrent d’amour,
Il remonte à sa source et s’enfle chaque jour.
Hélas ! hélas ! Seigneur, où me vois-je réduite !
J’adore en pâtissant cette sage conduite :
Pourquoi résiste-t-on à tes charmants appas ?
Ah ! c’est que tu choisis un instrument trop bas.
On veut de la grandeur ; le fier orgueil des hommes
Ne saurait s’abaisser en ce siècle où nous sommes :
On veut de l’éclatant ; et la fausse vertu
Plaît bien plus à nos yeux qu’un esprit pauvre et nu :
De ces renversements, Seigneur, ôte les causes ;
On verra dans l’instant renaître toutes choses.
Psal. 103. v. 3 o.
Envoyez votre esprit et ils seront créés de nouveau, et vous renouvellerez toute la face de la terre.
[…]
Manque la Sixième section… Emblèmes ! Pages 254 à 290 de l’édition Poiret 1722.
Elle a dû être remplacée par « âme amante » aux figures moins fines.
[…]
Manque la Sixième section… Emblèmes ! Pages 254 à 290 de l’édition Poiret 1722.
Elle a dû être remplacée par « âme amante » aux figures moins fines.
Avec des figures nouvelles, accompagnées de Vers qui en sont l’application aux dispositions les plus essentielles de la Vie intérieure.
PAR MADAME DE LA MOTHE-GUYON.
Nouvelle Édition, considérablement augmentée.
À PARIS, Chez les LIBRAIRES ASSOCIÉS.
Je livre un choix d’Emblèmes illustrant des poèmes de Madame Guyon, textes accompagnés d’images.
Suite à une vision défectueuse, Madame Guyon écrivait peu à la fin de sa vie. Elle dictait son courrier (pour exemple vers ~1712 par l’intermédiaire de son secrétaire Ramsay). Ses « écrits », à visée plutôt éducative que poétique, sont très nombreux : les pièces ont été notées par divers disciples français « cis » ou étrangers « trans » de sensibilités diverses (v. la citation en fin de cet Avertissement).
Les pièces ne purent être triées : ni par elle — Madame Guyon disparue en juin 1717 n’a pu préparer l’édition de 1722 — ni par ses fervents disciples. Le « trans » éditeur Pierre Poiret ne put et probablement ne voulut pas trier ce qu’il reçut des disciples « cis » (Poiret avait été échaudé par la controverse née de son édition de la Vie par elle-même et n’a pas éliminé certains Discours spirituels qui ne reflètent pas « notre mère » et nuisent à leur ensemble).
La « nouvelle édition [d’Emblèmes seuls] considérablement augmentée » de 1790 accentue encore la distorsion propre à certaines pièces, car le Pasteur suisse Dutoit peut être rangé comme un disciple inconditionnel trop heureux de reprendre tout ce qui provenait d’un cercle de Blois disparu devenu référence.
Pour ces raisons il s’en est suivi un quasi mépris d’érudits modernes pour une production annoncée comme « poétique » ; elle fut toutefois appréciée au dix-huitième siècle, par exemple traduite par le poète Cooper. Mais le siècle des Lumières n’est pas trop poète…
L’appréciation — après un tri nécessaire — est entièrement justifiée si l’on s’intéresse à l’expression très précise de la vie mystique — la pratique sobre et profonde de l’amour pur, ce qui restreint tout cercle d’admirateurs. Je n’hésite pas à placer un choix en conclusion de ce tome qui rassemble les principales œuvres mystiques de Madame Guyon : Moyen Court, Torrents., etc.
Une lecture des quatre tomes de Poésies assemblées par Poiret (le dernier seul comporte des Emblèmes), puis d’un cinquième tome assemblé par Dutoit, un travail initialement entrepris par seul souci de complétude en préparant le corpus guyonnien, s’est transformée en admiration de ce qui touche au « blanc de cible » mystique.
Une extrême simplicité chantante rend la pureté exigeante d’une expérience parvenue à terme. Il suffit de lire ces pièces comme simples témoignages d’une auteure qui faisait fi de tout métier poétique, mais non du souci d’assister des pèlerins sur les « sentiers de l’amour divin » (Constantin de Barbanson).
On est face à une parole spontanée. Mais elle est suscitée et dictée pour transcription à la suite de demandes de disciples. Tout se passe au sein d’un cercle dévot de catholiques et de protestants réunis ensemble autour de ~1715. Le phénomène est proto œcuménique !
Il nous est rapporté ainsi dans un « Supplément à la Vie » (dont la source en est principalement le « manuscrit de Lausanne TP 1155 ») :
« Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre [catholique, un proche de l’évêque de Blois Mgr Berthier, ami de Fénelon], cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. Que de miracles ne se sont pas passés dans ces moments, qui ne seront connus que dans l’éternité ! ils étaient en quelque sorte les prémisses du protestantisme pour la doctrine intérieure. C’est en leur faveur que Madame Guyon composa plusieurs cantiques accommodés à leur état d’alors. Milord Forbes a même dit à des personnes respectables, de qui on le tient, que si on chantait dans ces temps-là quelque nouvel air, et qu’on lui demandât un cantique sur cet air, elle en dictait un sur-le-champ toujours assorti à l’état de ceux pour qui il était. »41
qui représentent les Dispositions les plus essentielles DE L’INTÉRIEUR. CHRÉTIEN,
exposés EN VERS LIBRES.
[saut de page]
PSAUME XLVIII. V. 4,5.
Ma bouche publiera la sagesse, et la méditation de mon cœur annoncera la prudence. Je tiendrai l’oreille attentive aux PARABOLES, et je chanterai sur la harpe mes ÉNIGMES.
[saut de page]
IL est ici trois sortes de soupirs :
Les premiers font l’effet d’une douleur profonde,
D’avoir tant offensé le Créateur du monde :
Le cœur est accablé de cruels déplaisirs ;
Pour satisfaire à la Justice,
On s’impose certain supplice,
On travaille à se corriger ;
C’est le premier moyen pour nous faire changer :
Celui dont la bonté pour nous est sans égale,
Paraît afin de consoler ce cœur,
Lorsqu’en cessant d’être pécheur,
Il s’anéantit, se ravale :
Dieu qui se plaît dans notre humilité,
Remplis le cœur de charité :
Ce sont d’autres soupirs, qui viennent d’une flamme
Bien plus pure, et déjà notre âme
Ne peut soupirer que d’amour.
Ces soupirs vont vers Dieu, et même sans détour ;
Car les premiers soupirs recourbés sur nous-mêmes,
Semblaient ne regarder que nous :
On craignait de mon Dieu jusques aux moindres coups :
La peine et la douleur qui nous semblaient extrêmes,
N’envisageaient que le propre intérêt,
On craignait le divin arrêt :
Les soupirs de l’âme amoureuse
Montent droit au Seigneur : Oui, je veux bien périr,
Si ma perte t’est glorieuse,
Dit-elle, ô Dieu ! fais-moi bientôt mourir.
Cet amour cependant est mêlé de douleur.
On est peiné de son offense,
On en désire la vengeance,
On veut même que Dieu n’épargne pas le cœur
Punis, punis, mon adorable Maître,
Ce cœur ingrat autant que traître
Il vient après, certain soupir d’amour :
Que ce soupir est délectable !
Car l’âme ne sent plus de douleur qui l’accable ;
Elle habite un autre séjour :
On ne fait plus que languir sur la terre,
On voudrait passer en son Dieu
L’activité de ce beau feu
Est pour remonter à sa sphère.
Peu à peu les soupirs s’éteignent ;
On ne saurait plus soupirer,
On ne saurait plus désirer ;
Il semble que ces jeux si charmants se contraignent.
Non, non, ils sont passés dans la tranquillité
D’un feu qu’aucun sujet ne retient en ce monde :
Ils traversent la terre et l’onde,
Pour se perdre dans l’unité.
DE deux sortes de nuits où l’on cherche l’Époux,
L’une commence la carrière :
À la saveur de sa lumière
On quitte le péché qui paraissait trop doux.
L’âme voit bien alors qu’elle marche en ténèbres
Et cet effet d’un petit jour
Rends les conversions célèbres :
Cette faible clarté vient pourtant de l’amour.
Il est une autre nuit ; mais nuit toute divine ;
Il ne paraît ni lampe ni flambeau ;
C’est l’Amour le plus pur qui lui-même illumine,
Et nous donne un état nouveau.
Ô ténébreuse foi ! vous êtes préférable
À ce qu’on appelle clarté :
Vous nous faites jouir de ce Tout immuable
Qui donne la félicité.
TU m’as, ô mon Seigneur ! formé d’un peu de cendre,
Et j’y vais bientôt retourner :
Bien loin de m’élever, je dois toujours descendre ;
Aux mépris, aux douleurs je veux m’abandonner.
Ô mon unique espoir dans ma longue misère ;
En me formant à ta façon
Imprime-moi cette leçon,
Que je ne suis rien que poussière !
Pourrais-je m’emporter à quelque élèvement
Connaissant bien mon origine ?
Si je m’abîme en mon néant,
Je rentrerai dans l’Essence divine.
Mon esprit simple et pur émane de mon Dieu ;
Mon corps est sorti de la terre :
Que chacun retourne en son lieu,
Le corps en poudre, et l’âme dans sa sphère.
Ô souverain Amour, transporte mon esprit,
Et l’abîme dans son principe !
Fais aussi que. mon corps en poudre étant réduit,
Au bonheur de l’esprit un jour il participe !
L’ÂME.
AH ! ne me cache plus ton aimable visage !
Je ne puis supporter ce cruel châtiment :
C’est me punir bien davantage
Que me livrer au plus rude tourment.
Amour saint et sacré, n’as-tu pas d’autres peines ?
Livre-moi plutôt à tes jeux :
Exerce sur mon corps les plus terribles gênes ;
Mais ne dérobe point tes charmes à mes yeux.
Hélas ! divin Amour, je suis allez punie,
Laisse-moi te voir un moment ;
Sinon, je vais perdre la vie,
Prends pitié de moi, cher Amant !
NOTRE SEIGNEUR.
Ne vois-tu pas, trop indiscrète Amante,
Que tu ne peux encor me voir ?
Ton cœur est-il sans désir et sans pente ?
Est-il soumis à mon vouloir ?
Ne m’importune plus, et souffre mon absence
Pour te punir de ton erreur
Et de ta folle résistance :
Pour me voir, il te faut mieux épurer le cœur :
Il faut t’abandonner toi-même,
Me laisser faire à mon plaisir.
Si tu m’aimais comme je veux qu’on m’aime,
Tu n’oserais former un seul désir.
DANS ce terrible labyrinthe,
Si rempli de tours et détours,
Je marche, cher Époux, sans crainte,
Sur la foi de votre secours.
Je regarde de loin tomber au précipice
Les plus hardis et le plus clair voyant :
Je vais sans voir et tout mon artifice
Est de m’abandonner aux soins de mon Amant.
Cet aveugle est un grand exemple
De l’abandon et de la foi ;
Lorsque de loin je le contemple
Je me sens ravir hors de moi.
Il suit son petit chien et marche en assurance
Sans broncher ni faire un faux pas.
Je suis guidé par votre Providence
Et je pourrais ne m’abandonner pas ?
Celui qui compte sur sa force
Sur son adresse et son agilité
Son orgueil lui servant d’amorce
Est aussitôt précipité.
Qui peut dans un si grand danger
Encor se fier à soi-même ;
Ah, que son audace est extrême !
Vous m’apprîtes à me ranger
Sous les soins de la Providence
Et cette admirable science
Ne me laissa plus rien à ménager.
Cette vie est un labyrinthe ;
Si l’on veut marcher sûrement.
Que notre soi soit aveugle et sans feinte
Notre amour pur, et sans déguisement.
QUE vous m’avez appris une haute leçon,
Ô trop charmant Docteur, que mon âme est contente
Je n’aime plus à ma façon
J’entre dans les devoirs d’une parfaite Amante.
Je vous voulais pour moi, mais je vous veux pour vous :
fuyez, fuyez, mon cher Époux,
fuyez, et faites des conquêtes ;
Je ne serai plus de requêtes
Que pour vos intérêts, que pour le pur amour ;
Allez, courez toute la terre,
Faites partout un long séjour
En parcourant l’un et l’autre hémisphère,
Gagnez cent mille cœurs : mon esprit satisfait
N’aura plus pour moi de souhait.
Que j’étais faible, hélas ! croyant ma flamme pure,
Tout était mélangé d’ordure,
J’étais, en vous aimant, de mon amour la fin ;
Peut-on aimer ainsi le Seigneur Souverain ?
Je vous aime d’une autre sorte :
Et, quoique sans empressement,
Mon amour est cent fois plus forte ;
Elle est pure, elle est simple et sans déguisement.
Ô mon céleste Époux ! remportez la victoire.
Sur tous les cœurs dans ce grand univers ;
Je ne pense qu’à votre gloire :
Et quand je souffrirais mille tourments divers.
Mon cœur, mon triste cœur, ne fera plus de plainte,
Il vous aime à présent sans feinte :
Il n’est plus de division :
J’ai trouvé le secret de l’entière union.
ÊTRE parfait, indivisible, immense,
Remplissant tout sans occuper de lieu,
Celui qui pleure votre absence
Ignore que vous êtes DIEU.
AMOUR, qui par vos traits pénétrez l’Univers,
Qui par le même effet soutenez votre ouvrage,
Tout vous montre, ô grand Dieu ! tout vous rend témoignage,
Chaque objet vous produit par cent endroits divers.
(a) Certes l’homme ici bas n’a pas droit de se plaindre
Que vous vous cachez trop à ses faibles regards ;
Vous avec su partout si vivement vous peindre,
Que l’œil qui veut s’ouvrir, vous voit de toutes parts.
Mais de votre grandeur la marque la plus belle ;
Et qui ne dépend point du rapport de nos yeux,
C’est que quand on vous cherche avec un cœur fidèle,
On vous trouve en soi-même encor mieux qu’en tous lieux.
(a) Ces vers sont tirés de M. de Brebeuf, avec un peu de changement.
qui représentent les Dispositions les plus essentielles,
DE L’INTÉRIEUR CHRÉTIEN.
ON représente ici l’entretien tout charmant
De l’Amante et de son Amant ;
Là leurs mutuelles caresses :
Que de douceurs, que de tendresses !
Je vois d’autre côté des peines, des douleurs,
Des dangers affranchis, des tristesses, des pleurs ;
On y voit des combats, l’abîme, le naufrage,
Les vents, la tempête et l’orage.
Mais où se réduiront tant de tourments divers ?
Dans un contentement qui surpasse mes vers.
L’Époux paraît jaloux de sa très chaste Épouse ;
Elle est pour son Époux d’elle-même jalouse :
Elle porte son joug, qui lui semble bien doux
Venant de la main de l’Époux :
Et la fatale inquiétude
Ne trouble point sa solitude
Seul à seul avec Dieu, que d’innocents plaisirs !
Que de langueurs, que de soupirs !
Tout se termine enfin à l’union parfaite,
Qui vient de l’entière défaite
Des sens, de la raison, et de la volonté ;
Tout est réduit en unité.
Divine Charité, tu fis ce grand ouvrage ;
C’est de toi, c’est de toi, que l’âme a l’avantage
De plaire à son céleste Époux,
Et de goûter un bien si doux.
§
Ô Verbe fait Enfant, ô Parole muette
Ô Seigneur Souverain de la terre et des cieux,
Devenez aujourd’hui, par grâce, l’interprète
De cette immensité qui se cache à nos yeux.
Je ne vois qu’un Enfant, et c’est le Dieu suprême ;
Outrepassons les sens, l’Esprit, et la raison :
Découvrons au travers d’une faiblesse extrême
Le Dominateur de Sion.
Vous cachez vos brillants, vous couvrez vos grandeurs.
Sous les plus faibles apparences
Afin de gagner tous les coeurs :
Surmontez-donc leurs résistances :
§
Divin Enfant, qui méritez
Que tout le monde vous adore,
Faut-il qu’après tant de bontés
Aucun ici ne vous implore ?
On vit dans l’éternel oubli
De vos saveurs et de vous-même
Je souffre de voir qu’aujourd’hui
Personne presque ne vous aime.
On veut passer pour généreux
Dans la plus noire ingratitude :
Enfant, les délices des cieux
Qu’il m’est affligeant, qu’il m’est rude
De ne pouvoir trouver de cœur
Qui soit pénétré de vos flammes,
Et dont vous soyez possesseur
Pénétrant le fond de nos âmes.
Enfant si charmant et si doux,
Ah ! rangez tout sous votre empire,
Puisque mon cœur est tout à vous
Accordez-lui ce qu’il désire.
§
Les eaux de Siloë si calmes et tranquilles,
Par un affreux malheur,
Se glacèrent un jour, et ses lavoirs utiles
En rochers transparents changèrent leur liqueur.
L’absence du soleil fit d’un cristal liquide
Une glace, solide :
Le séjour de la paix était rempli d’horreur.
Mais ce divin Soleil par un retour aimable,
faisant ressentir sa chaleur,
Rendit à mon esprit un calme délectable
Et la paix à mon cœur.
L’AMOUR sonde le cœur humain,
Il veut une volonté pure,
Et reconnais à la droiture
Si l’Amour qu’on lui porte est Amour Souverain.
Pour peu qu’il penche vers la terre,
Pour peu qu’il s’éloigne de lui,
Qu’il cherche en soi-même un appui,
Il ne peut point passer pour un Amant sincère.
Quand le cœur aime purement,
Vers le divin Objet il tend incessamment :
Le reste lui paraît comme l’éclat du verre,
Aussi frêle que décevant.
Il est vrai que du cœur l’amour seul est le poids ;
Tel est l’amour tel est le choix.
Donne, donne, à mon cœur, grand Dieu, la rectitude ;
Il sera sans penchant et sans inquiétude ;
N’envisageant que ta bonté
Son unique penchant sera ta Vérité.
L’Amour pur et parfait est une flamme droite,
Qui ne penche d’aucun côté ;
Cet Amour a ce qu’il souhaite
Ne voulant, mon Seigneur, que votre volonté.
Cet Amour tout divin n’a qu’un objet aimable,
Dieu seul est sa force et son poids ;
Tout ce qui n’est pas Dieu lui paraît détestable,
Il est fixe en son premier choix.
Pur, net, et dégagé de l’humaine nature,
Il tend sans cesse à ce sublime objet,
Sans se courber vers soi, ni vers la créature :
Ce qui n’est pas son Dieu lui semble trop abject.
Il s’élève en son sein au-dessus de soi-même,
D’un vol rapide il traverse les cieux ;
C’est d’un amour jaloux qu’il aime
Cet objet noble et glorieux.
Il ne saurait souffrir ni penchant ni partage,
Cruel, impitoyable, il dépouille de tout.
Comprends, ou crois du moins, ce sublime langage ;
Éprouve-le : le pur Amour peut tout.
QU’ON est heureux en vous aimant,
Puisqu’on aime éternellement.
Tout ce qui n’est pas vous, et qu’on voit dans le monde,
Est plus inconstant que n’est l’onde.
Les plaisirs d’ici-bas n’ont qu’un fard décevant,
Les honneurs et les biens passent comme le vent :
Vous demeurez toujours, vous êtes immuable,
Tout ce sue vous donnez est charmant et durable :
Et lorsqu’un jeune cœur se livre à votre amour
Vous payez ses soupirs par un heureux retour.
Cet amour est exempt de faiblesse et de crainte,
Il est sincère, il est sans feinte :
Lorsque vous enflammez, vous ressentez les feux ;
Quand vous liez mon cœur, je vous tiens dans mes nœuds.
Ce réciproque amour est constant et fidèle
Sa chaîne est éternelle :
Tl est grand, i1 est saint, il est victorieux,
Et de plus il est sûr d’être toujours heureux.
Cent fois je vous jurais un amour éternel,
Divin Époux, qui ravissez mon âme :
Vous me dites : c’est moi qui le puis rendre tel,
Et te faire brûler d’une immortelle flamme.
Je le sais, mon Seigneur, répondis-je à l’instant ;
Je ne compte que sur vous-même ;
Rendez mon cœur toujours constant,
Et m’apprenez comme on vous aime.
L’Amour en ce moment vint, s’approcha de moi,
Faisant un cercle indivisible ;
Ce cercle est l’Amour pur, et la plus sombre foi,
Qui ne peut rien admettre de sensible.
Cependant, cher Amour, j’aperçois dans vos yeux
Un je ne sais quoi qui m’enchante ;
Un langage délicieux
Enlève en un instant le cœur de votre amante.
Vous lui tenez la main et par de doux souris
Vous flattez ses cuisantes peines :,
Vous apaisez tous ses soucis ;
Et ses larmes loin d’être vaines
Lui causent des biens infinis.
QUE vos raisons, cher Époux de mon cœur,
Éclairent, pénètrent mon âme :
Soyez mon unique vainqueur,
Que je brûle à jamais de votre douce flamme !
Que mon cœur est charmé de vos divins attraits !
Que je le trouve heureux d’être sous votre empire !
C’est un délicieux martyre
Que d’être blessé de vos traits.
Plus vous blessez, plus on vous aime ;
J’adore même la rigueur
Qui fait que m’ôtant à moi-même,
Vous ne me laissez rien de doux ni de flatteur.
Plus de moi ! rien que vous ! que tout objet s’efface !
Je me sens élever par une noble audace :
Tout ce qui n’est pas vous est indigne de moi.
En vous seul mon espoir se fonde ;
Content de vous avoir pour Roi,
Avec mépris je vois tout le reste du monde.
[…]
Enseignez-moi, mon adorable Maître,
Mon cœur écoute, il est tout préparé ;
Votre leçon doit me faire renaître :
Ah ! serai-je bientôt de ce MOI séparé ?
Et nuit et jour j’ai l’oreille attentive
À ce qu’il vous plaira, Seigneur, de m’enseigner :
Il faut que votre main dans notre cœur écrive
Ce qu’il ne doit pas ignorer.
La loi d’Amour n’a point d’autre salaire
Que l’Amour même ; il renferme tout bien :
Celui qui veut retourner en arrière,
N’a point l’Amour pour docteur, pour soutien.
C’est trop peu que ma loi soit écrite en ton livre,
Il faut que je la grave au milieu de ton cœur.
Divin Amour à vous seul je me livre,
Agissez comme Maître et comme Créateur.
Donnez-moi cet Amour que vous daignez m’apprendre :
L’expérience est au-dessus de tout.
Hélas ! que puis-je, moi, qui ne suis rien que cendre ?
Le moindre contretemps sans vous me pousse à bout.
[…]
L’Amour, ainsi qu’une glace très-pure,
Représente l’objet tel qu’il est à nos yeux,
De ce que nous aimons empruntant la figure ;
Quand on n’y voit que Dieu, que le cœur est heureux !
Mais de l’Amour sacré la glace merveilleuse
Se ternit d’un moindre respir,
Un détour de l’âme amoureuse
Dérobe cet objet qui faisait son plaisir.
Ah ! faites que mon cœur comme une belle glace
Vous dépeigne sans fin, Objet rare et charmant !
Ce doit être l’unique grâce
Que peut vous demander un véritable amant.
Ce miroir représente encore,
Que quand le cœur est enflammé
De ce beau feu qui le dévore,
Un autre cœur est allumé
De cette flamme pénétrante ;
Car la réverbération
D’un cœur déjà dans l’union
Doit embraser le cœur d’une autre amante.
L’Amour sacré ne souffre aucun partage,
Il est simple, il est Vérité ;
Lui seul à l’avantage
De tout réduire à l’unité.
En Dieu toutes choses sont une,
Il n’est rien hors de lui que la division,
Que troubles, qu’infortunes ;
Le calme et le bonheur ne sont qu’en l’Union.
Jésus la demanda pour les siens à son Père
C’est ce calme divin qu’il donne à ses amis.
Admirable Unité, L’UNIQUE NÉCESSAIRE !
C’est toi qui rends en Dieu tous les cœurs affermis ;
C’est toi qui rends douces les peines,
Qui rend légers les plus rudes travaux :
Tu romps de tes captifs les chaînes,
Et tu leur fais trouver du plaisir dans leurs maux.
La fin de l’Amour pur est l’union intime,
Où cet Amour conduit par des chemins rompus :
La croix et le mépris, non la gloire et l’estime,
Est le chemin sacré ; tout autre est superflu.
QUE nous aurions de force et de puissance,
Si loin de partager sans succès nos désirs,
Une sincère obéissance
Faisait nos innocents plaisirs !
Quand on vit sous la dépendance
De la Suprême volonté,
On trouve une prompte assistance
Dans le soin que prend sa Bonté.
Le plus pesant fardeau devient charge légère
Assuré d’un pareil secours ;
Loin de traîner ses jours
Dans la triste misère,
On trouve même au milieu des tourments
De doux contentements.
L’amour-parfait ne compte pas pour peine
Ce qu’il fait pour son Roi ;
Et sa volonté Souveraine
En tous temps est sa loi :
Rien ne le fatigue ou le gêne,
Tout cède à cet Amour, et tout cède à sa Foi.
Quand notre volonté veut tout ce que Dieu veut,
L’homme faible est surpris de sentir ce qu’il peut :
Plus il est faible en soi, plus il trouve en Dieu même,
Soumis à son vouloir, une force suprême.
Rien ne lui coûte plus ; la peine et les tourments
Dans le vouloir divin sont des contentements.
Ce qui fait ma douleur, ce qui fait mes traverses
C’est de trouver en moi des volontés diverses.
Ce qui fait tous les maux c’est la division :
La paix et le bonheur sont en cette union.
Ordonne de mon sort, ô Volonté suprême !
Et je serai toujours pour toi contre moi-même.
Les plus rudes tourments ne m’étonneront pas,
Si ton divin vouloir règle et conduit mes pas :
Et des chemins jonchés de ronces et d’épines
Seront à mon Amour sentiers, routes divines.
[…]
L’Héliotrope suit sans cesse son Soleil ;
Mon cœur suit son Dieu tout de même :
Son Amour pur et sans pareil
Me transforme en celui que j’aime.
Non, je ne saurais plus divertir ma pensée
De ce Dieu. si parfait, si grand,
De ce qui n’est point lui je suis débarrassée :
C’est lui qui fait mon mouvement.
Être immense et puissant, adorable Lumière
Source d’Amour, de vérité,
En éclairant mon cœur tu fermes ma paupière
À ce qui n’est que vanité.
LORSQUE le cœur comme une glace pure
Reçoit l’impression de ce divin Soleil,
Son feu croît sans mesure ;
Et ce feu sans pareil.
Est plein d’une douceur charmante
Qui brûle en paix sans causer de douleur :
L’âme est gaie et contente
Bien qu’au milieu de sa plus grande ardeur.
Divin Amour, ô que ta douce flamme,
Consume ainsi mon âme !
N’épargne point mon cœur :
Réduis le tout en cendre,
Est-il rien de plus tendre
Que ta sainte rigueur ?
Tu viens me nettoyer de ce qui t’est contraire,
Tu m’embellis, tu me combles de paix,
Tu me mets en état de pouvoir désormais
parfaitement te plaire :
Ô bonheur infini de l’Amour Souverain !
Fais donc que dans mon cœur tes feux croissent sans fin.
Lorsque le cœur est pur comme une belle glace,
Et que sans cesse il s’expose à son Dieu,
Il brûle et sent croître son feu,
Son Amour devient efficace.
S’exposer devant Dieu, marcher en sa présence
Par la pure et simple oraison,
Se laisser à sa motion,
Joindre l’amour à la persévérance ;
On sentira bientôt tout le cœur s’allumer :
Le feu qui vient du ciel est une flamme pure.
Mon cœur, laissons-nous enflammer,
Ne donnons rien à la nature,
Nous saurons le grand art d’aimer.
Qu’il est doux de donner quand on reçoit sans cesse !
Plus je donne, et plus on me presse
De recevoir des dons nouveaux.
Que vos richesses sont immenses,
Amour divin, puisqu’à des dons si beaux.,
Vous y joignez même des récompenses.;
Vous payez de vos dons, Seigneur, les intérêts,
Vous couronnez vos biens couronnant mon mérite :
Si je vous sers, si je vous plais
Si, de mes devoirs je m’acquitte,
N’est-ce pas de vous seul que je tiens vos bienfaits ?
Cependant, ô Bonté Suprême !
Comme si c’était à moi-même
Que vous dussiez quelque retour ;
Vous me comblez d’une faveur immense ;
Je suis hors de moi quand je pense.
An grand excès de votre Amout.
L’Amour rend libéral, et le cœur généreux
N’ose rien posséder : tout est à ce qu’il aime ;
Pour soulager un malheureux, —
Il voudrait se donner soi-même.
Si je fais quelque bien je prends de vos trésors,
Divin Amour, ô source intarissable,
Pour les âmes et pour les corps !
Le cœur bien amoureux me paraît incapable
De s’approprier aucun bien ;
Sa richesse est de ne posséder rien.
L’Amour est son trésor, son bonheur, sa richesse :
Il trouve en lui sa force et sa sagesse.
Lorsque privé de tout il ne possède rien,
Il connaît que l’Amour est son unique Bien.
QUAND on aime son Dieu d’un amour véritable,
Les plus rudes travaux nous paraissent légers.
Que le joug du Seigneur est un joug délectable !
Pour lui plaire, on ne craint ni tourments ni dangers.
L’Amour parfait ne peut craindre la peine ;
Qui la craint, aime faiblement :
Qui craint le joug, qui redoute la chaîne,
N’est pas un véritable Amant.
Souffrir pour ce qu’on aime
Est un plaisir charmant,
Quand l’Amour est extrême.
Amour, Amour ta divine rigueur
N’a rien que de bon, que d’aimable :
Qu’il est vrai qu’un bon cœur
La trouve préférable
À toute autre douceur !
Travaux doux et plaisants
Délicieuse charge
Mettant mon âme au large,
Que tu plais à mon cœur quoique contraire aux sens !
Ah ! fais que mon martyre
Ne finisse jamais, Amour, que je n’expire !
DANS l’union d’Amour on trouve tous les biens ;
Elle communique la vie :
C’est dans ses doux liens,
Où l’âme est asservie,
Que ces heureux Amans,
Goûtent mille contentements.
De toutes les vertus l’Amour pur les couronne ;
Loin d’être chargés de ce poids,
Ils se trouvent chargés des faveurs qu’il leur donne
Et soulagés tout à la fois.
O. divin assemblage !
Ô bonheur sans pareil !
Cher et doux esclavage,
Agréable appareil !
Quoiqu’il paraisse ici des croix et des souffrances ;
Tout est rempli de paix, de plaisirs innocents :
Ne nous arrêtons pas aux seules apparences,
Mais pénétrons jusqu’au-dedans.
Voyez que cette âme est contente !
On aperçoit aisément dans ses yeux,
Que toute son attente
Est déjà dans les Cieux ;
Qu’elle ne voit que de vraies délices
Dans ce que les mondains appellent des supplices ;
Amour, Amour donne-moi ces faveurs,
Je préfère la croix à toutes les douceurs.
L’Amour aux cœurs unis rend toute chose aimable ;
Cette union est source de tout bien :
Jamais aucun fardeau n’accable
Quand l’Amour en est le soutien.
Les peines sont faveurs, la douleur récompense
Lorsqu’on a le goût affiné ;
On trouve un vrai bonheur dans l’humble patience
Quand on est bien abandonné.
Comme au soin de l’Amour on remet sa conduite
Rien ne cause plus d’embarras.
Si par toi, cher Amour, j’allais être détruite,
Mon cœur n’en soupirerait pas.
Un soupir échappé rendrait-il infidèle
Un si pur et parfait Amant ?
La justice ne fut jamais, jamais cruelle :
On soupire d’amour et de contentement.
LE calme et la tranquillité
Accompagnent toujours l’Amour pur et sincère ;
La douce paix est nécessaire
Pour discerner en nous la sainte Charité :
Le trouble, le chagrin, jamais ne l’accompagne
Dans la ville ou dans la campagne : -
Dans les plaisirs ou bien dans la douleur
L’égalité fait son bonheur :
La paix la suit, la paix fait ses délices
Au milieu même des supplices.
Vous l’aviez bien promis, ô, mon divin Époux
Cette paix qui ne peut procéder que de vous ;
Cette paix qui tout bien surpasse,
Que produit en nous votre grâce,
Que le monde ne peut donner,
Paix que même il ignore :
Ô, mon grand Dieu, que j’aime et que j’adore,
Je veux de tout mon cœur à vous m’abandonner.
Que votre paix soit ma richesse,
Mon asile et ma forteresse
Elle possède un cœur quand vous le remplissez.
ELLE EST ; VOUS ÊTES :
Taisons-nous, c’est assez.
Goûte la paix, mon cœur ; langues soyez muettes ;
Et ne parlons jamais
De cette heureuse Paix !
L’ESPÉRANCE sert d’aliment
Au véritable Amant
Dans les travaux que l’on endure :
La charité pure,
La sincère foi
Sont la sainte loi
Qui règle la vie.
L’âme en Dieu ravie
Ne trouve plus rien
Que l’unique Bien.
Lui seul la contente
Et fait son plaisir ;
Une paix touchante
Comble son désir.
Heureuse Espérance
Que rien ne déçoit !
Puisque par avance
Ici l’on reçoit,
Dans la ferme attente
Du bonheur promis
Une âme constante,
Un esprit soumis,
Un amour fervent
Une foi non feinte,
Un contentement
Pur et sans atteinte.
Avec grand courage
Ce cœur généreux
Voit fondre l’orage :
Les flots écumeux
Font voir le naufrage
Peint devant les yeux.
Le cœur inflexible
N’en est point touché
Il n’est plus sensible,
Son œil est bouché
Pour toute autre chose
Que pour son Seigneur
L’âme se repose
Dans son sacré cœur.
Admirable Amante
Que tu vis contente
Malgré les dangers !
Tes maux sont légers,
Ton bien est immense,
Ton cœur sans souci.
Qui fait tout ceci ?
C’est ton Espérance.
QUELQUES défauts qu’ait eus notre conduite,
L’Amour fait tout redresser et régler :
Jamais rien ne peut égaler,
Le bien d’une âme pure et par l’Amour instruite.
Le mensonge et l’erreur n’accompagnent jamais
Un cœur que la Charité guide :
La droiture et la paix,
L’Humilité solide,
Empêchent les détours, fruits de la vanité ;
La candeur, la sincérité,
La bonne foi, la joie et l’innocence,
Sont la saine science
Que l’Amour pur enseigne à ses Amans :
,, Si vous n’êtes, dit-il, ainsi que des enfants,
« Vous ne sauriez me plaire :
« Ils savent me louer, m’aimer, me satisfaire,
« Je me plais dans leur cœur,
« Et je sais leur bonheur.
« Ce n’est point aux sages du monde
« Que je révèle mes secrets :
« C’est des petits Enfants l’humilité profonde
« Qui pénètre mes saints décrets.
Que la petitesse est aimable !
Qu’elle a de douceurs et d’attraits !
Que la finesse est haïssable !
On ne voit que détours, labyrinthes, filets.
Celui qui trompe mieux, passe pour le plus sage ;
Qui sait sur son prochain prendre plus d’avantage
Passe pour être adroit, plein d’esprit, très heureux :
Qui sont les plus contents, ou des enfants ou d’eu
QUE votre libéralité,
Amour, est magnifique et grande !
Sa noble et belle qualité
Est de vouloir qu’on vous demande.
Mais lorsque vous donnez, vous voulez un retour
Permettez-moi ce mot, divin Amour,
C’est qu’un peu d’intérêt, ce semble vous anime ;
Vous donnez les vertus, vous en voulez les fruits :
Mais vous pourrait-on bien les refuser sans crime ;
Puisque par votre Amour vous les avez produits ?
La vertu sans l’Amour est un arbre stérile ;
L’Amour rend tout fertile :
Tout feu qu’il est, il diffère en ce point
De celui qu’on voit dans le monde
Dont la chaleur bien loin d’être féconde
Détruit, consume tout, et ne reproduit point.
Le feu sacré dans notre cœur
Donne naissance
À la bonne semence,
La fait croître et mûrir par sa céleste ardeur.
Ô feu divin, qui produit toute chose,
Toi, qui donnes à tout une juste valeur,
Tu n’est pas moins la fin que l’admirable cause
Del'éternel bonheur.
Quelle espérance,
Quelle abondance,
Quelle douceur
Chastes délices
Heureux supplices,
O. saint Amour !
Quel sera l’éternel séjour ?
AMOUR, auprès de toi, les plus rudes tourments
Passent pour des contentements
Les tortures, les feux, éprouvent ma constance :
Soutenu de ton bras puissant,
Cette unique assistance,
Ce bonheur infini de te voir si présent,
M’ôtent le sentiment des plus affreuses peines ;
Les bourreaux armés de leurs gênes
Ont beaucoup plus que moi d’horreur,
De mon excessive douleur.
Amour, source de mes délices,
Ne m’abandonne pas au milieu des supplices :
Si tu m’abandonnais, hélas !
Amour, que ne craindrais-je pas ?
Soutenu de ta main puissante,
Qu’il est aisé que l’âme soit constante !
Ah ! je serais bientôt accablé de frayeur ;
O que je serais faible et que j’aurais de peur ;
Si tu m’abandonnais un moment à moi-même !
Lorsque tu me soutiens par ta grâce Suprême,
Je ne me connais plus, je suis victorieux
De ces ennemis furieux
Si je succombe en apparence,
C’est pour faire éclater à leurs yeux ta puissance.
Oque l’Amour divin est un bon Architecte !
Il bâtit dans nos cœurs un aimable séjour,
Consacré pour l’Amour.
C’est là qu’on le sert, qu’on l’aime et le respecte.
C’est dans le fond du cœur que Dieu fait sa demeure,
Il bâtit, il la sonde, il l’orne, il l’embellit,
Il y vient à toute heure,
Il taille, il retranche, il polit.
Il n’épargne ni soin ni peine :
Ô que l’homme est heureux lorsque d’un œil de foi,
Il contemple en repos la Bonté souveraine,
Qu’il meurt parfaitement pour vivre au divin Roi !
Ranimé par le même il voit jaillir dans soi
L’eau vive, et découverte à la Samaritaine.
Oui, l’homme intérieur,
Trouve alors dans son cœur
Cette vive fontaine :
C’est là qu’en vérité
Il adore le Père ;
Et déjà son Esprit, mis dans l’Éternité
Ne tiens plus à la terre.
Faites donc, ô mon Dieu ! de mon cœur votre temple :
Alors, malgré tout orage et tout bruit,
J’aurai le calme de la nuit,
et rien n’empêchera que je ne vous contemple.
Détruirez, cher Amour, mon ancienne maison ;
Soyez le fondement d’un nouvel édifice :
Que ce soit un lieu d’oraison,
Où l’on offre du cœur l’éternel sacrifice.
Vous ne l’élevez point sur le sable mouvant ;
Mais sur la roche vive :
Quand le débordement arrive,
Il ne pourra jamais l’ébranler un instant.
Ce qu’on fait sans l’Amour c’est bâtir sur l’arène,
Où le moindre débord entraîne
Ce superficiel, et léger bâtiment.
Nos œuvres, nos vertus sans l’Amour sont de paille,
Qui n’ont en soi nulle valeur :
Heureux ceux avec qui le pur Amour travaille
Leurs œuvres, leurs vertus sont dignes du Seigneur.
QUE je me ris de votre effort !
Je n’appréhende point la mort,
Près de mon Bien-aimé je suis en assurance :
Vous ne sauriez me mettre en défiance :
Approchez, approchez vos chaînes et vos fers,
Je n’ai que du mépris pour vos tourments divers.
Lorsque l’Amour divin s’empare de notre âme,
Et qu’il lui fait sentir sa savoureuse flamme,
Qui consume chez nous toute propriété,
Dégagé de ce MOI l’on vit en liberté,
Les chaînes, les prisons, ne sauraient faire craindre :
Le glaive ne peut nous atteindre.
Pourrais-je m’effrayer de l’horreur du trépas ?
La mort a pour mon cœur mille secrets appas :
Elle peut bien m’ôter une fragile vie ;
D’un souverain bonheur cette perte est suivie,
Puisque je dois tomber très infailliblement
Entre les bras de mon Amant.
Ah ! craint-on de voir ce qu’on aime ?
Quoi qu’il coûte, l’Amour extrême
Trouve tout prix trop bas
Pour jouir à jamais de ses divins appas.
Lorsque la Charité de notre cœur s’empare,
La faim, la nudité, rien ne nous en sépare,
La mort, même l’enfer, la persécution,
Ne sauraient empêcher cette sainte union.
Je vois de tous côtés grand nombre d’ennemis
Qui me pressent et m’environnent :
Ils croient me rendre soumis,
La mort et l’enfer me talonnent.
Malgré tant de dangers, je n’appréhende rien ;
Qu’on me frappe, qu’on m’emprisonne :
Ce qu’on fait contre moi me paraîtrait un bien,
Si le divin Amour me servait de soutien.
C’est à lui que je m’abandonne
Entre ses bras je n’appréhende rien.
J’y goûte une paix profonde,
Que j’oserais défier tout le monde.
Je repose en son sein, et ma tranquillité
Ne viens que de la charité.
Qui me peut séparer de cet Objet aimable ?
La mort ou la captivité
Ne peuvent rien contre la vérité :
Elle est à tout inébranlable.
DÉLICES de l’esprit, vous êtes préférables
Aux faux plaisirs des sens ;
Ils ne sont qu’apparents,
Vous êtes véritables ;
Vous avez le solide, ils sont tous décevants.
Divine vérité, que tout le monde ignore,
Vous remplissez mon cœur d’une céleste ardeur :
Source de tous mes biens, cher Époux que j’adore,
Vos salutaires eaux coulent dedans mon cœur.
Que ce fleuve sacré rejaillisse en mon âme ;
Que ces saillantes eaux de la Divinité
Eteignent pour jamais en moi toute autre flamme
Que celle de l’Amour de votre vérité.
Cette eau toute céleste a l’insigne avantage
D’éteindre dans nos cœurs toutes sortes de feux ;
Mais celui de l’Amour en brûle davantage,
L’eau le rend plus ardent, plus pur, plus lumineux.
Donnez-moi de cette eau qui conserve la vie ;
Mais que son effet soit de me causer la mort :
Les liens de ce corps me tenant asservie
M’empêchent de vous joindre et de prendre l’essor.
Mon âme est encor plus que mon corps, prisonnière :
Vous pouvez, mon Seigneur, rompre seul ses liens.
Ah ! faites retourner mon corps en la poussière,
Donnez à mon esprit les véritables biens !
QUE j’aime votre joug, qu’il est doux et suave !
Que je le craignais vainement !
Je suis libre, loin d’être esclave,
Quand je le porte en vous aimant.
Que mon âme est heureuse, étant votre captive !
J’ai trouvé là ma liberté.
Faites donc, Amour, que je vive
Dans l’humble dépendance à votre volonté.
Heureux joug qui bien loin de captiver mon âme,
Cause un vaste délicieux,
Que tu t’accordes bien avec la douce flamme
Que je garde en mon cœur comme un don précieux !
Le monde qui ne voit que l’apparente charge
Dont à ses yeux je suis comme accablé,
Me croit très-malheureux : mais mon cœur est au large ;
Loin d’être esclave, il est de délices comblé.
Non, le monde ne comprend guère,
Malgré tant de travaux le bonheur du dedans ;
N’estimant que ce qui prospère,
Les honneurs, les plaisirs, ce qui flatte les sens.
Les enfants de Dieu ont bien plus de sagesse,
N’estimant rien, ne goûtant que la croix :
Ah ! que leur goût a de délicatesse,
De savoir faire un si bon choix !
Je vous cède, mondains, les honneurs, les délices ;
J’aime tous mes travaux, ma chaîne, ma prison :
Quand même il me faudrait souffrir tous les supplices,
Je trouverais encor que j’ai grande raison :
Disons sans artifice,
Que qui connaît l’Amour et sa juste valeur,
Et qui fait lui rendre justice,
Approuvera le penchant de mon cœur.
Qui peut se plaindre de ta charge,
Amour, et de ton joug, ne l’a jamais porté.
D’un si doux esclavage, ah ! s’il craint qu’on le charge,
Il est captif de la cupidité.
En captivant le cœur tu le mets plus au large ;
Tu lui donnes la liberté.
[…]
AMOUR, divin Amour, qui comprend en toi-même
De toutes les vertus l’excellence suprême,
Source de la justice et soutien de la foi,
Tout ce que l’on espère est renfermé chez toi.
Sans toi la pénitence est une hypocrisie,
La prudence et la force une pure manie ;
Sans toi, divin Amour, croix, martyres, tourments,
Seraient de vains amusements.
[…]
QUI peut résister à l’Amour ?
Lui qui surmonte tout, dont la force invincible
Malgré forts et remparts, perce, rompt et fait jour,
Atteins ce qui paraît le plus inaccessible.
Dieu cède à notre forte ardeur,
II suspend son courroux, s’apaise et rend les armes
Lorsqu’il découvre au fond de notre cœur
Que l’Amour est la source de nos larmes.
Amour, puissant Amour et vainqueur Souverain,
Que tes coups sont charmants ! que j’aime tes blessures !
Tire, entame, détruis, n’épargne pas mon sein,
Fais, fais couler mon sang par cent mille ouvertures.
Ne laisse rien qui ne soit tout divin,
Ôte l’impureté, nettoie les ordures,
Bannis ce qui reste d’humain,
Tu veux pour tes enfants des âmes toutes pures.
Tu ne détruis un cœur que pour le rendre fort :
Lorsqu’il n’est plus à soi, Dieu le meut et l’anime ;
Il vient à bout de tout sans faire aucun effort ;
Cette figure nous exprime
Comme l’Amour divin conduit l’arc et le bras
De cette Amante fortunée ;
Vois comme dextrement et sans nul embarras
Elle tire, sa flèche à vaincre destinée :
Elle perce du premier coup
Cette épaisse et sorte cuirasse :
Non, il n’est rien dont on ne vienne à bout
Aidé d’Amour, car sa force surpasse
De l’enfer le plus rude effort,
Enfin l’Amour est plus fort que la mort.
[…]
Ce chêne que je vois battu de la tempête,
Ne fais que s’affermir : son orgueilleuse tête
Parais braver les vents impétueux,
Se roidissant dans sa racine
Lorsque ces thèmes injurieux
Semblent le menacer d’une prompte ruine.
Il en est ainsi de mon cœur ;
Lorsque chacun lui fait la guerre,
Qu’il entend gronder le tonnerre,
Il s’affermit contre la peur.
Regardant sans pâlir où tombera l’orage,
Il soutient tout avec courage ;
Il n’est point abattu, non plus qu’audacieux,
Fier du secours des cieux.
L’AMOUR de Dieu doit être sans mesure
On ne manque jamais
Dans ses divins excès :
Plus il est violent, et plus sa force dure.
Lorsque l’qn aime bien, on ne veut plus de règle,
La simple Charité
Jointe à la Vérité
Prends l’essor comme une aigle :
Laissant tout ce qui n’est pas Dieu,
On ne veut rien de tout ce qui fait un milieu.
Ah ! lorsque l’Amour est extrême,
L’on meurt à tout aussi bien qu’à soi-même,
Et l’on trouve la vie en cette heureuse mort.
Mourons donc toujours de la sorte !
Plus notre Charité sera sincère et forte,
Et plus prompt sera son effort.
Amour, en brisant tout, romps le fil de ma vie,
Qu’heureux sera mon sort,
Lorsque par son attrait l’Amour puissant et fort
Me l’aura sans pitié ravie.
Amour, Amour plus rien de limité,
Abîme-moi dedans ta charité.
[…]
Rompons, divin Époux, la règle et le boisseau ;
Laissons les thèmes à l’aventure ;
L’Amour donne un plaisir nouveau.
Disons et redisons, rien ne paraît si beau,
La règle de l’Amour est d’aimer sans mesure.
[…]
PLUS je suis accablé d’ennuis et de traverses,
Plus je sens dans mon cœur croître les sacrés feux :
Tant d’horribles tourments, tant de peines diverses, .
Bien loin de m’affliger, comblent enfin mes vœux.
Que ton souffle divin Esprit tout adorable,
Qui paraît au-dehors agiter notre cœur,
Nous cause par dedans un calme délectable !
Cette agitation augmente notre ardeur.
S’il est vrai qu’en l’Amour si charmante est la peine,
Quels seront dans les cieux ces torrens de plaisirs,
Dont la main de l’Amour puissante et souveraine
Par de divins excès doit remplir nos désirs !
Amour, divin Amour, qu’en secret je réclame,
Que tes feux me sont chers ! j’adore tes rigueurs.
Ah ! si je pouvais voir un jour ta sainte flamme,
En m’anéantissant, brûler les autres cœurs !
Croissez, brûlez sans fin, sans jamais vous éteindre :
Augmenter vos tourments, c’est croître vos bienfaits.
L’âpreté de vos feux ne saurait faire craindre ;
Plus on est consumé, plus on trouve de paix.
O feu qui détruis tout ! viens et détruis ma vie,
Unis-moi, je te prie, à mon Souverain Bien !
Mais je ne puis avoir ce sort digne d’envie,
Que je ne sois par toi réduit à n’être rien.
LORSQUE l’on suit l’Amour nul danger ne fait craindre, ,
On se fait passage par tout ;
Lorsqu’on voit tout perdu, qu’on est le plus à plaindre,
Des plus affreux sentiers, l’âme trouve le bout.
Cette Amante sans peur sait traverser la presse
Des flots grondants de la mer en courroux,
Sans vaisseau, sans mâts : son adresse
Viens de son abandon au soin de son Époux.
Ces terribles écueils ne lui sont point de peine,
Elle dédaigne de les voir :
Ce qui fait son repos c’est qu’elle est très-certaine
De sa bonté, de son pouvoir :
Moins nous pensons à nous, et plus sa Providence
Nous accompagne pas-à-pas :
Augmentons notre constance,
Son soin ne nous manquera pas.
Il me faut donc passer cette mer orageuse ;
Dois-je m’abandonner à la merci des flots ?
Ah ! que je suis peu conrageuse,
Moi qui n’aimais que le repos.
Il me faut donc franchir abîme, précipice,
Être ainsi le jouet, Amour, de ta justice :
Est-ce là les grands biens que tu me promettais ?
Veux-tu me voir périr ? je suis presque aux abois :
Amour, tu ris de mon naufrage :
Je sens lever les flots, j’entends gronder l’orage,
La mer en s’entr’ouvrant ne me laisse rien voir,
Qu’un abîme profond où je suis prête à choir.
Traites-tu donc ainsi ton amante si chère ?
Périssons, j’y consens, je veux te satisfaire ;
Et sans plus écouter mes pleurs injurieux
Amour ; je vais périr, et périr à tes yeux.
LE sel est de tout temps symbole de sagesse ;
La charité sale nos actions,
Donnant à nos affections
Et l’incorruption, et la délicatesse.
La sagesse et l’amour s’accordent bien ensemble,
Celle-ci le conduit droit au Bien Souverain,
Et détourne le cœur humain
De ces appas trompeurs que l’univers rassemble.
L’Amour, comme un feu pur, mont droit à sa sphère
Il ne trouve rien ici-bas
Où l’on puisse tourner ses pas ;
Tout est empoisonné : s’il veut se satisfaire,
Il rencontre la mort,
Mais s’il prend son effort,
I1 outrepasse toute chose,
Il ne s’arrête à rien, il va jusqu’à son Dieu ;
Cet admirable feu
Remontant à sa cause,
Trouve dans lui sans nul défaut
Sa pureté, sa force et son repos.
Là sagesse est un sel, dont la force est extrême,
Sans lui tout est insipide et rampant :.
Qui n’a le sel d’amour s’il veut dire qu’il aime,
Son dire est fade, et ce n’est que du vent.
Trompé par sa propre raison,
L’amer lui parois doux, et la douceur poison.
La sagesse et l’amour sont sel de notre âme,
Ils la rendent d’un goût exquis ;
Si tous les biens nous sont acquis
Si nous savons brûler de la divine flamme.
L’AMOUR parfait bannit toute sorte de crainte :
À ses véritables Amans,
Il inspire des sentiments
Où la peur ne saurait donner aucune atteinte.
Il est sûr que la peur naît de la défiance :
Lors que l’on est rempli de foi
On ne craint rien pour soi ;
L’Amour pur est suivi de foi, de constance.
L’Amour est élevé, fonde le vrai courage,
Et répands ses saveurs
Richement aux grands cœurs ;
La force est leur partage.
Son cœur est généreux, son âme, une âme grande,
Point de timidité,
La libéralité
Est ce qu’il recommande.
Amour, divin Amour, donne-moi la largesse ;
Puisqu’un cœur étendu
S’est de-tout thèmes rendu
Ennemi de toute bassesse.
[…]
Je sens certain je ne sais quoi
Me porter presque malgré moi
À préférer l’utile au délectable :
Mes sentiments tournent vers l’équitable.
Sans regarder mes intérêts,
Je me soumets, Seigneur, à tous tes saints décrets,
Je veux bien pour ton Nom vivre dans la souffrance,
Te prouver mon Amour par mon obéissance.
Nous avons au-dedans un souverain Moteur,
Qui ne nous laisse point surprendre ;
Et cet éclairé Diredeur
Ne nous permets jamais de nous méprendre.
POUR être à Dieu, l’humilité profonde
Est le plus sùr moyen :
Dieu veut qu’on ne soit rien,
Et la superbe plaît et règne dans le monde.
JÉSUS-CHRIST le premier a choisi la bassesse,
Le mépris sut sa passion,
La pauvreté l’objet de son affection,
Ce fut là sa doctrine et sa haute sagesse.
L’orgueil seul lui déplaît, le bannit de notre âme ;
La superbe lui fait horreur,
Il se plaît dans un cœur,
Quand il est humble et pur, sa Charité l’enflamme.
Il le mène et l’enseigne, il l’échauffe etl'éclaire,
Il ne l’abandonne damais,
Le comble de mille bienfaits,
enfin l’humble et petit fait l’aimer et lui plaire.
L’orgueil croît avec nous, et nous suit au tombeau,
Il augmente même avec l’âge :
Toujours quelque sujet nouveau
Lui donne sur nous l’avantage.
Hélas ! divin Amour, arrêtes-en le cours :
Toi seul as pouvoir de le faire ;
Sinon, il me suivra toujours
Il est à mes désirs contraire :
Je vois l’humilité pleine de doux appas !
Je l’aime, je la veux, et ne la trouve pas.
DIEU par une bonté qui n’eut jamais d’exemple
Me vient chercher dans l’erreur et m’instruit,
M’ouvre les yeux, m’enseigne à petit bruit,
Ordonnant qu’en secret je l’aime et le contemple.
De sa divine loi il me montre le livre,
C’est là l’objet, me dit-il, de ta foi :
Écoute-là, laisse tout, et suis-moi ;
Pratique ces conseils, et tu pourras me suivre
Renonce à tous plaisirs, embrasse la vertu,
Que ton cœur par les maux ne soit pas abattu,
Meurs à toi-même afin de pouvoir mieux revivre.
Ne te lasse jamais d’admirer et de voir
L’excès de Mon Amour, et quel est mon pouvoir,
Regarde mes bienfaits, écoute mes paroles,
Banni loin de ton cœur tant de desseins frivoles,
Ne pense qu’à me plaire ; et ton cœur généreux
Trouvera que c’est moi, qui puis le rendre heureux.
Privé de tous les biens il aura l’abondance :
Lorsque plus de malheurs accableront tes sens,
Qu’en de rudes travaux tu vois couler tes ans,
Tu goûteras alors ce que peut ma clémence.
Je calme ton esprit, je sape ta douleur,
J’adoucis tes ennuis, et je charme ton cœur,
Contre tes ennemis je suis seul ta défense :
Rien ne peut échapper à mon extrême Amour,
Ne songe qu’à m’aimer, qu’à me faire la cour ;
Et puis, demeure en paix, sûr de ma Providence.
L’Amour divin nous comble de faveurs.
Que ses caresses sont aimables !
Mais, afin de jouir de ces biens délectables,
Il nous faut lui donner nos cœurs ;
Et les donner de telle sorte,
Qu’on ne s’en réserve plus rien ;
Lorsque son Amour nous transporte
Il nous donne son cœur, et rends-le notre lien.
Il paye en un moment nos ennuis, nos traverses,
Il nous porte en son sein, il fait tarir nos pleurs ;
Il nous fait oublier tant de peines diverses,
Par les épanchements de ses saintes douceurs.
O nion Epoux divin ! Que j’aime et que j’adore,
Soiez mon unique soutien :
Je n’aime rien que vous, et je désire encore
Vous aimer davantage, ô mon Souverain Bien !
Que je sois toute à vous, et non pas à moi-même,
Que je ne vous quitte jamais :
Le but où tendent mes souhaits
Est de m’unir à vous par un Amour extrême.
L’Amour sacré rend égaux les amans ;
Et les unit d’une chaîne éternelle :
Lorsque je vois leurs saints embrassements
Je comprends bien leur amour mutuel.
Quoi, vous vous abaissez, mon Souverain Seigneur,
Jusqu’à vous égaler votre pauvre servante !
Cette bonté ravit mon cœur :
Qu’elle est forte, qu’elle est touchante !
Vous m’aimez le premier
D’une Amour pure et gratuite ;
Faites que mon retour, cher Époux, soit entier,
Et que pour être à vous, moi-même je me quitte.
Je vous aime pour vous, ô Souverain Auteur
De ma chaste et pudique flamme ;
Sans m’occuper de mon bonheur,
Je vous abandonne mon âme.
C’EST là la fin de toute chose,
C’est le but de tous nos désirs :
Admirable métamorphose !
Comble des innocents plaisirs !
Unité que le Fils demandais à son Père
Pour ses Disciples bien-aimés !
Chaste lieu ! Adorable mystère !
Doux espoir des Prédestinés !
Qui pourrait espérer un si grand avantage
Si vous ne nous l’aviez promis ?
C’est le sublime et l’excellent partage
Que vous donnez à vos amis.
Qui pourrait le penser, encor moins le prétendre ?
Le Tout veut bien s’unir avec que le néant ;
Le Seigneur Souverain avec un peu de cendre,
Une goutte à son Océan.
Pour nous conduire aux cieux,
Il en voulut descendre :
Abandonnant sa gloire, il nous rend glorieux :
Je me perds ; et ne puis comprendre
Seigneur, l’excès de votre Amour.
Permettez-moi de vous le dire
Je suis un malheureux, même indigne du jour,
Vous partagez pourtant avec moi votre Empire.
Vous faites encor plus ; vous vous donnez à moi,
Et votre Amour extrême,
Vous fait me changer en vous-même ;
Votre bonté m’étonne et me remplit d’effroi,
Vous oubliez ce que vous êtes,
Mais je ne puis oublier qui je suis :
Je révère ce que vous faites,
Heureux ceux qui vous sont unis !
La fin d’un chaste Amour est l’entière Unité ;
L’Amante et son Amant sont une même chose.
C’est plus, une métamorphose
Transforme en son Amant l’Amante en vérité.
Il ne faut plus ici de carquois ni de flèches :
L’Amour a quitté son bandeau ;
Et par un miracle nouveau
Entre dans le cœur sans y faire de brèches.
Regardons le chemin par où l’âme a passé :
Que de rochers, de précipices,
Que d’agitations, de travaux, de supplices !
Mais enfin dans l’Amour son cœur est trépassé.
Ô digne et bienheureux trépas !
O. mort toute délicieuse
Pour cette belle âme amoureuse,
Qui ne vous désirerait pas ?
Le trépas est l’heureux passage
Qui met cette Amante en partage
De tous les droits de son Époux :
Vous faites plus, Amour, la transformant en vous.
Qui pourrait exprimer le bonheur admirable
Que goûte un cœur qu’Amour conduit ici !
Il a trouvé le repos perdurable,
Exempt d’ennui, de crainte et de souci :
Tout est calme, tout est tranquille :
On ne veut rien que Dieu, qu’on aime uniquement.
Il est le ferme appui, comme le sûr asile,
On trouve tout en lui, le vrai contentement,
L’invariable paix dont parle l’Évangile
Qui surpasse tout sentiment,
Qui rend le précepte facile,
Le sentier des vertus droit, uni, tout charmant.
Lorsque de ces Vertus on a fait son étude,
On trouve dans la Charité
Cette admirable plénitude
Qui nos esprits met dans la vérité :
Sa lumière aisément dissipe tout nuage
Que produit une vaine erreur :
L’Amour sacré donne ici l’avantage
De goûter à longs traits la céleste douceur.
Si déjà l’on éprouve une si douce vie,
Que doit être l’éternité ?
De quelles voluptés sera-t-elle remplie ?
Bien, qui n’est jamais limité !
L’âme alors en son Dieu ravie,
Possède l’immortalité.
Le pur Amour est donc la fin de toutes lois ;
Il les renferme en soi, bien loin de les exclure :
L’âme au-dessus de la nature
N’a plus ni volonté ni choix.
Depuis longtemps sa volonté perdue
Dans la charité pure et nue
Ne lui laissait nul usage de soi ;
L’Amour alors était sa loi.
Mais depuis que l’Amour en lui l’a transformée
Il a changé sa destinée ;
Elle obéit et commande à son tour :
Son vouloir dans l’Amour est un vouloir suprême ;
Ne la regardez plus, cette Amante, en soi-même,
N’envisagez que son Amour.
Ne nous amusons point au-dehors, à l’écorce ;
Ce serait une vaine amorce :
Mais pénétrons jusqu’au-dedans
Et ne distinguons plus ces trop heureux Amans.
Ici toute activité cesse ;
Ce n’est ni douleur ni caresse :
On est en un parfait repos :
Tout se termine enfin au Sabbat du Très-haut.
Toi, délices de l’âme pure,
Amour, qui pénètre le cœur
Ayant surmonté la nature
Par ta pure et ta chaste ardeur ;
Lumière simple, inaccessible
Souverain Donneur de tout bien,
Toi qui rends le cœur inflexible
En l’abîmant dedans son rien.
Enfant qui gouverne le monde ;
À qui je consacre ces vers ;
Par une grâce sans seconde
Répands-les dans cet univers.
Que tous viennent à te connaître,
Mais encor bien plus à t’aimer
Comme seul Auteur de tout être ;
Fais-leur L’AMOUR PUR estimer.
Ah ! fais qu’ils t’aiment sans partage ;
D’un amour désintéressé ;
Fais-leur entendre mon langage,
Amour, oui, tu m’as exaucé.
Je sens leur cœur qui se remue,
Et qui se présente à tes traits ;
Que ta vérité pure et nue
Les frappes selon mes souhaits :
Je n’en ai plus que pour ta gloire,
Je ne désire rien pour moi :
Daigne remporter la victoire,
Divin Enfant, deviens leur Roi :
frappe-les quand je les amuse ;
Et que leur divertissement
Soit de se livrer sans excuse
À ton petit bras tout-puissant.
Tu sais bien pour qui je t’implore,
Rien ne saurait t’être caché.
Ô Toi ! que j’aime et que j’adore
De tout, rends leur cœur détaché.
Qu’ils te recherchent pour toi-même
Sans penser à leur intérêt ;
Se livrant au vouloir Suprême
Qu’ils ne s’en retirent jamais.
Fixe de l’homme l’inconstance,
Apprens-lui tes sentiers secrets ;
Qu’il connaisse ta sapience,
Et se livre à tes saints décrets.
Enfin, sois l’âme de leur âme ;
Donne telle grâce à mon chant
Qu’il produise en eux cette flamme
Qui vient de toi, Divin Enfant.
Si ton Épouse fut fidèle,
Si son cœur n’espère qu’en toi
Si son amour est éternel,
Favorise en cela sa foi.
Elle a chanté son aventure
En tous chants, en toutes façons,
Cette Charité sans mesure
Qui surpasse tous autres dons.
Elle dépeint là tes caresses
Et mille chastes voluptés,
Tant de mutuelles tendresses
De qui les sens sont enchantés.
Ne croyez pas, peuples fidèles,
Que ce ne soit que des chansons ;
Dessous ces figures nouvelles
Il est d’excellentes leçons.
Recevez par le divin Maître
De ma main ces petits présents :
Pour récompense, veuillez être
De simples et petits enfants.
Représentés dans plusieurs Emblèmes,
Exposés en Vers Libres.
MON cœur et comme un blanc où vous tirez sans cesse
Des traits qui sont tout enflammés :
Je sens augmenter ma faiblesse ;
Épargnez-moi si vous m’aimez.
Je me repens de mes paroles ;
Doux Amour, augmentez vos coups ;
Ah ! que mes craintes sont frivoles !
Peut-on appréhender les traits de son Époux ?
Frappez, frappez, mon adorable Maître ;
Que désormais mon cœur soit le but de vos coups :
Blessez-le, et qu’il soit tout à vous ;
Faites-vous aimer et connaître.
Ah ! vous m’avez percé le cœur,
Que vos flèches sont pénétrantes !
Traitez-vous donc ainsi, trop aimable Vainqueur,
Ceux qui sont tout à vous, vos fidèles amantes ?
HÉLAS ! mon cœur esl plein de rouille ;
Que cause ma propriété :
Si j’ai de vos dons, je les souille ;
Mettez-le, mon Seigneur, dans votre vérité.
Ah ! faites-le passer sous la meule avec l’eau ;
N’épargnez point les coups, mais lavez son ordure ;
Non, ce n’est pas assez, formez-en, un nouveau,
Qui n’ait plus rien de l’humaine nature.
Vous avez un moyen qui me paraît plus court ;
Mettez-le dans votre fournaise,
Daignez le consumer du feu de votre amour ;
Il fera plus d’effet que la plus forte braise.
Mes yeux fourniront assez d’eau
Pour laver mon cœur infidèle
Mais, ô divin Amour ! sans ce sacré fourneau ;
Il pourra contracter des souillures nouvelles.
NON, non ; je ne crains plus le monde et son effort ;
Le Démon ne me saurait nuire !
Je n’appréhende point ni l’enfer ni la mort,
Les tortures ni le martyre.
Je vis en assurance, en repos je sommeille ;
Car l’amour fait ma fermeté
Quand je dors, pour moi son soin veille ;
En lui gît ma sécurité.
Je n’ai plus de souci, je n’appréhende rien ;
Ma paix est douce et sans seconde :
Je ne connais ni mal ni bien,
Et vis comme étant seule au monde.
Je ne vois que l’Amour, je ne connais que lui ;
Je suis à tout comme étrangère :
Il est ma force et mon appui ;
Il fait d’un poids affreux une charge légère.
UNISSEZ, unissez, ô mon céleste Époux
Nos deux cœurs d’une telle sorte,
Qu’on ne voie plus rien que vous ;
Donnez la braise la plus forte.
Tournez-les mille fois dedans votre fourneau ;
Battez le mien sur votre enclume ;
Réduisez-le à néant : qu’alors il sera beau !
Si votre feu s’éteint, faites qu’il se rallume.
Un cœur pareil au vôtre, et qu’ils n’en fassent qu’un :
C’est le bonheur auquel j’aspire.
Consumez tous les cœurs en un
Par un délicieux martyre.
Qui se plaint de vos feux, ne les connut jamais :
Pour moi, j’y trouve mes délices.
Est-il de véritable paix
Pour qui n’éprouve pas ces aimables supplices ?
LA fin de l’Amour pur est l’union intime,
Où cet Amour conduit par des chemins rompus.
La croix et le mépris, non la gloire etl’estime,
Est le chemin sacré, tout autre est superflu.
DIEU SEUL : un seu ! Amour réunit toutes choses ,
Ce point unique est le Souverain Bien.
L’Amour nous fait passer en notre unique Cause,
Où Dieu, notre principe, est moteur et soutien.
Admirable union de Dieu, de l’âme amante !
Il s’en fait à la fin un mélange divin.
L’âme sans rien avoir est ferme, elle, est contente,
L’Amant la transformant en son Bien souverain.
Elle ne paraît plus, cette Amante chérie,
DIEU SEUL opère en elle : et dans son unité
Elle est si fort anéantie,
Qu’on nc discerne plus que l’Amour vérité.
QUEL fruit tirer de tout ceci,
Sinon qu’il faut être à Dieu sans partage ?
Nous aurons un double avantage,
Qui nous était inconnu jusqu’ici.
C’est qu’en aimant un Dieu, comme il est notre centre,
On trouve en lui le plus parfait repos :
Avec le pur amour, aucun autre amour n’entre,
Ce qui rend l’amour sans défaut.
Le cœur est reposé dans cet être Suprême,
Dans cet Objet rare et charmant,
Qui sans sortir hors de soi-même
Gouverne tout parfaitement.
Il attire le cœur par un charme invisible,
Pourtant si puissant et si fort,
Que quoiqu’il ne soit pas sensible,
Il est bien plus fort que la mort.
Soumettons-nous à son Empire,
Malgré le ravage des sens :
On souffre d’abord un martyre
Qu’Amour récompense en son temps.
FIN.
Rien n’est plus odieux au souverain Amour
Que la superbe de la vie :
L’Amante et fon Amant combattent tour à tour
Afin de la voir asservie.
On ne peut plaire à Dieu dedans l’élèvement ;
L’humilité l’attire dans notre âme :
Demeurons dans l’abaissement
Si nous voulons sentir sa douce flamme.
Il s’éloigne de la hauteur ;
Il s’écoule dans la vallée :
La souplesse et le rien, l’attirent dans le cœur ;
Car il se plaît dans l’âme ravalée.
Gant, vol. 4.
Il la comble de biens, cet adorable Époux
Sans cesse anéantissons-nous :
Son pur amour deviendra le partage
De ce profond abaissement
Nous entendrons son sublime langage,
Qu’on n’entend jamais autrement,
Souviens-toi, mon divin Amour,
Que mes jours passent comme l’ombre
Dedans cette demeure sombre :
Tu peux me montrer un beau jour.
Ta présence est source de la lumière ;
Ton absence me met dans une sombre nuit :
Fais-moi la grâce toute entière
Brûle mon cœur, éclairant mon esprit.
Jamais la mort ne me fera de peine
Si l’Amour brise mon lien :
Car plus mon heure est incertaine,
Plus je me laisse à mon Souverain Bien.
Mon cher Époux, pardonne-moi, pardonne ;
Mes jours, tu le sais, ne sont rien :
C’est à toi que je m’abandonne
Dans ma faiblesse, ah ! deviens mon soutien.
Quoique mes ans paraissent courts,
Tu peux les employer, cher Époux, à ta gloire :
Quand je serai dans la demeure noire
Mon cœur te bénira.
Source de cette image 42
DANS ce terrible labyrinthe,
Si rempli de tours et détours,
Je marche, cher Époux, sans crainte,
Sur la foi de votre secours.
Je regarde de loin tomber au précipice
Les plus hardis et le plus clair voyant :
Je vais sans voir et tout mon artifice
Est de m’abandonner aux soins de mon Amant.
Cet aveugle est un grand exemple
De l’abandon et de la foi ;
Lorsque de loin je le contemple
Je me fens ravir hors de moi.
Il suit son petit chien et marche en assurance
Sans broncher ni faire un faux pas.
Je fuis guidé par votre Providence
Et je pourrais ne m’abandonner pas ?
Celui qui compte sur sa force
Sur son adresse et son agilité
Son orgueil lui servant d’amorce
Est aussitôt précipité.
Qui peut dans un si grand danger
Encore se fier à soi-même ;
Ah, que son audace est extrême !
Vous m’apprîtes à me ranger
Sous les soins de la Providence
Et cette admirable science
Ne me laissa plus rien à ménager.
Cette vie est un labyrinthe ;
Si l’on veut marcher sûrement.
Que notre foi soit aveugle et sans feinte
Notre amour pur, et sans déguisement.
Mettez mon cœur en ce fourneau,
Et lui faites changer de forme :
Que ce feu sacré le transforme,
Ou bien m’en donnez un nouveau.
Ah, que je désire ardemment
De voir mon cœur sur cette braise !
Amour, mets-le donc promptement
Dans le milieu de ta fournaise.
Accorde-moi cette faveur ;
Tes brasiers feront mes délices :
J’y trouverai de la fraîcheur ;
Je me plairai dans les supplices.
Forme mon cœur à ta façon ;
Et le rend pur, tendre et fidèle :
Fais qu’il soit à toi tout de bon,
Que son amour soit éternel.
Détruis-le au plutôt, cher Amant,
Que j’aime de ton amour même :
Tu possèdes, Seigneur, la puissance suprême,
N’y mets point de retardement.
La fin de l’Amour pur est l’union intime,
Où cet Amour conduit par des chemins rompus
La croix et le mépris, non la gloire et l’estime,
Est le chemin sacré, tout autre est superflu.
DIEU SEUL : un seul Amour réunit toutes choses :
Ce point unique est le Souverain Bien.
L’Amour nous fait passer en notre unique Cause,
Où Dieu, notre principe, est moteur et soutien.
Admirable union de Dieu, de l’âme amante
Il s’en fait à la fin un mélange divin.
L’âme sans rien avoir est ferme ; elle est contente
L’Amour la transformant en son Bien Souverain.
Elle ne paraît plus, cette Amante chérie
DIEU SEUL opère en elle : et dans son unité
Elle est si fort anéantie,
Qu’on ne discerne plus que l’Amour-vérité.
Je fais figurer ici une Manière courte et facile inspirée du Moyen Court de Madame Guyon, tel qu’il fut édité au siècle dernier par Olphe-Galliard dont les multiples notes de ce dernier attestent de l’influence toute guyonienne. Ce texte court est suivi de L’Abandon à la providence divine, tel qu’il vient d’être récemment réédité par D. Salin.
I. Il faut s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus Christ notre Seigneur ; et, pour cet effet, il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d'affections, pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu, son unique et souverain bien, son premier principe et sa dernière fin /2.
II. La perfection de cette vie consiste en l'union avec notre souverain bien et tant plus la simplicité est grande, l'union est aussi plus parfaite. C'est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier, pour être enfin rendus capables de la jouissance de l'un nécessaire, c'est-à-dire de l'unité éternelle ; disons donc souvent du fond du coeur : O unum necessarium, unum volo, unum quaero, unum desidero, unum mihi est necessarium, Deus meus et omnia. O un nécessaire ! c'est vous seul que je veux, que je cherche et que je désire ! Vous êtes mon un nécessaire, ô mon Dieu et mon tout !
III. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle, mais il ne faut pas s'y arrêter, puisque l'âme, par sa fidélité à se mortifier et à se recueillir, reçoit pour l'ordinaire une oraison plus pure et plus intime, que l'on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en
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soi/3 vers quelque objet divin, soit Dieu en lui-même/4 ou quelqu'une de ses perfections, soit Jésus Christ ou quelqu'un de ses mystères ou quelques autres vérités chrétiennes. L'âme, quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu et reçoit beaucoup ; son travail est doux et néanmoins plus fructueux ; et, comme elle approche de plus près de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit aussi davantage/5.
IV. La pratique de cette oraison doit commencer dès le réveil, en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus Christ, les regards duquel, quand nous serions abîmés au centre de la terre, ne nous quittent point. Cet acte est produit ou d'une manière sensible et ordinaire, comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent, ou c'est un simple souvenir de foi, qui se passe d'une façon plus pure et spirituelle de Dieu présent.
V. Ensuite, il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu/6, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition, tant que notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s'empresser à faire d'autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui dispose l'âme à la passivité ; c'est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu'il y opère plus particulièrement qu'à l'ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment ; et puisque l'opération de Dieu est un repos, l'âme lui devient donc en quelque manière/7 semblable en cette oraison et y reçoit aussi des effets merveilleux ; et, comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l'âme qui
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est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du divin soleil de justice en reçoit mieux les divines influences, qui l'enrichissent de toute sorte de vertus/8.
VI. La continuation de cette attention en foi lui servira pour remercier Dieu des grâces reçues pendant la nuit et en toute sa vie, d'offrande de soi-même et de toutes ses actions, de direction d'intention et autres, etc./9.
VII. L'âme s'imaginera de perdre beaucoup par l'omission de tous ses actes, mais l'expérience lui fera connaître qu'au contraire elle y gagne beaucoup, puisque plus la connaissance qu'elle aura de Dieu sera plus grande, son coeur sera aussi plus pur, ses intentions plus droites, son aversion pour le péché plus forte, son recueillement, sa mortification et son humilité plus continuelles/10.
VIII. Cela n'empêchera pas qu'elle ne produise quelques actes de vertus, intérieurs ou extérieurs, quand elle s'y sentira portée par le mouvement de la grâce ; mais le fond et l'ordinaire de son intérieur doit être son attention susdite en foi/11 ou l'union avec Dieu, qui la tiendra abandonnée entre ses mains et livrée à son amour, pour faire en elle toutes ses volontés/12.
IX. Le temps de l'oraison venu, il faut le commencer en grand respect/13 par le simple souvenir de Dieu, invoquant son Esprit et s'unissant intimement à Jésus Christ/14, puis la continuer en cette même façon ; comme aussi les prières vocales/15, le chant du choeur, la sainte messe, dite ou entendue, et même l'examen de conscience/16, puisque cette même lumière de la foi qui nous tient attentifs à Dieu nous fera découvrir nos moindres imperfections et en concevoir un grand déplaisir et regret. Il faut aussi aller au repas avec le même esprit de simplicité, qui tiendra plus attentif à Dieu qu'au manger et qui laissera la liberté d'entendre mieux la lecture qui s'y fait. Cette pratique ne
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nous attache à rien qu'à tenir notre âme détachée de toutes imperfections et attachée seulement à Dieu et unie intimement à Lui, en quoi consiste tout notre bien.
X. Il faut se recréer dans la même disposition pour donner au corps et à l'esprit quelques soulagements sans se dissiper par de nouvelles curieuses, des ris immodérés ni aucune parole indiscrète, etc., mais se conserver pur et libre dans l'intérieur, sans gêner les autres, s'unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu'on est en sa présence et qu'il ne veut pas qu'on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté ; c'est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité ; c'est la disposition souveraine de l'âme qu'il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses/17. Voir tout venir de Dieu et aller de tout à Dieu, c'est ce qui soutient et fortifie l'âme en toutes sortes d'événements et d'occupations, et ce qui nous maintient même en possession de la simplicité. Suivez donc toujours la volonté de Dieu à l'exemple de Jésus Christ et uni à lui comme à notre chef, c'est un excellent moyen d'augmenter cette manière d'oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et à la plus parfaite sainteté/18.
XI. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu dans toutes ses actions et sa conduite, au parloir, à la cellule, au souper, à la récréation ; sur quoi il faut ajouter que, dans tous les entretiens, on doit tâcher d'édifier le prochain en profitant de toutes les occasions de s'entreporter à la piété, à l'amour de Dieu, à la pratique de bonnes oeuvres, pour être la bonne odeur de Jésus Christ : « Si quelqu'un parle, dit saint Pierre, que ce soit de paroles de Dieu » et comme si Dieu même parlait par lui. Il suffit pour cela de se donner simplement à
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son Esprit : il vous dictera, en toutes rencontres, tout ce qui convient sans affectation. Enfin, on finira la journée avec cette sainte présence, l'examen, la prière du soir, le coucher et on s'endormira avec cette attention amoureuse, entrecoupant son repos de quelques paroles ferventes et pleines d'onction, quand on se réveille pendant la nuit, comme autant de traits et de cris du coeur vers Dieu. Par exemple : Mon Dieu, soyez moi toutes choses ; je ne veux que vous pour le temps et pour l'éternité ; Seigneur qui est semblable à Vous ? Mon Seigneur et mon Dieu et rien plus !
XII. Il faut remarquer que cette vraie simplicité/19 nous fait vivre dans une continuelle mort et dans un parfait détachement, parce qu'elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature ; mais ce n'est pas par spéculation qu'on obtient cette grâce de simplicité/20, c'est par une grande pureté de coeur et par la vraie mortification et mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s'humilier et de mourir à soi n'y aura jamais d'entrée ; et c'est aussi d'où vient qu'il y en a si peu qui s'avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses et on se prive des biens incompréhensibles. O heureuses sont les âmes fidèles qui n'épargnent rien pour être pleinement à Dieu ! Heureuses les personnes religieuses qui pratiquent fidèlement toutes leurs observances selon leur institut ! Cette fidélité les fait mourir constamment à elles-mêmes, à leur propre jugement, à leur propre volonté, inclinations et répugnances naturelles et les dispose ainsi d'une manière admirable, mais inconnue, à cette excellente sorte d'oraison ; car qu'y a-t-il de plus caché qu'un religieux et une religieuse qui ne suit en tout que ses observances et les exercices communs de la religion, n'y ayant en cela rien d'extraordinaire, et qui néanmoins consiste dans une mort totale et continuelle/21 : par cette voie le Royaume de
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Dieu s'établit en nous et tout le reste nous est donné libéralement.
XIII. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels/22, mais il faut lire en simplicité et en esprit d'oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie.
XIV. Il faut, au reste, être prévenu de deux ou trois maximes ; la première, qu'une personne dévote sans oraison est un corps sans âme ; la seconde, qu'on ne peut avoir d'oraison solide et vraie sans mortification, sans recueillement et sans humilité ; la troisième, qu'il faut de la persévérance pour ne se rebuter jamais dans les difficultés qui s'y rencontrent.
XV. Il ne faut pas oublier qu'un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités, mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, angoisses, révolte des passions et des humeurs/23 ; je dis bien plus, que cette voie crucifiée est nécessaire, qu'elle est bonne, qu'elle est la meilleure, la plus assurée, et qu'elle nous fait arriver beaucoup plus tôt à la perfection ; l'âme éclairée estime chèrement la conduite de Dieu qui permet qu'elle soit exercée des créatures et accablée de tentations et de délaissements, et elle comprend fort bien que ce sont des faveurs plutôt que des disgrâces, aimant mieux mourir dans les croix sur le Calvaire que de vivre dans les douceurs sur le Thabor/24. L'expérience lui fera connaître avec le temps la vérité de ces belles paroles : « Et nox illuminatio mea in deliciis meis »/25 et « Mea nox obscurum non habet, sed omnia in luce clarescunt »/26. Après la purgation
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de l'âme dans le purgatoire des souffrances, où il faut nécessairement passer, viendra l'illumination, le repos, la joie, par l'union intime avec Dieu, qui lui rendra ce monde, tout exil qu'il est, comme un petit paradis. La meilleure oraison est celle où l'on s'abandonne le plus aux sentiments et aux dispositions que Dieu même met dans l'âme/27, et où l'on s'étudie avec plus de simplicité, d'humilité et de fidélité à se conformer à sa volonté et aux exemples de Jésus Christ/28.
Grand Dieu/29, qui, par un assemblage merveilleux de circonstances très particulières, avez ménagé de toute éternité la composition de ce petit ouvrage, ne permettez pas que certains esprits, dont les uns se rangent parmi les savants, les autres parmi les spirituels, puissent jamais être accusés à votre redoutable tribunal d'avoir contribué en aucune sorte à vous fermer l'entrée de je ne sais combien de coeurs, parce que vous vouliez y entrer d'une façon dont la seule simplicité les choquait et par une porte qui, tout ouverte qu'elle est par les saints depuis les premiers siècles de l'Église, ne leur était peut-être pas assez connue : faites plutôt que, devenant tous aussi petits que des enfants, comme Jésus Christ l'ordonne, nous puissions entrer une fois par cette petite porte, afin de pouvoir ensuite la montrer aux autres plus sûrement et plus efficacement. Ainsi soit-il.
NOTES
1. Jacques LE BRUN, Les Opuscules spirituels de Bossuet, op. cit., p. 51-55, publie le texte intégral d'une copie de ce même document, conservée à la Visitation de Nancy, dans un manuscrit intitulé : OEuvres de Bossuet, t. 3. Il étudie les variantes d'après le texte imprimé et réédité ici ; selon lui, on peut attribuer ces variantes à la pluralité des copies ou bien à l'initiative du copiste auquel nous devons le texte publié par Caussade. L'Année sainte de la Visitation, t. 10 (1870), pp. 43-ssq. reproduit cette même version. Sur l'attribution à Bossuet et sur l'auteur présumé, voir notre introduction, pp. 32-33. Désormais, dans ces notes, nous prendrons le sigle OSB pour désigner le travail précité de Jacques Le Brun.
2. Ce paragraphe résume le principe fondamental de la spiritualité guyonnienne ; cf. Moyen court et très facile pour faire oraison, X, p. 25 ; nous citerons désormais Le Recueil de divers traités de théologie mystique, Jean de La Pierre, Cologne, 1699 ; « Cette vie des sens émeut et irrite la passion, loin de l'éteindre ; les austérités peuvent bien affaiblir le corps, mais jamais émousser la pointe des sens, ni leur vigueur (...) Une seule chose le peut faire qui est que l'âme par le moyen du recueillement se tourne au-dedans d'elle pour s'occuper de Dieu qui y est présent. Si elle tourne toute sa force et sa vigueur au-dedans, elle laisse les sens sans vigueur et, plus elle avance et s'approche de Dieu, plus elle se sépare d'elle-même ». Le but de l'oraison, selon Mme Guyon, c'est d'apprendre aux âmes « à jouir de leur fin » qui est Dieu (III, p. 10).
3. Le manuscrit de la Visitation porte « foi » au lieu de « soi » (même si le caractère n'est pas très net dans l'imprimé) ; les deux sens sont possibles.
4. Le manuscrit de la Visitation écrit simplement « Dieu » (OSB, p. 55, note 2).
5. Moyen court et très facile de faire oraison, XII, p. 31 : « Ce n'est point le défaut de lumière qui fait que l'on ne distingue plus les étoiles, mais l'excès de lumière. Il en est de même ici : la créature ne distingue plus son opération, parce qu'une lumière forte et générale absorbe toutes les petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir à cause que son excès les surpasse toutes. » Le mot élargir signifie donner largement.
6. Mme Guyon s'en explique ainsi : « ... que, sitôt qu'elle se met en présence de Dieu avec foi et qu'elle se recueille, qu'elle demeure un peu de cette sorte dans un silence respectueux ; que si, dès le commence-
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ment, en faisant son acte de foi, elle se sent un petit goût de la présence de Dieu, qu'elle demeure là sans se mettre en peine d'aucun sujet ni de passer outre » (IV, p. 14).
7. Jacques Le Brun fait remarquer (OSB, p. 55) que le « en quelque manière » atténue l'affirmation de la ressemblance avec Dieu, peut-être par référence à la condamnation d'Eckhart par la bulle In Agro dominico (voir Joseph DE GUIBERT, Documenta ecclesiastica christianae perfectionis studium spectantia, op. cit., p. 163, n° 285).
8. Mme Guyon parle de « la vertu » au singulier (IX, p. 23) : « C'est le moyen court et assuré d'acquérir la vertu, parce que, Dieu étant le principe de toute vertu, c'est posséder toute vertu que de posséder Dieu, et, plus on s'approche de cette possession, plus on a la vertu en degré éminent. »
9. Il n'est pas question de « demande ». Ainsi pour Mme Guyon ; elle veut que l'on s'en remette à Dieu : « ... il faut seconder les desseins de Dieu, qui est de dépouiller l'âme de ses propres opérations, pour substituer les siennes en leur place. Laissez-le donc faire et ne vous liez à rien par vous-mêmes, quelque bon qu'il vous paraisse » (XVII, p. 43).
10. Nous retrouvons ici le principe fondamental du « pur amour ».
11. Voir ci-dessus, la note 3 sur le chapitre III : ici l'imprimé a lu nettement « foi ».
12. La pratique de l'abandon selon Mme Guyon met en oeuvre une confiance totale en Dieu. On y reconnaît certaines formules que Caussade reprendra à son compte dans ses Lettres spirituelles et qu'on retrouve dans L'Abandon à la Providence divine. Ainsi ce passage du Moyen : « Pour la pratique, elle doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes considérations particulières, quelque bonnes qu'elles paraissent, sitôt qu'on les sent naître, pour se mettre dans l'indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès son éternité ; être indifférents à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l'âme, pour les biens temporels et éternels, laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la Providence et donner le présent à Dieu, nous contenter du moment actuel qui nous ajuste avec l'ordre éternel de Dieu en nous » (vi, p. 28).
13. « ... en grand respect » ne se lit pas dans le manuscrit de la Visitation (OSB, p. 53). A propos du commencement de l'oraison, voir ce qui est écrit à la note 6.
14. Au chapitre VIII du Moyen court et très facile pour faire oraison, intitulé « Des mystères », Mme Guyon s'inspire de Bérulle en écrivant ceci : « Jésus Christ, à qui l'on s'abandonne et que l'on suit comme Voie, que l'on écoute comme Vérité et qui nous anime comme Vie (Jn 14, 6), s'imprime lui-même en l'âme, lui fait porter tous ses états. Porter les états de Jésus Christ, c'est quelque chose de bien plus grand que de considérer seulement les états de Jésus Christ » (p. 21).
15. Mme Guyon ne condamne pas les prières vocales, mais en règle l'usage en fonction de l'attrait intérieur : « L'âme n'est guère plutôt appelée au silence intérieur qu'elle ne doit pas se charger de prières vocales, mais en dire peu et, lorsqu'elle les dit, si elle y trouve quelque difficulté et qu'elle se sente attirée au silence, qu'elle demeure et qu'elle
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ne se fasse point d'effort, à moins que les prières ne fussent d'obligation » (XVI, p. 43).
16. A propos de l'examen de conscience, Mme Guyon écrit : « Sitôt que l'on est dans cette manière d'oraison, Dieu ne manque pas de reprendre l'âme de toutes les fautes qu'elle fait. Elle n'a pas plutôt commis un défaut qu'elle sent un brûlement qui le lui reproche ; c'est alors un examen que Dieu fait, qui ne laisse rien échapper, et l'âme n'a qu'à se tourner simplement vers Dieu, souffrant la peine et correction qu'il lui fait » (XV, p. 39).
17. Mme Guyon n'insiste pas sur la soumission à la volonté de Dieu (voir II, p. 10, à propos du Pater). Elle parle plutôt avec saint Paul de la vie de Dieu dans l'âme : « ... il est certain qu'elle y agit plus noblement et avec plus d'étendue qu'elle ne fit jamais jusqu'à ce degré, puisqu'elle est mue de Dieu et qu'elle agit par son Esprit » (XXI, p. 50).
18. C'est le thème du chapitre XXI : « Que l'on agit plus fortement et plus noblement par cette oraison que par toute autre » (p. 79).
19. Notre copie omet une phrase que conserve le manuscrit de la Visitation, cette erreur pouvant venir de ce que le copiste a été trompé par la répétition des premiers mots : « Il faut remarquer que cette simplicité n'empêche pas qu'on ne produise des actes ni de s'appliquer à quelque pratique que ce soit, pourvu que cela se fasse brièvement, comme de prononcer intérieurement quelques paroles de l'Écriture, ou d'autres que le Saint-Esprit dictera, ou bien de s'adresser à la Sainte Vierge, au bon ange et aux saints, chantant même quelques saints cantiques ou versets de psaumes ; mais surtout il faut être soigneux de mourir à toutes les affections déréglées, se détacher des créatures, se retirer de toutes inutilités et amusements, ne s'appliquer aux choses extérieures que par nécessité, par charité et par obéissance, selon que la divine Providence l'ordonne » (OSB, p. 55).
20. La « simplicité » dont il est question est décrite par Mme Guyon comme une conversion vers l'intérieur. Elle s'obtient surtout par la mortification des yeux et de l'ouïe : « Si elle [l'âme] tourne toute sa vigueur et sa force au-dedans... », voir la suite note 2.
21. Pour Mme Guyon, l'amour de la croix est inséparable de l'abandon et de l'union à Dieu : « La croix donne Dieu et Dieu donne la croix : l'abandon et la croix vont de compagnie » (VII, p. 26).
22. Mme Guyon ne décrit pas autrement la méthode qu'elle préconise pour la lecture spirituelle : « La manière de lire en ce degré est que, dès que l'on sent un petit recueillement, il faut cesser et demeurer en repos, lisant peu et ne continuant pas, sitôt que l'on se sent attiré au-dedans » (vV p. 15).
23. S'inspirant du Cantique des cantiques, Mme Guyon loue sur un ton lyrique les « sécheresses » : « Comme Dieu n'a point d'autre désir que de se donner à l'âme amoureuse qui le veut chercher, il se cache souvent pour réveiller sa paresse et l'obliger à le chercher avec amour et fidélité. Mais avec quelle bonté récompense-t-il la fidélité de sa bien-aimée ! » (VII, p. 15).
24. Mme Guyon : « Soyez content de tout ce que Dieu vous fera souf-
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frir ; si vous l'aimez purement, vous ne le chercherez pas moins en cette vie sur le calvaire que sur le Thabor, puisque c'est le lieu où il fait paraître le plus d'amour » (VII, 19).
25. Ps 138, 11.
26. Texte non identifié.
27. Jacques Le Brun fait remarquer (OSB, pp. 56 et 105) que cette phrase n'est pas à sa place dans l'imprimé ; elle ne se lit pas dans le manuscrit de la Visitation.
28. Cette dernière phrase est également ignorée du manuscrit de la Visitation. On la trouve dans une lettre de Bossuet à Mme Cornuau (OSB, p. 105).
29. Ibid., p. 56 : « Le second paragraphe est une prière indépendante de l'opuscule, et fait allusion aux savants et aux spirituels qui risquent d'être choqués par l'oraison de simplicité : l'auteur de cette prière est plus vraisemblablement l'éditeur de l'opuscule que son auteur » (voir aussi p. 64).
1.Thèmes à développer :
Texte guyonien ; de style certes différent ! Mais d’expérience de la Transmission dont seule Guyon peut témoigner à l’époque. Voir les relevés en notes de fin. Certainement pas de Caussade trop étriqué pour cela. Guyon revu.Car en fait tous les écrits normatifs de Guyon sont antérieurs à la Bastille. L’abandon serait alors le meilleur texte de tous, du moins le plus mature. Réécrit par ? Fénelon ? Plutôt dicté à ? car la Dame directrice ne pouvait plus voir et dictait ses lettres…
Jean-Pierre de Caussade devient une figure de plus en plus mythique et le grand mystique s’efface devant ses inspiratrices : Madame Guyon ou une disciple de cette dernière qui aurait rédigé seule l’Abandon. Peu importe, si tel est le cas il faut ajouter à notre confrérie mystique une géniale figure cachée…
2.Texte de l’éditeur de L’Abandon :
MICHEL OLPHE-GALLIARD, S.J.
LA THÉOLOGIE MYSTIQUE EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE /Le Père de Caussade
BEAUCHESNE PARIS 1984
CHAPITRE SIXIÈME LE PÈRE DE CAUSSADE ET MADAME GUYON
Nous avons rencontré Madame Guyon à propos des rapports du Père de Caussade avec Fénelon, son compatriote et, dans une certaine mesure, son guide /1.
Nous voudrions compléter ici ce que nous disions de l'influence que l'auteur du Moyen court avait pu exercer sur la conception de l'« oraison du coeur» présentée dans le petit traité du jésuite en fonction de son estime pour l'expérience mystique de la dévote « amie » de l'Archevêque de Cambrai.
En reprenant aujourd'hui l'article que nous avons publié dans le Bulletin de Littérature ecclésiastique /2, il va sans dire que nous n'avons rencontré aucune contestation touchant notre opinion relative à l'auteur du Traité de l'Abandon à la Providence divine /3. Nous pensons que sa présence dans ce volume est d'autant plus justifiée que cet opuscule réédité par nous a reçu le meilleur accueil de nombreux et fervents lecteurs.
1. Chap. III, p. 101 s.
2. Nous reprenons ici les pages 27-56 de notre article du BLE 1981 en modifiant la numérotation et parfois le contenu des notes.
3. Publié dans la collection Christus, DDB, 1966.
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Rappelons tout d'abord que le Père de Caussade, lorsqu'il arrivait à Nancy, en 1730, aimait à s'entretenir avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre ( 1734), éminente Visitandine qui avait été Supérieure du Monastère de Meaux de 1718 à 1724. C'est dans la ville épiscopale de Bossuet qu'elle avait recueilli un certain nombre d'opuscules spirituels dont plusieurs étaient attribués à tort ou à raison au Prélat /4. Les Visitandines conservaient le souvenir vénéré des rapports très suivis que celui-ci avait entretenus avec le Monastère au cours de son épiscopat à Meaux.
Le respect puisé ainsi pour Bossuet auprès de la Religieuse qu'il dirigeait contrebalançait quelque peu l'affectueuse admiration que Caussade cultivait pour son compatriote méridional Fénelon, auquel s'étaient ralliés, nous l'avons dit, de nombreux Jésuites français contemporains de la célèbre querelle qui avait opposé les deux Prélats à la fin du XVIIe siècle /5.
Lors de son retour à Nancy, dans son monastère d'origine, la Mère de Bassompierre avait enrichi les archives du couvent grâce aux copies manuscrites dont la transcription était devenue sa spécialité. C'est parmi ces copies que Caussade a pu trouver l'opuscule que la critique restitue aujourd'hui à Madame Guyon, ou plutôt à quelque familier de sa doctrine spirituellei. Il est donc vraisemblable que parmi ces pièces originaires de Meaux, où Madame Guyon avait séjourné chez les Visitandines de janvier à juillet 16956, se soient glissés quelques textes de sa composition. Elle y
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avait laissé le souvenir d’une conduite exemplaire : qu’y aurait-il d’étonnant si les archives du Monastère avaient conservé des notes spirituelles émanant d’elle ?
Le travail confié à la Soeur Marie-Anne-Thérèse de Rosen par la Mère Marie-Anne-Sophie de Rottembourg, sa nièce devenue sa Supérieure en 1737, consistait précisément à rassembler des recueils de lettres et des pièces édifiantes destinées à circuler parmi les Soeurs de Nancy, mais aussi à être communiquées à d’autres communautés. C’est pourquoi deux exemplaires en plus de celui que nous avons reproduit, sont parvenus jusqu’à nous /7.
Le rôle de la copiste se laisse deviner à travers les deux courts « avertissements » qui précèdent le texte du Tra(ité. L’un, intitulé Avis /8, met en garde le lecteur contre une fausse interprétation de la doctrine développée dans ce petit livre. On rappelle que les lettres ainsi groupées étaient adressées à une personne qui n’était plus parmi les « commençants » et qui, par conséquent, se trouvait à même de suppléer par elle-même à certains sous-entendus tels que la nécessité de la direction spirituelle, la permanence du libre arbitre dans l’exercice de l’abandon à Dieu le plus total et l’éventualité toujours actuelle d’un recul ou d’une chute dans le péché, toutes choses qui excluaient l’illusion d’un état irrévocable ici-bas de perfection. On souligne que le chapitre I est « mal énoncé » si l’on applique à l’Incarnation ce qui n’est vrai que d’un moment du temps fugitif comme les autres ce qui le rend aussi banal que n’importe lequel, et qui détruit sa singularité. Et l’on conclut : « Il faut donc se précautionner sur l’abus que pourraient faire certains esprits qui courraient après une perfection illusoire de repos, inactive de leur part, dormant dans un
4. Voir J. LE BRUN, Les Opuscules Spirituels de Bossuet, Nancy, 1970.
5. Voir Henk HILLENAAR, Fénelon et les Jésuites, La Haye, 1967, surtout chap. II : «Jésuites féneloniens et Jésuites bossuétistes. »
6. Voir Françoise MALLET-JORIS, Madame Guyon, Flammarion, 1978, p. 200, 320, 326.
7. Tous deux sont actuellement conservés au Centre culturel des Fontaines à Chantilly. L’un (SJ) vient de Metz, l’autre (SG) du Premier Monastère de Paris. Cf. notre Introduction à l’édition de 1966.
8. Cet Avis n’a pas été reproduit dans l’édition de 1966.
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abandon à Dieu si total qu’elles attendraient tout de Lui de moment en moment sans prendre le moyen de leur part pour assurer leur salut et travailler à l’acquisition des vertus pratiques. »
À la suite de cet Avis qui pourrait être de la Soeur de Rosen, vient un Avant-Propos /9, peut-être rédigé par la Mère de Rottembourg, qui se montre beaucoup moins réticent sur la diffusion d’une spiritualité qu’il propose aussi bien aux « pécheurs » qu’aux « justes » : « Ce petit ouvrage, est-il dit, ne contient autre chose que des lettres écrites par un ecclésiastique à une Supérieure de communauté religieuse. » Nous apprenons ainsi que « de ces lettres on a cru devoir supprimer quelque chose pour abréger ». N’avons-nous pas ici l’aveu d’un certain remaniement de textes dû à la copiste et qui peut couvrir un libre arrangement dont le Père de Caussade n’est nullement responsable ?
Toujours est-il que nous possédons l’avis de deux réviseurs qui se sont posé la question de savoir si cet opuscule était bien l’oeuvre de l’auteur des Instructions Spirituelles dont ils admiraient et le fond et la forme /10.
L’un d’entre eux ne nous a pas renseigné sur son identité, mais l’examen qu’il nous a laissé suppose un travail très consciencieux et d’autant plus indécis sur l’attribution du Traité à son confrère toulousain. Il a formulé ses critiques sur un document qui a été recopié par une plume féminine en tête de la copie reliée d’un
9. Page 23.
10. Sur le conseil des Réviseurs romains, Caussade s’était fait aider par le P. Paul-Gabriel Antoine (1678-1743), ancien professeur à l’Université de Pont-à-Mousson (DS t. I, cc. 723-724). Cf. J. LE BRUN, le Père Paul-Gabriel Antoine, théologien et auteur spirituel dans L’Université de Pont-à-Mousson et les problèmes de son temps.
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exemplaire que nous avons sous les yeux. Il donne en surcharge et à l’encre rouge un texte corrigé provenant d’un autre manuscrit /11.
Page 1 de ces Remarques il se demande : «D’abord est-il du Père de Caussade et doit-il emprunter une légitime autorité au nom de l’habile auteur des États d’oraison /12. Nous n’avons pour garant que la petite Note qui suit le titre de l’ouvrage et hâtons-nous d’ajouter que rien dans le corps de l’écrit ne nous a paru confirmer cette preuve. Mais dans quel état nous est-il parvenu ? L’Avant-Propos nous apprend qu’originairement c’était des lettres écrites à une Supérieure de Religieuses et qu’on a jointes ensemble en se débarrassant de quelques longueurs. Mais qui a réuni ces lettres, qui les a divisées par chapitres, qui a tracé l’ordre de ces chapitres entre eux ? Sur quoi ont porté ces retranchements et qu’avons-nous pour en juger à la disparition des endroits retranchés ? À moins que ces lettres primitives ne se retrouvent quelque jour, personne ne le saura jamais. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la bonne et digne Religieuse qui prêta sa plume pour confectionner l’ancien manuscrit, bien que la tenue et le corps de son écriture atteste une éducation distinguée, n’avait pourtant aucune idée des exigences grammaticales et manquait même le plus souvent du plus vulgaire bon sens. Cependant, avec de l’attention, à quelques lacunes près, ses bévues et ses méprises ne sont pas irrémédiables. Très souvent elle se trompe suivant un système suivi. Il est vrai que l’instant d’après survient une grave erreur qui dépasse toutes les lois connues de la distraction et de l’ignorance. Enfin, on peut s’y retrouver et ne pas arriver très loin de l’état où était l’original qu’elle copiait. Reste
11. Ce manuscrit est conservé dans les archives de la Province s.j. de Toulouse. Ms T p. 1.
12. Il s’agit de l’ouvrage publié à Perpignan sous le titre : Instructions Spirituelles en forme de Dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet.
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toujours à savoir si, dans cet état, le Père de Caussade aurait avoué cet écrit comme sien. »
Le censeur procède ensuite à un examen approfondi de la doctrine contenue dans notre traité. Nous y reviendrons.
Plus longuement encore le Père Louis Hilaire (1798-1867) s’emploie à cet examen. Il est probablement le premier à qui la Mère de Vaux ait demandé un avis touchant la publication du manuscrit que le Couvent de Monléan à Montmirail conservait précieusement. Ancien Supérieur du Séminaire de Blois (1849-1852), le Père Hilaire était entré prêtre dans la Compagnie de Jésus. Il avait été aumônier du couvent des Religieuses de Nazareth avant de frapper à la porte du noviciat.
Il se trouvait à Amiens lorsqu’il reçut en 1853 la transcription qu’il laisse, après sa mort, à la Résidence d’Amiens. Ce manuscrit est aujourd’hui conservé par les Archives s.j. de Toulouse /13. Le texte du Traité est précédé d’une Note de la main du Père Hilaire dont on doit apprécier la sincérité /14. «Cet écrit, nous l’avons analysé, examiné phrase par phrase avec une attention consciencieuse et impartiale. On trouvera le résultat de notre examen à la fin de ce volume-ci. Ces pages nous ont coûté beaucoup de travail et nous n’y avons épargné ni le temps ni les soins. La conclusion est donc chose bien arrêtée pour nous et si nous avons un reproche à nous faire à l’égard de cette conclusion c’est, en l’exprimant, d’avoir cru devoir garder une modération peut-être excessive. »
Et ledit Examen se termine par ces mots : « Cet Examen a été commencé il y a bien des années, interrompu fort souvent et repris sous différentes formes. Je le termine tel qu’il est aujourd’hui. À Angers, le 18 novembre 1862. L. Hilaire s.j. /15.» C’était un an après que le Père
13. Ms. À relié comme le ms. T.
14. Avertissement Préliminaire du Réviseur. Le P.H. s.j.
15. P. 39 de l’Examen relié à la suite du manuscrit.
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Ramière ait fait paraître l’édition qui devait connaître un grand succès jusque dans la première moitié du xxe siècle /16
Cet Examen « consciencieux et impartial d’un manuscrit de Monléan roulant sur des matières ascétiques» ne compte pas moins de 59 pages, d’une encre et d’une écriture qui ne sont pas les mêmes que celles de l’Avertissement Préliminaire que nous venons de citer.
Le Père Hilaire dénonce dans la composition de l’ouvrage une double inspiration : celle qu’il ne refuse pas d’attribuer au Père de Caussade et celle qui lui fait penser à un écrivain « gnostique » usant du nom et de l’autorité du jésuite pour faire passer un enseignement dangereux et condamnable, inspiré par l’illuminisme le plus insidieux44.
La révision du Père Hilaire se compose de deux parties : l’Examen «consciencieux et impartial» qui analyse chapitre par chapitre le contenu de la doctrine et la marche de l’enseignement tendant à accréditer des états mystiques de pure foi et de pur amour, au détriment de la pratique des «vertus communes» demandées par l’Évangile.
La seconde partie est un résumé général dans lequel le réviseur fait la synthèse des critiques relevées au fil de sa lecture dans la première partie.
Sans nous obliger à suivre le détail de son développement, nous voudrions, à notre tour, tenter de caractériser le double courant qui traverse les pages du petit traité, confronter les avis rédigés par les deux censeurs et proposer notre opinion sur les sources responsables de chacun de ces courants.
Le titre tout d’abord attire l’attention du Père Hilaire et mérite sa pleine approbation : Traité où l’on
16/. Voir DS, t. II, cc. 355-357.
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découvre la science de la perfection du salut. Il le préfère à celui qui lui a été substitué « en deux éditions différentes de longs extraits que l’on a imprimés de ce manuscrit ». L’allusion vise les deux éditions du Père Ramière, celle de 1861 /17 et l’édition abrégée qui a suivi en 1862 /18, toutes deux portaient le titre : L’Abandon à la Providence divine. Ce titre, en effet, n’envisage qu’un élément d’une spiritualité à la fois « très simple et très complexe », précise le Père Hilaire en soulignant que la pratique de l’abandon n’en constitue qu’une forme. Le Père Ramière aurait pu se défendre en rappelant que l’abandon est au centre du traité et qu’il l’a publié en le divisant en deux parties : I : la vertu de l’abandon ; II : l’état d’abandon. Il est donc vrai que le titre répond à la pensée de l’éditeur, sans trahir cependant celle de l’auteur bien qu’en en présentant qu’un seul aspect.
Le premier chapitre provoque les remarques sévères de nos deux censeurs. Constatons tout d’abord que le texte de ce chapitre repose sur celui d’une lettre adressée à la Mère Marie-Anne-Sophie de Rottembourg : nous l’avons publiée dans le tome II des Lettres Spirituelles (Lettre 123) /19. Ce texte apparaît fortement remanié dans l’opuscule qui nous occupe. La version primitive nous a été transmise par L’Année Sainte de la Visitation /20. La lettre était adressée à la Religieuse lorsqu’elle était Maîtresse des Novices et initiait ses jeunes Soeurs à la spiritualité salésienne dont elle était profondément pénétrée elle-même. Le Père de Caussade offre donc à sa dirigée l’exemple de la Vierge Marie et
17. L’Abandon à la Providence divine comme le moyen le plus facile de sanctification. Ouvrage inédit du R.P. Jean-Pierre de Caussade de la Compagnie de Jésus, revu et mis en ordre par le P. H. Ramière de la même Compagnie, avec approbation de Mgr l’Évêque du Puy, Le Puy, Marchasson, Lyon, Périsse, 1861.
18. Deuxième édition corrigée, Le Puy, Marchasson, Lyon, 1862.
19. P. 132-134.
20. Année Sainte, t. VI, pp. 160-161.
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l’invite à donner aux événements qui s’écoulent dans le temps la figure d’une ombre sous laquelle se manifeste la volonté de Dieu dans le moment présent. Le Père Hilaire se déclare particulièrement choqué de ce que l’Incarnation du Verbe de Dieu se voit ainsi confondue avec les événements vulgaires de la vie quotidienne et son indignation en tirera des conséquences sur lesquelles il nous faudra revenir.
Le texte reproduit dans le petit traité porte les traces évidentes d’une main qui n’est pas celle du jésuite.
C’est ainsi que les deux censeurs ont été frappés par certains propos imprudents à l’égard des directeurs de conscience, ce dont le Père de Caussade n’aurait pas été responsable sans désavouer le ministère auquel il s’était consacré lui-même durant la plus grande partie de sa vie.
Il écrivait à la Religieuse : « Dieu vous a parlé, ma Révérende Mère, comme il parlait à nos Pères lorsqu’il n’y avait pas de méthode. » Le texte du traité porte : « Lorsqu’il n’y avait ni directeurs /21 ni méthode », laissant déjà entendre que l’utilité d’un directeur n’est que relative à une époque.
Ce sont surtout les dernières déclarations de ce chapitre qui ont provoqué la réaction sévère des réviseurs : « Si cela était, les prêtres ne seraient guère nécessaires que pour les sacrements. On se passerait d’eux pour tout le reste que l’on trouverait dans sa main à tous moments. Les âmes simples qui ne se donnent point de relâche pour consulter sur les moyens d’aller à Dieu, seraient délivrées des pesants et dangereux fardeaux que ceux d’entre eux qui se plaisent à les maîtriser, leur imposent sans nécessité /22. »
Le Père Ramière, lui aussi gêné par cette imprudente déclaration, a omis de transcrire ces lignes dans son
21. Op. cit., p. 25.
22. Op. cit., p. 28.
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édition de 1861. Le censeur anonyme note simplement : « Ces endroits conviennent bien peu aux personnes religieuses /23. » Quant au Père Hilaire, il croit pouvoir imaginer qu’un « sectaire », négligeant l’action rédemptrice du Christ et de l’Église, nourrit le projet d’affranchir les âmes de toute inquiétude sur leur conduite et sur leur salut en réduisant au total abandon à Dieu la voie du salut et de la perfection, et pour autant d’établir « que les directeurs des âmes sont à peu près plus nuisibles qu’utiles » /24.
Il convient de rappeler ici que d’autres passages de ce livre corrigent ce qu’a de simpliste une pareille affirmation.
Parlant des âmes parvenues à l’état d’abandon, c’est peut-être le vrai Caussade qui dira : « Au reste, ces âmes ont moins besoin de directeurs que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs et ce n’est guère que par providence, quand la mort éloigne ceux que l’on a, ce qui fait que l’on vient à en manquer ; alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la Providence sans qu’on y pense. /24 bis» Ces lignes font penser aux conseils analogues que Caussade donnait à ses dirigées lorsqu’il s’en est trouvé éloigné par suite des circonstances. Qu’on relise dans ses Lettres Spirituelles celles qu’il écrivait pour consoler certaines d’entre elles de son absence, celle-ci par exemple :
« J’avoue qu’un guide visible est une grâce de Dieu et un grand soutien quand il est tel qu’il faut. Mais quand la divine Providence ne le donne pas ou nous l’enlève, si on savait dire alors de tout son coeur : "Mon Dieu, je n’ai plus que vous !" ce qu’on obtiendrait par là vaudrait mieux que tout ce qu’on peut avoir par le canal des
23. Remarques, p. 17.
24. Résumé général, p. 30 à la fin du manuscrit A.
24 bis. Abandon, p. 38.
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directeurs et je vous assure que souvent Dieu ne vous ôte tout appui extérieur que pour avoir seul toute votre confiance /25. »
Lorsqu’il vivait à Nancy, Caussade écrivait à une Toulousaine qui gémissait de son absence : « Deux choses m’ont consolé sur votre peine : c’est une suite de votre grand chagrin sur l’éloignement que j’ai toujours regardé par rapport à vous comme une épreuve de Dieu si salutaire pour votre salut que cela seul vous a plus servi que n’aurait fait ma présence /26. »
Ces textes qui sont sûrement de Caussade ont une résonnance que n’a pas la conclusion du chapitre I de l’opuscule.
Qu’eût pensé Madame Guyon d’une pareille méfiance vis-à-vis des directeurs spirituels ? Certes, elle ne leur ménage pas ses conseils : Bossuet et Dom Le Masson en étaient assez agacés /27. Elle sait les mettre en face de leurs responsabilités : « Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes, écrit-elle dans les Torrents /28. S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils pas aller à d’autres maîtres plus avancés ? Ils devraient avoir assez de charité pour le leur conseiller eux-mêmes. » Dans le chapitre XXIII du Moyen court /29 elle s’adresse aux « Pasteurs et Prédicateurs » avec ce ton persuasif qu’elle sait employer pour transmettre ses propres idées et c’est un plaidoyer pour la vie intérieure, pour l’oraison du coeur dont elle déplore la méconnaissance. On ne peut lui reprocher de minimiser l’importance de la direction, mais sans doute lui fait-on grief d’orienter d’une façon trop exclusive vers la plus haute contemplation. Les conseils
25. Lettres Spirituelles, t. I, p. 72 : à la Soeur Marie-Thérèse de Vioménil.
26. Ibid., p. 80, cf. p. 100, 174.
27. Cf. Jacques MARTIN, Le Louis XIV des Chartreux, dom Innocent Le Masson, Paris, Téqui, 1974, p. 125.
28. Dans les Opuscules Spirituels, MD CCXC, p. 141.
29. Ibid., p. 65 ss. Dans le Recueil de divers Traités de Théologie mystique, Cologne, 1699, p. 70 ss.
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de sagesse qu’elle prodigue à ceux qui ont la confiance d’âmes appelées à suivre « la voie passive en foi » mettent en évidence la nécessité de cette direction. À aucune de ces âmes Madame Guyon ne suggère l’idée de s’en passer. Elle confie au directeur, face aux épreuves des états mystiques les plus élevés, un rôle de discernement que lui seul peut remplir : « Il faut remarquer que dans la voie de lumière et d’amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis, mais le tout n’est ni de la langueur, ni de la qualité de celles que j’ai décrites dans la voie de foi nue. C’est pourquoi il faut prendre garde de s’y méprendre. C’est au directeur de juger de tout. Heureuse l’âme qui en a trouvé un expérimenté /30. »
Il ne semble donc pas que Madame Guyon soit responsable d’un rejet catégorique de toute direction spirituelle : « Une âme, affirme-t-elle, ne doit jamais se conduire elle-même ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre... Ce que je conclus de cela c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel et Dieu vous accordera, ô vous qui n’aspirez rien de surnaturel (= miraculeux) par cet homme qui lui est si cher, ce qu’il ne vous accorderait pas à vous-même /31. » Dom Le Masson lui reprochait d’attacher trop d’importance à l’avis du directeur /32.
Ne rejetons donc pas les torts sur d’autres que sur l’auteur des expressions malheureuses que nous venons de relever à la suite de nos deux réviseurs. Des textes du Père de Caussade interprétés avec trop de simplicité ont pu donner lieu à cette falsification dangereuse. Il écrivait, en effet, à la Mère Marie-Anne-Sophie de Rottembourg alors Supérieure : « Quand on a appris à demeurer en paix dans son intérieur, Dieu tient cette divine école où il enseigne tout sans le bruit de paroles
30. Torrents, p. 241.
31. Ibid., p. 141.
32. Cf. J. MARTIN, op. cit., p. 126-127.
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aux âmes attentives, paisibles et dociles, en sorte que les directeurs n’ont autre chose à dire à ces âmes bienheureuses sinon : "Soyez attentives à ma voix ; ou plutôt à suivre fidèlement l’impression intérieure de l’Esprit de Dieu" /33 »
À propos d’un voeu que projetait de faire la Mère Marie-Anne-Sophie, le Père lui fixe les conditions dans lesquelles ce voeu pourrait être définitif : un violent attrait, une longue expérience pacifiante « le consentement exprès d’un directeur sage et éclairé » /34.
La Supérieure des Visitandines était une âme contemplative parvenue à un haut degré d’union à Dieu. Le jésuite ne la dispensait pas de recourir dans ses décisions les plus personnelles à la sagesse d’un directeur. Mais ce qu’il disait de son rôle dans le cours ordinaire de la vie intérieure justifie assez ce qu’il écrivait à la Mère Louise-Françoise de Rosen à propos de la Soeur Marie-Anne-Thérèse qui était la copiste, mais non l’auteur du texte dont nous nous occupons : « Voici quatre mots pour votre chère Soeur, car je remarque qu’à l’égard de toutes les deux, Dieu laisse peu à faire aux directeurs. D’où je conclus en passant que vous devez l’une et l’autre, les consulter rarement. Le contraire serait une espèce d’infidélité au grand Maître intérieur qui veut presque seul vous conduire l’une et l’autre /35 »
La nuance de ce « presque seul » a échappé à la plume du responsable de notre texte lorsque, complétant la lettre qui constitue le chapitre I du Traité de l’Abandon, elle a simplement conclu que les directeurs seraient inutiles si tous les chrétiens pratiquaient la spiritualité de l’abandon /36.
33. Lettres Spirituelles, t. II, p. 157.
34. Ibid., p. 162.
35. Ibid., t. I, p. 319.
36. Abandon, p. 28.
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Le Traité de l’Abandon offre au lecteur une opinion particulièrement discutable. Le Père Hilaire le déplore d’autant plus que le chapitre I commande, selon lui, la spiritualité tout entière du petit livre. La place de l’Incarnation dans l’histoire du salut, le rôle du Rédempteur et la fonction médiatrice du Fils de Dieu y sont supposés, mais quasi systématiquement passés sous silence /37. Le Père Ramière, de son côté, a vivement ressenti cette insuffisance tout en rappelant que les lettres, si lettres il y a, s’adressent à une personne pleinement avertie par ailleurs. Il n’a pas manqué cependant d’y suppléer dans son Introduction : «Nous aurions aimé, écrit-il, que Notre-Seigneur Jésus-Christ y occupât une place un peu plus prééminente. Le Père Caussade (sic) n’a garde sans doute d’oublier le divin Modèle. Il nous le présente à plusieurs reprises comme le type parfait de l’abandon qu’il nous prêche... Mais nous aurions désiré quelque chose de plus. Cette action divine, dont il parle en termes magnifiques, nous aurions aimé qu’il nous la montrât telle qu’elle est en réalité dans l’ordre actuel où rien ne se fait que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ /38. »
À qui faut-il imputer pareille carence ? À Madame Guyon peut-être, mais sûrement à la tendance quiétiste de la personne qui a fait passer sous le nom du Père de Caussade les opinions qu’elle empruntait à ses propres convictions.
Les adversaires de Madame Guyon n’ont pas manqué de dénoncer dans ses écrits l’insuffisance, sinon
/37. On sait que Bossuet voulait faire avouer à Madame Guyon qu’elle ne croyait pas à l’Incarnation. Elle se refusa toujours à pareil aveu et les Visitandines de Meaux attestèrent formellement qu’elle y croyait. Cf. F. MALLET-JORIS, op. cit., p. 324-325.
/38. Avant-propos de l’éditeur, p. XXV sv. (éd. 1861).
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l’absence de références à la médiation de Jésus-Christ. Dom Le Masson, bien que se tenant lui-même en garde contre l’abus de l’imagination dans la pratique de l’oraison, n’en reconnaissait pas moins l’application à la contemplation des mystères évangéliques. S’adressant à des âmes avancées dans les voies mystiques et critiquant surtout l’enseignement de Malaval, dont la Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation a connu un certain succès avant d’être mise à l’index en 1688 /39, il écrivait en 1698 : « Qu’elles se rappellent le souvenir de quelques pieuses méditations sur la vie de Jésus-Christ, que nous devons regarder par tout état et en tout état comme la Voie, la Vérité et la Vie ».
Bossuet, peu auparavant, en 1697, s’en prenait à Madame Guyon elle-même lorsqu’il déplorait sa conception d’une oraison fixée sur l’essence divine au détriment de la distinction des personnes de la Sainte Trinité, et, en conséquence, au préjudice de la place centrale occupée par Jésus-Christ dans les relations de l’humanité avec Dieu.
Il citait en particulier, un passage des Torrents dans lequel Madame Guyon affirme « qu’une âme, sans avoir pensé à aucun état de Jésus-Christ depuis les dix et vingt ans trouve que toute la force en est imprimée en elle par état quoique l’âme dans toute sa voie n’ait point de vue distincte de Jésus-Christ » /41. «L’on m’objecte que par cette voie l’on ne s’imprime pas les mystères. C’est tout le contraire : ils sont donnés en réalité à l’âme. Jésus-Christ à qui l’on s’abandonne et que l’on suit comme voie, que l’on écoute comme vérité et que nous aimons comme vie (Jn 14, 6), s’imprimant Lui-même en l’âme, lui fait porter tous ses états. Porter les états de Jésus-Christ, c’est quelque chose de bien plus grand que de
39. Cf. DS, t. X, c. 152.
40. J. MARTIN, op. cit., p. 167.
41. Partie I, chap. 9, n. 20. Cf. BOSSUET, Instruction, Livre II, § V, p. 43, 2° éd., 1697.
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considérer seulement les états de Jésus-Christ (Ga 6, 17), mais il ne dit pas qu’il raisonnait dessus /42. »
Sur quoi Bossuet n’a pas de peine à rétorquer : « Il ne s’agit pas de porter sur son corps, avec cet Apôtre, la mort et les blessures de Jésus, mais de s’y unir par un acte explicite comme faisait sans cesse et dans toutes ses épîtres le même saint Paul jusqu’à dire qu’il ne savait rien que Jésus-Christ, non pas Le voyant en Dieu par des vues confuses et générales, mais distinctement et expressément comme crucifié : Jesum et hunc crucifixum /43. »
Il est bien certain que la copie de Soeur de Rosen, dans la mesure où elle mérite les reproches de ses censeurs, tombe bien sous le coup de la condamnation dont on accable au XVII° siècle les quiétistes.
Le Père Hilaire, s’inspirant peut-être d’un mot de Bossuet, résume sa pensée sur l’opuscule en qualifiant sa doctrine de « déisme mystique» /44. Bossuet avait écrit à propos de Malaval et de sa doctrine de l’« acte confus et universel sans pensée quelconque qui soit distincte » : «Tout cela ne souffre point de distinction de Personnes, par conséquent point de Jésus-Christ, et ainsi, comme d’autres l’ont remarqué, un vrai adorateur de Dieu devrait suivre les notions les plus approchantes de celles des mahométans et des Juifs, ou si l’on veut, des déistes, autrement il sera dégradé de la haute contemplation ; il tomberait dans ce qu’on appelle multiplicité » /45.
Le Père Hilaire, de son côté, voit dans le premier chapitre du petit traité, une simplification qui ne fera que s’affirmer davantage dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage : « Cette affectation de l’auteur, écrit-il, ne faire qu’un bloc des hommes de la loi de nature, de la Loi mosaïque et de la loi de grâce et à
42. Moyen court, § VIII, p. 25 (éd. 1790), p. 21-22 (éd. 1699).
43. Instruction, Livre II, § V, p. 43.
44. Examen, p. 8.
45. Instruction, II, § XI, p. 49.
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ranger le plus grand événement divin de tous les siècles parmi les ombres du moment présent, tout cela, je le répète, ne fait que trop annoncer une des théories les plus chères de la gnose » /46.
Le Père Hilaire, nous le savons, n’est guère porté à l’indulgence pour un texte qui, à ses yeux, ne peut pas être du Père de Caussade. Son jugement demande, semble-t-il, à être révisé. Le censeur anonyme, lui, n’a pas été choqué comme l’a été le Père Hilaire, par la présentation au chapitre I de la visite de l’Archange à Marie comme d’un événement s’inscrivant dans la trame du temps à l’instar de tous les autres incidents de l’histoire des hommes. La transcendance de l’Incarnation et la permanence de ses effets n’y sont nullement confondues pour autant avec les ombres fugitives des moments qui passent, ne laissant que des traces fragiles. Certes, il est permis de regretter que le petit livre, tel qu’il est, ne fasse pas plus souvent allusion au rôle de Jésus-Christ à l’origine des temps nouveaux, à sa médiation comme cause de notre filiation adoptive, ou qu’il faille attendre le chapitre XI pour que soit explicitée sa part à la sanctification des baptisés :
« Voulez-vous vivre évangéliquement, lisons-nous /47, vivez en plein et pur abandon à l’action de Dieu. Jésus-Christ en est la source : Il était hier, Il est encore aujourd’hui pour continuer encore sa vie et non la recommencer. Ce qu’Il a fait est fait, ce qu’il reste à faire se fait à tout moment. »
Le censeur anonyme résume comme suit la christologie du traité : « Le Fils est dans son Église dont Il est la Tête, vit dans chacun de ses membres, souffre, combat, triomphe, s’anéantit et renaît sans cesse en eux, y développant la vie jusqu’à la plénitude marquée de perfection ou jusqu’à la mesure de résistance arrêtée pour les âmes qui se perdent, et tout cela par des voies
46. Examen, p. 8.
47. Abandon, p. 138.
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admirables dont Lui seul connaît l’enchaînement et l’ensemble /48. »
L’idée principale de ce chapitre I avait déjà été contestée nous l’avons vu, probablement par la Soeur Marie-Thérèse de Rosen dans l’Avis dont elle fait précéder la copie écrite de sa main. Il faut cependant se rappeler que ce texte est de la plume du Père de Caussade. Nous en avons pour garant la notice consacrée à la Mère Marie-Anne-Sophie de Rottembourg dans l’Année Sainte de la Visitation. Sans doute cette lettre a-t-elle été retouchée, alourdie de telle façon qu’il est facile d’y reconnaître le style de l’auteur responsable de l’ensemble du document, mais l’idée ne nous semble pas moins acceptable lorsqu’elle souligne le contraste qui caractérise la mission temporelle de l’Archange par rapport à l’action éternelle de l’Esprit-Saint révélée par l’Incarnation du Verbe :
« Retirez-vous, Archange, lisons-nous dans l’Année Sainte /49, vous êtes une ombre. Votre moment vole et vous emporte. Marie vous passe et outrepasse, mais l’Esprit Saint qui la pénètre sous le sensible de votre mission, ne l’abandonne jamais. /50. » Le lyrisme de ces formules ne nous semble pas faire bon marché, comme le pense le Père Hilaire, de la transcendance du mystère dont les effets se perpétuent grâce à l’action de l’Esprit Saint.
Il n’en est pas moins vrai que bien des pages de ce livre qui nous parlent de Jésus-Christ sont un peu déroutantes /51. L’écrivain, quel qu’il soit, ne néglige-t-il pas certains principes fondamentaux du christianisme pour verser dans ce « déisme mystique » dont on l’accuse ? /52
48. Ms T, p. 11.
49. Lettres Spirituelles, t. H, p. 153 (= Année sainte, t. 6, p. 160 s.).
50. Cf. Abandon, p. 26.
51. Voir, par exemple, Abandon, p. 85.
52. Le Père Hilaire écrit : « De quel Jésus-Christ veut-il parler ? Est-ce de celui qui s’est fait homme dans le sein de la Bienheureuse Vierge Marie ? Mais ce Jésus ne vit et n’opère pas depuis l’origine du monde. On le voit, suivant l’auteur, l’homme patriarcal et le chrétien baptisé ne sont pas soumis à une communication différente avec Dieu » (Examen, p. 27).
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Le chapitre V intitulé : De l’état de pure foi mérite une admiration que le Père Hilaire ne dissimule pas bien qu’il hésite à l’étendre de façon égale à toutes les pages de ce chapitre.
Après avoir remarqué l’excellent à-propos du titre, il constate que le texte passe de l’état d’abandon qui faisait l’objet du chapitre précédent à l’« état de pure foi » qui, uni au « pur amour », constitue un « état double » comme la nuée du désert lumineuse et obscure à la fois.
Il poursuit : « En toute cette nouvelle matière avec un rare bonheur dans l’expression et aussi quelques pages suspectes semées çà et là, je ne vois, comme en d’autres endroits, de longues tirades à reprendre dans ce remarquable chapitre dont je n’ose néanmoins garantir toutes les tendances /53. »
En effet, tandis que dans maints autres passages l’auteur réserve l’état d’abandon à des âmes très avancées, nous le voyons ici se faire l’apôtre d’une perfection accessible à toutes les âmes sans exception. «Ne désolons, ne rebutons, n’éloignons personne de l’éminente perfection. Jésus y appelle tout le monde puisqu’il exige de tous qu’ils soient soumis à la volonté de son Père et qu’ils servent à former son Corps mystique dont les membres ne peuvent l’appeler leur Chef avec vérité qu’autant que leur volonté se trouve parfaitement d’accord avec la sienne. Répétons sans cesse à toutes les âmes que l’invitation de ce doux et aimable Sauveur n’exige rien d’elles ni de difficile ni d’extraordinaire. Ce n’est point leur industrie qu’il demande, Il ne
53/. Examen, p. 16.
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souhaite que leur bonne volonté unie à Lui pour les conduire, diriger et favoriser à proportion de leur union /54. »
Comment devons-nous comprendre cette « industrie » opposée à la « bonne volonté » ? La « bonne volonté » ne doit-elle pas se manifester par des actes qui seront chacun à leur manière une « industrie » nécessaire au témoignage de la bonne volonté ?
Et plus loin est-ce bien le style épistolaire du Père de Caussade qui célèbre en termes exaltés la beauté d’un « coeur pur » ?
« O bonne volonté ! ô coeur pur ! que Jésus a bien su vous mettre à votre place quand Il vous a rangé parmi les béatitudes ! Quel bonheur plus grand que de posséder Dieu tandis qu’il nous possède réciproquement. État délicieux et plein de charme : on y dort paisiblement sur le sein de la Providence, on y joue innocemment avec la divine Sagesse, sans inquiétude sur le succès de sa course qui n’en souffre aucune interruption et qui se fait toujours, à travers les écueils et les pirates et parmi les orages continuels, le plus heureusement /55. »
Les textes abondent, dans les Lettres Spirituelles, qui recommandent et célèbrent les bienfaits de la pureté de coeur : j’en cherche en vain qui soient frappés du style de ces lignes du Traité.
Parmi les thèmes qui reviennent souvent dans ces chapitres, relevons celui de l’« action divine » et de ses effets imprévus qui conduisent l’âme par les voies les plus secrètes à la recherche d’une sainteté authentique dont les prophètes donnent l’exemple : « Il n’y a que la source qui puisse désaltérer : les ruisseaux irritent la soif. Si vous voulez penser, écrire et vivre comme les
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prophètes..., abandonnez-vous comme eux à l’opération divine /56. »
L’idée que, aux yeux du croyant vivant de sa foi, l’histoire de l’humanité porte témoignage à la puissance active de l’éternité dans le temps /57, est de celles qui valorisent sur le plan surnaturel à la fois le « moment présent » et le renouvellement perpétuel des hommes et des choses. Écoutons notre éloquent stratège de la vie spirituelle :
« Ô amour inconnu ! Il semblerait que vos merveilles soient faites et qu’il n’y ait plus qu’à copier vos anciens ouvrages, à citer vos discours passés ! Et l’on ne voit pas que votre action inépuisable est une source infinie de nouvelles pensées, de nouvelles souffrances, de nouvelles actions, de nouveaux patriarches, de nouveaux prophètes, de nouveaux apôtres, de nouveaux saints qui n’ont pas besoin de copier la vie et les écrits les uns des autres, mais de vivre dans un perpétuel abandon à vos secrètes opérations. Sans cesse nous entendons dire : "Les premiers siècles ! le temps des saints ! " Quelle façon de parler ! Tous les temps ne sont-ils pas la succession des effets de l’opération divine qui s’écoule sur tous les instants, les remplit, les sanctifie, les surnaturalise /58. »
Pourquoi faut-il qu’une idée en elle-même si riche de vérité et animée d’un si ardent dynamisme, dégénère au chapitre XI en ce que le Père Hilaire qualifie d’un mot emprunté à Bossuet : « Quel galimatias ! /59. » : « Quand on est conduit par un guide qui mène dans un pays inconnu, de nuit, à travers les champs, sans route frayée, selon son génie, sans prendre avis des personnes
54. Abandon, p. 56.
55. Abandon, p. 61 s.
56. Abandon, p. 104.
57. Cf. Abandon, p. 46. «L’âme n’a donc plus qu’à recevoir l’éternité divine dans l’écoulement des ombres du temps. »
58. Abandon, p. 104
59. Examen, p. 24. Cf. J. LE BRUN, La spiritualité de Bossuet, p. 463, note.
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et sans vouloir découvrir ses desseins, peut-on prendre un autre parti que celui de l’abandon ? À quoi sert de regarder où l’on est, d’interroger les passants, de connaître la carte et les voyageurs ? Le dessein et le caprice, pour ainsi dire, d’un guide qui veut qu’on se confie à lui, sera contraire à tout cela : il prendra plaisir à confondre l’inquiétude et la défiance d’une âme ; il veut une entière remise en lui ; si l’on s’aperçoit qu’il mène bien, ce ne sera plus ni foi ni abandon. L’action divine est essentiellement bonne, elle ne veut pas être réformée et contrôlée : elle a commencé dès la création du monde et dès cet instant, elle développe de nouvelles oeuvres, elle ne limite point ses opérations ; sa fécondité ne s’épuise point : elle faisait cela hier, elle fait ceci aujourd’hui : c’est la même action qui s’applique à tous les moments par des effets toujours nouveaux et elle se déploiera ainsi éternellement /60. »
Et, emporté par l’enthousiasme d’une telle vision de l’histoire, l’auteur poursuit, parlant toujours de l’action divine : « Elle a fait des Abel, des Noé, des Abraham sur différentes idées : Isaac sera un original, Jacob ne sera pas sa copie ni Joseph la sienne. Moïse n’a pas eu son semblable parmi ses pères ; David, les Prophètes sont tous d’une autre figure que les Patriarches ; saint Jean les passe tous. Jésus-Christ est le premier-né ; les Apôtres agissent plus par l’impression de son Esprit que par l’imitation de ses oeuvres. Jésus-Christ ne s’est pas imité Lui-même ; Il n’a point suivi à la lettre toutes ses maximes /61. »
Ce survol simpliste néglige le caractère social de la nature humaine et l’obligation fondamentale qui en découle : l’imitation des exemples des saints et de Jésus-Christ Lui-même. Le Père Hilaire n’a pas de peine à nous renvoyer au témoignage des Apôtres sur ce
60. Abandon, p. 137.
61. Ibid.
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point si formel : « Soyez mes imitateurs, dit saint Paul /62, comme je le suis du Christ. » Et saint Pierre /63 « Le Christ aussi a souffert pour vous, laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces. » Ainsi donc suivre Jésus, répondre à l’invitation souvent adressée à ses disciples, c’est L’imiter. Comment les propos du petit livre seraient-ils ceux de Caussade, fidèle, comme son maître le Père Surin, à la doctrine de l’Imitation de Jésus-Christ attribuée à Thomas à Kempis /64 ? Mais notre auteur ne s’arrête pas là : c’est le sens de l’Église et de sa mission comme éducatrice de la foi qui lui échappe. Au nom du renouvellement universel et perpétuel dont l’action divine est l’ouvrière, tout ce qui constitue sa tradition est oublié : « L’Esprit divin a toujours inspiré l’âme (de Jésus-Christ), ayant été toujours abandonnée à son souffle. Elle n’avait pas besoin de consulter le moment précédent pour donner sa force au suivant ; le souffle de la grâce formait tous ses moments sur le modèle des vérités éternelles que la Sainte Trinité conservait dans son indicible et impénétrable Sagesse. L’âme de Jésus-Christ reçoit les ordres de chaque moment et elle les produit au-dehors. L’Évangile fait voir la suite de ces vérités dans la vie de Jésus-Christ, et le même Jésus qui est toujours vivant et toujours opérant, vit et opère encore de nouvelles choses dans les âmes saintes /65. »
C’est sur ces vues générales que l’auteur établit sa doctrine de l’abandon comportant la passivité spirituelle dont l’excès, chez Madame Guyon, est tombé sous une juste condamnation de l’Église.
Dans le chapitre II nous voyons apparaître cette idée éclairée par le contexte que souligne la progression des
62. 1 Co 11, 1 ; cf. 4, 16 ; Ph. 3, 17 ; 1 Thes. 1, 6 ; 2, 16.
63. 1 P. 2, 21.
64. Traité sur l’oraison du coeur, Introduction, p.22 : Les sources de la doctrine.
65. Abandon, p.137-138.
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deux étapes du cheminement surnaturel : il en résulte le double comportement relatif à l’action de Dieu dans l’âme : «Il y a un temps auquel l’âme vit en Dieu et il y a un temps auquel Dieu vit en l’âme /66. » C’est à cette seconde étape qu’il convient de réserver ce que l’auteur prescrit d’une « totale soumission » au bon plaisir de Dieu, ce qui est le témoignage le plus sûr de son parfait amour.
Comment ne pas nous demander si l’auteur ne nous entraîne pas vers l’utopie très proche des tendances fondamentales du quiétisme ? Il poursuit en précisant le programme d’une conduite conforme à cette soumission et conclut au chapitre IV : «Ce n’est pas une vie de pensées, une vie d’imagination, une vie de paroles multipliées, ce n’est pas tout cela qui occupe l’âme, qui la nourrit, qui l’entretient ; elle ne vit plus, elle ne se soutient plus, elle ne prévoit plus où elle marchera ; elle ne s’aide plus de réflexions pour s’animer à la fatigue et soutenir les incommodités du chemin, tout se passe dans le sentiment le plus intime de sa faiblesse /67. »
Tel est le thème développé tout au long de ce chapitre IV qui décrit «la nécessité et les merveilles de l’état d’abandon », comme l’annonce le titre, en définissant l’amour de Dieu comme une «pure adhérence à Dieu même qu’elle trouvera tout au long de la route qui s’ouvre sous ses pas ».
C’est ici que l’auteur développe l’idée promotrice d’une pratique de la vie de foi qui porte l’empreinte du Père de Caussade dans sa formulation originale, telle que nous la lisons dans la lettre à la Mère de Rottembourg
66. Abandon, p. 29.
67. Abandon, p. 46.
reproduite au chapitre I : « le sacrement du moment présent » : « O Pain des anges, manne céleste, perle évangélique, sacrement du moment présent /68. »
Le Père Hilaire condamne cette dernière expression ; il la trouve « bien louche », et dit-il, l’analogue a été condamné en 1623 dans la II° Proposition des sectes illuministes répandues alors en Espagne /69. Il est clair cependant que Caussade emploie le mot « sacrement » dans son sens augustinien de « signe sacré » comme l’ancienne littérature chrétienne l’appliquait «à tous les faits sacrés » /70. Le « moment présent » comporte aux yeux du croyant la manifestation de la volonté de Dieu et, en ce sens, de sa présence. L’analogie qui rapproche cette expression de l’Eucharistie avec les nuances que le Père de Caussade ne manquait pas d’y apporter nous paraît belle et féconde : « Qu’il est vrai que toute croix, toute action, tout attrait de l’ordre de Dieu, donne Dieu d’une façon qui ne peut mieux s’expliquer que par la comparaison avec le plus auguste mystère ! Qu’il est vrai, par conséquent, que la vie la plus sainte est mystérieuse dans sa simplicité et sa bassesse apparente ! Ô festin ! Ô fête perpétuelle ! Un Dieu toujours donné, reçu, non dans l’éclat, le sublime, le lumineux, mais dans ce qu’il y a d’infirme, de folie, de néant. Dieu choisit ce que l’esprit naturel réprouve et tout ce que la prudence humaine délaisse. Dieu en fait des mystères et se donne aux âmes autant qu’elles croient l’y trouver /71. »
Assurément nul ne saurait certifier que le prudent directeur des Visitandines de Nancy ait signé chacune de ces phrases, mais il est certain que l’idée lui est familière de concentrer sur « le moment présent» l’attention de ses dirigées enclines à s’inquiéter inutilement
68. Lettres Spirituelles, t. II, p. 153; cf. Abandon, p. 27.
69. Examen, p. 8. Cf. J. de GUIBERT, Documenta..., n° 409, p. 229.
70. Louis BOUYER, Dictionnaire théologique, Desclée, 1963, s.v. Sacrements.
71. Abandon, p. 45.
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du passé et de l’avenir de leur vie spirituelle. Il écrivait à Mère Louise-Françoise de Rosen : « Il n’est rien moins que difficile de vous conduire vous-même dans ces différentes situations. Vous n’avez à faire qu’une seule chose simple et aisée qui est de voir à quoi vous porte la pente foncière du coeur sans consulter l’esprit ou la réflexion qui gâteraient tout. Agissez constamment avec cette simple simplicité, avec bonne foi et droiture de coeur sans regarder ni en arrière ni de côté, mais toujours devant vous au seul temps et au seul moment présent, et je vous réponds de tout. Ne voyez-vous pas que cette manière d’agir est une mort continuelle à soi-même, la plus entière abnégation du moi et le vrai sacrifice d’abandon à Dieu dans les ténèbres de la foi /72.»
De même à la Soeur Marie-Thérèse de Vioménil : « La pratique d’agréer à chaque moment l’état présent où Dieu vous met peut seule vous tenir toujours dans la paix du coeur et nous avancer beaucoup sans empressement, trouble et inquiétude. D’ailleurs cette pratique est très simple. Il faut nous y attacher beaucoup, mais pourtant avec une entière résignation à tout ce que Dieu voudra même à cet égard /73. »
Ses lettres de direction attestent l’importance qu’il attachait à cette pratique pacifiante qu’il tenait lui-même de saint François de Sales et de Fénelon.
Toutefois l’expression que l’on trouve dans l’opuscule à son sujet est d’un ton parfois si catégorique et si simpliste qu’il est permis d’y reconnaître l’intervention d’une plume étrangère à la sienne :
«Dans l’abandon, lisons-nous encore au chapitre IV /74, l’unique règle est le moment présent : l’âme y est légère comme une plume, fluide comme l’eau,
72. Lettres Spirituelles, t. I, p. 313.
73. Lettres Spirituelles, t. I, p. 54.
74. Abandon, p. 47.
simple comme l’enfant ; elle y est mobile comme une boule pour recevoir et suivre toutes les impressions de la grâce. Ces âmes n’ont pas plus de consistance et de raideur qu’un métal fondu ; comme celui-ci prend tous les traits du moule où on le fait couler, ces âmes se plient et s’ajustent aussi facilement à toutes les formes que Dieu veut leur donner. En un mot, leur disposition ressemble à celle de l’air qui se plie à tout souffle et qui se configure à tout. »
Comment cette belle accumulation d’images ne nous ferait-elle pas penser à Madame Guyon ? Le culte du moment présent lui est familier et s’inscrit chez elle comme l’un des fondements de la spiritualité d’abandon : « C’est ici, écrit-elle /75, après avoir recommandé la patience aux âmes d’oraison, c’est ici que doit commencer l’abandon et la donation de tout soi-même à Dieu par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est ordre et volonté de Dieu, et tout ce qu’il nous faut. »
La conduite pratique qui en découle s’exprime par des formules que le traité reprend à son compte : « Pour la pratique, déclare le Moyen court /76, elle doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toute inclination particulière, quelque bonne qu’elle paraisse, sitôt que l’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu de l’éternité ; être indifférents à toutes choses soit pour le corps soit pour l’âme, pour les biens temporels et éternels, laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence et donner le présent à Dieu, nous contenter du moment actuel qui nous apporte avec soi l’ordre de Dieu sur nous et qui nous est une déclaration d’autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et inévitable pour tous. »
75. Moyen court, § VI, p. 22 (1790), p. 17 (1699).
76. Ibid., p. 23 (1790), p. 18 (1699).
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C’est une directive identique que nous recueillons du chapitre VIII du Traité, selon lequel l’« action divine » se révèle dans les exigences du « bon plaisir de Dieu », soit « qu’il oblige à faire certaines choses », soit qu’il « opère simplement en lui ».
«L’abandon renferme tout cela, est-il dit page 80, n’étant autre qu’une parfaite soumission à l’ordre de Dieu selon la nature du moment présent. Il importe à l’âme de savoir de quelle manière elle est obligée de s’abandonner et quelles sont les qualités du moment présent, mais il lui importe absolument d’être abandonnée sans réserve.
Tout le chapitre IX est un hymne à la sainteté du «moment présent» tel qu’il apparaît à la lumière de la foi : «Le moment présent est toujours plein de trésors infinis : il contient plus que nous n’avons de capacité. La fin est la mesure : vous y trouvez autant que vous croyez. L’amour est aussi la mesure : plus votre coeur aime, plus il désire et plus il croit trouver, et plus il trouve /77. »
Les épreuves de l’oraison contemplative fournissent des thèmes longuement développés par nos auteurs. Madame Guyon s’inspire à coup sûr de sa propre expérience lorsqu’elle brosse le portrait de l’âme parvenue au troisième degré de la «vie passive en foi ». Voici comme elle décrit le second degré de dépouillement, qui se réalise au milieu de souffrances morales, avec des couleurs hautement réalistes : « Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses (grâces, dons, faveurs, amour sensible et aperçu), la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état
77. Abandon, p. 96.
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partout. Quoi ! ne lui sera-t-il pas permis de se cacher ? Non, il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : "Est-ce là cette âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges. Voyez comme elle est déchue !" Sa confusion redouble par ces paroles parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il la revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout : ce lui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était /78. »
À son tour, le chapitre II du Traité nous décrit en termes émouvants l’entrée de l’âme dans l’état d’abandon et de passivité /79 : « Il n’y a ni honneurs ni revenus pour un état couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces âmes dégagées par état de presque toutes les obligations extérieures sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux réflexions et conduites industrieuses : on ne peut s’en servir à rien ; on ne voit en elles que faiblesse d’esprit, d’imagination, de passions. Elles ne s’avisent de rien ; elles ne pensent à rien, ne prévoient rien, ne prennent coeur à rien ; elles sont pour ainsi dire toutes brutes ; on ne voit rien en elles de ce que la culture, l’étude, la réflexion donnent à l’homme. Comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu’elles font paraît ou ridicule ou criminel. Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et l’amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre. Ce qui les prévient encore plus contre elles-mêmes lorsqu’elles viennent à se comparer avec ceux qui passent
78. Torrents, p. I, chap. VII, § 2, p. 201.
79. Abandon, p. 31-32.
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pour des saints et qui, capables d’ailleurs de s’assujettir aux règles et aux méthodes, n’offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions. Alors la vue d’elles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable. »
Certes, le Père de Caussade a rencontré chez ses dirigées des états d’âme qui ressemblent à ceux que viennent d’évoquer Madame Guyon et l’auteur de notre opuscule. C’est à la Soeur de notre copiste, à la Mère Louise-Françoise de Rosen, qu’il écrit : « Vous dites que vous ne sentez aucun reproche intérieur, aucun sentiment pour le mal ni pour le bien, et ce silence vous paraît terrible. Il est de votre état. Toute sensibilité doit être ôtée : c’est l’état de la foi toute pure. Encore une fois, ne craignez rien. Allez votre train en paix, en simplicité, en abandon total, sans retour ou réflexions recherchées : quand il y en aura à faire, Dieu vous les donnera, y suppléant par un sentiment intérieur ou un attrait caché qui vous conduira en tout plus sûrement que toutes vos misérables réflexions /80. »
À supposer que le texte du Traité cité ci-dessus soit celui d’une lettre, il est facile de constater que le style en est bien différent de la lettre de Caussade à la Mère de Rosen. La sobriété de l’expression, la portée de la direction en sont tout autre. Si rien ne nous permet d’attribuer le texte du Traité à Madame Guyon elle-même, on peut dire de lui, selon l’expression proposée par J. Le Brun, « qu’il est d’une même famille d’esprit » /81.
En 1741 Caussade fait imprimer à Perpignan ses Instructions Spirituelles en forme de Dialogues sur les
80. Lettres Spirituelles, t. I, p. 314.
81. Les Opuscules spirituels de Bossuet, p. 64.
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divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet. Il paraît vraisemblable que cet ouvrage soit le fruit de ses conversations avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre. Nous avons raconté ailleurs l’histoire de cette publication dont le Premier Livre nous donne une analyse commentée de l’Instruction de Bossuet sur les états d’oraison /82.
Le Dialogue III de ce Livre I est pour nous ici d’un intérêt particulier puisqu’il s’attache surtout à la critique de Madame Guyon dans ses deux oeuvres principales le Moyen court et le commentaire du Cantique des Cantiques, avec une allusion au manuscrit des Torrents que Bossuet avait entre les mains avant que l’ouvrage n’ait été imprimé /83.
Ce qui frappe tout d’abord c’est la modération des jugements portés par le Père de Caussade sur Madame Guyon. Il l’appelle à la suite de Bossuet : « la sainte mystique » sans donner à ce terme le sens péjoratif et méprisant qu’il a sous la plume de l’Évêque de Meaux. Il prend grand soin de relever tous les témoignages que le Prélat lui-même a donnés en faveur de celle qu’il fut amené à condamner dans l’ombre de Fénelon et à la suite d’une tragique histoire où la politique a eu sa part plus grande encore que le souci du respect de l’orthodoxie doctrinale /84.
Bossuet, selon Caussade, réduit à quatre chefs les critiques dont Madame Guyon est l’objet /85 : la première réside dans la suppression des prières de demande : « Qu’il faut seconder les desseins de Dieu
82. Voir Traité sur l’oraison du coeur. Instructions Spirituelles, Introduction, p. 9 ss.
83. Cette première partie des Instructions Spirituelles a été rééditée par H. Bremond en 1931 sous le titre : Bossuet maître d’oraison, Bloud et Gay.
84. Louis COGNET, Crépuscule des Mystiques. Le conflit Fénelon-Bossuet, Desclée, 1958 ; Raymond Schmittlein, L’aspect politique du différend Bossuet-Fénelon, Bade, 1954.
85. P. 24 (éd. 1931).
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qui est de dépouiller l’âme de ses propres opérations pour substituer les siennes à la place : laissez-le donc faire » et Bossuet de renvoyer au Moyen court XVII : « Ne vous liez à rien par vous-même, y lisons-nous, quelque bon qu’il vous paraisse », ajoutait Madame Guyon .
Maints passages de notre Traité nous engagent à pratiquer ce total dépouillement qui détruit dans l’âme tout souci de son salut et de sa perfection : « Le grand abrégé de spiritualité que cette maxime, que cet abandon pur et entier à l’ordre de Dieu ! Et là, dans le continuel oubli de soi-même, s’occuper éternellement à L’aimer, à Lui obéir sans toutes ces craintes, ces réflexions, ces retours, ces inquiétudes que donne le souci de son salut et de sa propre perfection /87. »
N’est-ce point là anticiper dangereusement sur l’état de la béatitude céleste ? Caussade ne peut que souscrire à la censure que Bossuet exprime en ces termes « Ce "laissez-le faire" dans ce langage, c’est ne faire rien, ne désirer rien, ne demander rien de son côté et attendre que Dieu fasse tout »
La seconde erreur relevée par Bossuet et que Caussade signale à sa suite, consiste dans l’« indifférence à tout bien soit pour le temps ou pour l’éternité », c’est ne pas désirer, ne pas demander son salut quoique Dieu nous ordonne l’un et l’autre.
Qu’on relise dans le Traité, parmi bien d’autres passages, au chapitre VI, la comparaison de l’âme soumise à l’action divine avec la croissance d’une plante ou avec la chrysalide de l’insecte qui se forme dans le secret et à son propre insu : ces jolis effets de style ne font que souligner l’indifférence totale incompatible avec les exigences de la coopération libre
86. P. 14 (éd. 1780).
87. Abandon, p. 51.
88. Bossuer, Instruction, L. III, § IV, p. 78.
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de la volonté à la grâce qui nous sanctifie : « Vivez donc, petite racine de mon coeur, dans l’inconnu et le caché de Dieu, poussez par sa vertu secrète des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits au dehors que vous ne pouvez voir et dont les autres seront nourris et réjouis... Devenez toute en toutes (les greffes que la grâce entera en vous) et ne soyez vous-même qu’abandon et indifférence... /89. »
Et voici maintenant l’image de la chrysalide du ver à soie pour caractériser les métamorphoses de l’âme sous l’action secrète de la grâce : «Demeurez, petit ver, dans l’étroit et obscur cachot de votre misérable coque jusqu’à ce que la chaleur de la grâce vous forme et vous fasse éclore... /90. »
Et la conclusion du chapitre renforce encore l’idée de la passivité qui est la suite de cette indifférence : « Ainsi, chères âmes, vous ne pouvez connaître ni d’où vous venez ni où vous allez, de quelle idée de Dieu la divine Sagesse vous tire et à quel terme elle vous conduit. Il ne vous reste qu’un abandon passif pour se laisser faire sans réflexion, sans modèle, sans exemple, sans méthode /91. »
Puis Bossuet, repris encore par Caussade, condamne en troisième lieu «l’abandon sous prétexte de ne vouloir que ce que Dieu veut, qui est indifférence à être sauvé ou damné ».
Madame Guyon avait écrit dans le Moyen court : « Être indifférent à toutes choses soit pour le corps soit pour l’âme, pour les biens terrestres et éternels» /92, et dans le Cantique, décrivant l’état d’une âme élevée à un haut degré de contemplation, elle affirmait : « Outre qu’elle est dans une si entière désappropriation de toutes choses qu’elle ne saurait plus arrêter un désir sur
89. Abandon, p. 69.
90. Ibid.
91. Instructions Spirituelles, p. 24 (éd. 1931).
92. P. 19 (éd. 1699).
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quoi que ce soit, non pas même sur les joies du paradis /93. »
Certes, l’auteur du petit traité se garde d’énoncer telle quelle la conséquence de l’abandon absolu qu’il préconise : il exalte parfois la récompense éternelle de ce total abandon : «Dieu et sa volonté est l’objet éternel qui channe le coeur dans l’état de foi et qui, dans celui de la gloire, fera la vraie félicité ; et cet état glorieux du coeur influera sur tout le composé matériel qui n’est à présent que la proie des monstres et des hiboux, et des bêtes féroces /94. »
Certaines de ces formules n’en restent pas moins marquées d’une indifférence « universelle » et nous font penser aux erreurs condamnées chez Molinos... /95 « Vous êtes, Seigneur, tout mon bien... Je n’ai plus rien à y voir ni à y faire. Pas un seul moment de ma vie n’est de mon ordonnance : tout est à Vous, je ne dois rien ajouter ni diminuer, ni chercher, ni réfléchir. C’est à Vous à tout régler : la sainteté, la perfection, le salut, la direction, la mortification. C’est votre affaire, la mienne est d’être content de Vous et de ne m’approprier aucune action ni passion, mais laisser tout à votre bon plaisir /96. »
À lire ces textes trop nombreux dans lesquels l’auteur insiste sur cette attitude de complet abandon, ne s’explique-t-on pas que le Père Hilaire ait dénoncé avec force le danger qui pourrait en résulter si on les prenait à la lettre et si «ces doctrines se propageaient, insinue-t-il, bientôt n’en sortirait-il pas un indifférentisme universel » /97. Il renvoie au chapitre VIII où l’on
93. Dans le recueil de 1699, p. 335.
94. Abandon, p. 52.
95. Cf. J. DE GUIBERT, Documenta : Bulle Caelestis Pastor d’Innocent XI, (1687). Proposition n° 7 : «Non debet anima cogitare nec de praemio, nec de punitione, nec de paradiso, nec de morte, nec de aeternitate » (n° 456, p. 211).
96. Abandon, p.82.
97. Examen, p. 16.
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traite « de la partie qui est confiée à l’âme dans l’ouvrage de la sanctification : Dieu fait tout le reste, Lui seul ». Nous y lisons que « le grand et solide fondement de la vie spirituelle est de se donner à Dieu pour être le sujet de son bon plaisir pour tout à l’intérieur et à l’extérieur ». Et voici la conséquence nue l’auteur en tire : « Le fondement posé, l’âme n’a qu’à passer toute sa vie à se réjouir de ce que Dieu est Dieu, laissant son propre être tellement à son bon plaisir que le contentement soit égal de faire ceci ou cela ou le contraire, selon l’usage que ce bon plaisir en fait /98. »
Il va de soi que dans cette démission totale du moi personnel, la maxime de Madame Guyon interprétée dans le sens que Bossuet lui reproche en quatrième lieu est inacceptable aussi pour le Père de Caussade : « Il faut laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence le présent à Dieu /99. » De nombreux textes du traité s’accordent bien avec cette offrande inconditionnelle du « moment présent ». Il en va bien autrement de l’abandon caussadien. Selon le directeur des Visitandines, la disponibilité entière de l’âme à l’action divine ne réside jamais dans la jouissance d’« un doux repos » goûté dans la passivité d’une totale inaction. Il écrit à la Mère Louise-Françoise de Rosen : « se tenir simplement en la présence de Dieu, tout abandonnée à son amour et à la merci de sa divine Providence, est encore un effet et une autre disposition que le Saint-Esprit met dans l’âme, et c’est principalement par là qu’on peut connaître que ce n’est pas une illusion du démon. Vous n’avez donc autre chose à faire qu’à demeurer humblement et simplement entre les mains de Dieu, adhérant à Lui, vous livrant à son amour afin qu’Il fasse de vous, en vous et avec vous tout ce qu’il trouvera bon. Mais ne vous arrêtez jamais à ce doux
98. Abandon, p. 80.
99. Instructions Spirituelles, p. 24 (éd. 1931) ; cf. Moyen court, § VIII, p. 23.
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repos comme à votre objet, allez toujours plus loin et tendez toujours de coeur à Celui qui le donne, et n’en faites nul cas qu’autant que c’est un moyen de vous unir plus étroitement à Dieu, votre centre, votre vie et votre tout /100. » Nous avons souligné cet « avec vous » qui marque bien la coopération de l’âme avec Dieu, de même l’adhésion à son amour.
À la Soeur Marie-Anne-Thérèse il ne craint pas de recommander un « abandon sans bornes et sans réserve » lin, mais cet abandon, il le fonde sur une vue de foi en Dieu, « en sa grandeur et souverain domaine ». Il en décrit les exigences en une page admirable d’élévation et de netteté où il commente le thème traditionnel du « tout de Dieu et du néant de la créature ». Mais il ajoute que cet acte de foi et d’abandon volontaire de la créature raisonnable doit se traduire par un élan de reconnaissance envers Celui qui permet de faire cet acte d’abandon. Et c’est aussi en cet acte que s’exprime la confiance en la bonté infinie qui veut que « sa créature trouve tout dans l’abandon même de tout ». C’est dire que le croyant n’abdique ni sa raison ni sa liberté, mais qu’il y puise le bonheur dans une « paix imperturbable », qu’il y pratique « le plus pur et le plus parfait amour en quoi consiste toute la perfection et la plus forte assurance de la souveraine félicité, c’est-à-dire les arrhes et les gages du salut éternel. » Que de nuances distinguent ce langage de celui du petit traité !
Concluons donc ce chapitre en reconnaissant que l’écrit intitulé primitivement Traité où l’on découvre la vraie science de la perfection du salut et que nous avons
100. Lettres Spirituelles, t. I, p. 305.
101. P. 269-270.
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publié à la suite du Père Ramière sous le titre de L’Abandon à la Providence divine n’est pas du Père de Caussade dans son ensemble. Le chapitre I seul peut lui être attribué, encore que sa pensée ait été défigurée par quelques interpolations maladroites sinon dangereuses. La suite du Traité, quoiqu’en dise l’Avant-propos /102, n’est pas composée dans le style épistolaire du Père de Caussade et ne répond pas à la sage modération du directeur spirituel des Visitandines de Nancy. Il s’agit plutôt d’un écrit dont l’auteur a subi l’influence du courant mystique dont Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe Guyon est l’un des témoins représentatifs /103.
Cette femme exaltée, mais sincère dans sa foi et dans sa soumission à l’Église, avait été hébergée à Meaux dans le Monastère soumis à la juridiction de Bossuet /104. C’est là que la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre avait recueilli ces copies d’archives dont les originaux semblent émaner de Madame Guyon ou de ses disciples. Revenue à Nancy, la Visitandine n’a pas manqué de communiquer à son directeur de conscience les souvenirs qu’elle conservait de son séjour à Meaux /l05, ce qui explique l’intérêt que celui-ci a pu prendre à la lecture et à l’étude de l’Instruction sur les états d’oraison dont il devait tirer les Instructions Spirituelles publiées à Perpignan en 1741.
Parmi ces manuscrits dont la Visitation de Nancy s’est enrichie se trouvait celui de l’opuscule dont la Mère de Rottembourg souhaitait la diffusion /106. Elle en confiait le soin à sa nièce, la Soeur Marie-Anne-Thérèse de Rosen, et y introduisait la lettre que lui avait adressée le Père de Caussade non sans l’avoir retouchée comme nous l’avons dit. Elle inscrivait le nom
102. Abandon, p. 23.
103. Cf. F. MALLET-JORIs, Madame Guyon, chap. VIII : Jeanne et Fénelon.
104. Ibid., chap. VI : Sous clé.
105. Ibid., p. 320 ss.
106. Cf. J. LE BRUN, Opuscules Spirituels de Bossuet, chap. 2, p. 23-25.
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du jésuite en tête du document. De ces retouches ne rendons pas responsable la copiste puisque l’Avis /107 dont elle fait précéder l’Avant-Propos de la Mère de Rottembourg mettait en garde les lecteurs contre les erreurs d’une interprétation aveugle du traité. La recommandation dans son style peu élégant reflète la prudence qu’admirait le Père Hilaire au cours de sa révision. Elle justifie par avance les réserves que nous avons cru devoir faire à notre tour dans les pages qui précèdent.
Le manuscrit tomba sous les yeux de Madame de Vaux, future Supérieure Générale de Nazareth au milieu du XIXe siècle. Celle-ci prit à coeur le bien que la lecture du petit traité pouvait apporter aux âmes de prière /108. Elle en souhaitait la publication et en soumit le projet à plusieurs Jésuites. D’abord au Père Louis Hilaire qui eut entre les mains le manuscrit de la Soeur de Rosen. Son jugement mûrement pesé, nous venons de le voir, reconnaissait certains mérites à l’opuscule, mais concluait à l’inopportunité de la publication, estimant sa spiritualité entachée de principes trop apparentés aux erreurs du quiétisme /109.
Un second réviseur fut consulté : il reste pour nous anonyme, mais son examen nous est connu grâce à la copie actuellement dans les archives s.j. de Toulouse. Sa censure est moins rigoureuse que celle du Père Hilaire. Tout en faisant les réserves que nous avons dites, il ne cache pas son admiration pour les qualités qu’il reconnaît au texte qu’on lui a soumis : « Cet écrit, dit-il /110, a pour objet la science spirituelle du moment présent... Il est bon au fond et même excellent pour une certaine classe de personnes. Son style est ferme et assuré. L’oeuvre est de génie et plusieurs de ses pages sont d’une profon-
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deur de sentiment qui ravit ceux qui savent les comprendre. Et cependant serait-il opportun et vraiment utile de faire imprimer cet écrit ? On peut hésiter à répondre. »
Sans se laisser décourager, la Mère de Vaux confia le manuscrit au Père Edmond du Bouchaud, fondateur du collège de Mongré (1816-1875) et au Père Albéric de Foresta, fondateur de l’École Apostolique d’Avignon (1818-1876). En 1856, le Père du Bouchaud tente de mettre au net un choix d’extraits tirés du petit traité. Il déclarait dans l’Introduction « Ce court traité est un trésor. Toute âme pressée de se donner à Dieu en aura le sentiment à la simple lecture et toute âme qui le prendra pour guide fera de grands progrès dans la voie de la solide perfection /111. »
De son côté, le Père de Foresta devait laisser aux archives de sa Province, parmi ses papiers, un essai resté inachevé. Il en fut de même d’un autre réviseur anonyme.
Lorsqu’à Oulins, près de Lyon, le Père Ramière reçut des mains de Madame de Vaux le précieux manuscrit ou une copie de ce document, il devait mener à bien sous une forme appropriée au goût de son temps, la publication tant désirée. Mesura-t-il dès l’abord la portée de sa courageuse entreprise ? Toujours est-il que le succès devait dépasser ses légitimes espoirs. Nous avons retracé dans le Dictionnaire de Spiritualité l’histoire de cette publication qui atteignait en 1928 sa 21e édition /112.
En publiant, en 1966, le texte intégral du manuscrit de Monléan, obligeamment mis à notre disposition par les Religieuses, de Nazareth, nous avons voulu offrir aux historiens un document éminemment représentatif du courant mystique français auquel les travaux de J. Orcibal, L. Cognet, J. Le Brun, donnaient un regain
107. Cet avis n’a pas été reproduit dans l’édition de la collection Christus.
108. Abandon, Introduction, p. 10 ss.
109. Voir supra, p. 156 s.
110. Ms T, Remarques, p. 1.
111. Ms des archives de la Province S.J. de Lyon.
112. DS, art. Caussade.
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d’actualité, en même temps que les âmes de prière pouvaient y découvrir un aspect stimulant de leur élan vers Dieu.
Peut-être convient-il de terminer ce chapitre par une réflexion du Père de Caussade à propos d’un mot du Père Balthasar Alvarez cité par Bossuet /113. Le Père Alvarez évoquait le souvenir d’un saint Frère Coadjuteur à la piété austère et qui se refusait à « demander le ciel ». Et Caussade de remarquer : «Belle leçon pour ceux qui, par je ne sais quel zèle, condamnent certains discours, certains livres de piété sur la simple écorce de quelques expressions ou peu exactes ou exagérées ou souvent mal entendues. Et pourquoi ? Parce qu’elles sont en rapport essentiel à la théologie mystique si parfaitement ignorée qu’on fait même gloire de l’ignorer. »
113/. Instructions, Livre IX, § X, p. 360.
Autrefois attribué à JEAN-PIERRE DE CAUSSADE
Nouvelle édition critique établie par Dominique Salin, s. j.
COLLECTION CHRISTUS N° 90 Textes
L’ Abandon à la Providence divine
Desclée de Brouwer, 2005
Depuis un siècle et demi, ce petit traité est un des best-sellers de la littérature spirituelle. « C’est un des livres dont je vis le plus », disait Charles de Foucauld. Le théologien Urs von Balthasar voyait en lui un résumé de la mystique européenne, « depuis les Rhénans jusqu’aux Français en passant par Jean de la Croix, dans une unité d’une simplicité confondante ». Il est l’équivalent moderne de ce que fut, et demeure, l’Imitation de Jésus-Christ.
La collection « Christus » en donne une édition entièrement nouvelle. L’introduction fait le point sur l’histoire mouvementée de ce texte, à la lumière des études récentes. Composé dans la première moitié du XVIIIe siècle, il ne peut plus être attribué au jésuite Jean-Pierre de Caussade, mais à une plume anonyme, disciple de Madame Guyon. L’introduction présente également la grande caractéristique de cette spiritualité de l’abandon dans « le moment présent », lorsque s’obscurcit le ciel de la foi.
La lecture du texte est facilitée par une ponctuation moderne, qui en souligne la vigueur. Il s’agit aussi d’une édition critique : la leçon du manuscrit est indiquée en note lorsque le texte est corrigé.
Dominique Salin, jésuite, est directeur du département de spiritualité au Centre Sèvres (Paris).
Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade
Nouvelle édition établie et présentée par Dominique Salin, s j.
Quarante ans après l’édition établie par le P. Michel Olphe-Galliard pour la collection « Christus », une nouvelle présentation de L’Abandon à la Providence divine s’imposait. Le texte lui-même appelait des améliorations et un apparat critique. Surtout, sa présentation ne correspondait plus à l’état présent des études caussadiennes. Pour faire bref, il n’est plus possible d’attribuer au P. Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) la paternité de cet écrit, pas plus que de la plupart des lettres publiées sous son nom. La valeur de ces textes n’en est pas entamée pour autant. L’Iliade et l’Odyssée n’ont rien perdu de leur pouvoir poétique lorsqu’il est devenu évident qu’elles ne pouvaient être l’oeuvre d’un Homère. Que la Théologie mystique n’ait pas été écrite par saint Denys l’Aréopagite n’enlève rien à sa portée ni à son influence sur la tradition chrétienne. De même, les générations qui, depuis le Second Empire, se sont nourries des écrits attribués à Caussade
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n’ont pas été victimes d’une illusion. Tel le P. de Foucauld qui écrivait de L’Abandon : « C’est un des livres dont je vis le plus. » Tels encore les théologiens Romano Guardini et Hans Urs von Balthasar. Ce dernier a consacré au traité plusieurs pages de La Gloire et la Croix (t. IV). Il y voit un résumé de Fénelon et de toute la mystique européenne « depuis les Rhénans jusqu’aux Français en passant par Jean de la Croix, dans une unité d’une simplicité confondante ».
Ce que l’on peut savoir aujourd’hui des origines de ce texte se réduit à peu de chose. On le découvre en parcourant sommairement l’histoire de sa publication. Lorsqu’en 1861 le P. Henri Ramière, jésuite directeur de l’Apostolat de la Prière, publiait ce qu’il a intitulé L’Abandon à la Providence divine, il attribuait cet écrit à un jésuite du siècle précédent, le « R. P. Jean-Pierre Caussade » (sans particule), de la province de Toulouse. Caussade était connu pour avoir contribué, dans une mesure qui demeure obscure, à la publication d’un ouvrage dont la première édition, en 1741, était restée prudemment anonyme, mais dont le permis d’imprimer avait été accordé au P. Paul-Gabriel Antoine, théologien jésuite réputé, de la province de Champagne : Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les différents états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet,
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évêque de Meaux. Cet ouvrage, divisé en deux livres, faisait écho aux questions de vie spirituelle qui, à la fin du XVIIe siècle, avaient opposé Bossuet et Fénelon dans la « querelle du quiétisme », suscitée par la doctrine de Madame Guyon. Fénelon avait pris la défense de Madame Guyon et de sa spiritualité de l’abandon et de « l’amour pur », l’amour désintéressé. Sous couleur de présenter la doctrine de Bossuet, les Instructions spirituelles développaient en réalité celle de Fénelon et de Madame Guyon, qui avait été condamnée.
Le manuscrit que publiait le P. Ramière avait traversé la Révolution française. Il se trouvait au couvent des Dames de Nazareth, à Montmirail (Marne), mais avait appartenu, selon une mention manuscrite, au troisième monastère de la Visitation de Paris. La duchesse de Doudeauville, très liée aux Visitandines et fondatrice de l’institut de Nazareth sous la Restauration, en avait été sans doute propriétaire sous la Révolution et l’Empire. Un Avertissement spécifie qu’il s’agit de « lettres écrites par un ecclésiastique à une supérieure de communauté religieuse ». On peut lire en outre sur la page-titre : « L’autheur est le Rd Père Caussade, de la Compagnie de Jésus. » Le P. Ramière prit ces indications pour argent comptant.
Il jugea bon cependant d’introduire un peu d’ordre dans le texte du manuscrit de Montmirail. À ses yeux, la copiste avait aligné ces lettres ou ces extraits de lettres sans souci de cohérence. En outre, la division en onze chapitres lui paraissait arbitraire, ainsi que les titres attribués à ces
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chapitres. « Le titre même de l’ouvrage [« Traité où l’on découvre la vraie science de la perfection du salut »] ne donne aucune idée du sujet dont il traite », écrit Ramière dans son Avant-propos. Il lui conféra donc un titre qui lui semblait rendre compte de la doctrine du traité, tout en l’inscrivant dans la tradition dont il relevait : celle de « l’abandon » prôné par Madame Guyon et Fénelon, à la suite de saint François de Sales. Surtout, il redistribua les « pensées » qui constituaient le traité en adoptant un ordre qui lui paraissait plus « logique », conforme en tout cas à l’orthodoxie qu’une « saine théologie » se devait d’introduire dans des considérations trop mystiques et risquant d’induire en erreur des lecteurs non avertis. À la même époque, en effet, un autre jésuite, le P. Hilaire, qui avait eu connaissance du manuscrit, portait sur celui-ci des jugements fort négatifs : il ne pouvait être attribué à l’auteur des Instructions spirituelles, c’était l’ œuvre d’un « gnostique », inspiré par l’illuminisme le plus insidieux. Le P. Ramière dépeça donc le texte et en distribua la matière en deux « parties », distinguant « la vertu » d’abandon, recommandable à tout le monde, et « l’état » d’abandon, dont la « passivité » est réservée aux âmes d’exception. Quelques suppressions d’« inutilités » ou d’« exagérations » et quelques « soudures » achevaient de mettre le traité à l’abri du soupçon de « quiétisme ». L’Avant-propos du P. Ramière rappelait enfin ce que le traité ne soulignait pas suffisamment, au regard de la doctrine traditionnelle : que l’action divine de sanctification
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ne se fait pas en dehors de la personne de Jésus-Christ.
Les éditions suivantes de L’Abandon à la Providence divine devaient être enrichies par l’adjonction de lettres attribuées à Caussade, qui en triplèrent pour le moins le volume et qui ancrèrent les esprits dans la conviction que le jésuite avait été un auteur spirituel abondant. En effet, le couvent de la Visitation de Nancy, ville où Caussade avait exercé son ministère à deux reprises, entre 1730 et 1739, fit savoir au P. Ramière qu’il possédait dans ses archives de nombreuses autres lettres et des avis développant la même doctrine. Ces écrits, à n’en pas douter, avaient été adressés par Caussade à des religieuses de la communauté ou à des personnes proches de celle-ci. Ce n’étaient pas des originaux, certes, mais des copies, voire des copies de copies. Et la supérieure à qui était adressées les lettres composant le traité publié par le P. Ramière ne pouvait être que la Mère de Rottembourg, maîtresse des novices puis supérieure du couvent à l’époque où Caussade y avait ses entrées. Le P. Ramière adopta ces vues. La cinquième édition de L’Abandon à la Providence divine (1867) présente 129 lettres de Caussade (devenu entre-temps « P. Jean-Pierre de Caussade »). La huitième édition, encore établie par le P. Ramière lui-même, présente 149 lettres et dévoile les noms de leurs destinataires, à la lumière des travaux publiés par les Visitandines dans leur revue, L’Année sainte des Religieuses de la Visitation Sainte Marie. Le P. Ramière déclare avoir procédé, pour les
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lettres, au même travail de « mise en ordre » que pour le traité. Les lettres sont regroupées « sous sept chefs principaux » autour de la « vertu » puis de « l’état » d’abandon ainsi que des épreuves inhérentes à celui-ci. « Quelques-unes, qui renfermaient des matières complètement disparates, ont été divisées. » Le succès de l’ouvrage du P. Ramière fut considérable : on comptait vingt-deux éditions en 1934.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le P. Michel Olphe-Galliard, s.j. (1900-1985) entreprit de restituer aux écrits caussadiens leur fraîcheur originelle, du moins celle des manuscrits dont on disposait. Il publia séparément, dans la collection « Christus », la correspondance en deux volumes /1, puis le manuscrit de Montmirail en l’état /2. Il publia enfin un manuscrit qu’il attribuait à Caussade et qui paraissait constituer l’état premier du livre II des Instructions spirituelles, avant l’intervention du P. Antoine et des censeurs romains, sous le titre : Traité sur l’oraison du cœur /3. Ce manuscrit avait appartenu au monastère du Refuge à Nancy. Plus nettement encore que le texte définitif, il dénotait l’influence de la doctrine de Madame Guyon,
1. Jean-Pierre de CAUSSADE, Lettres spirituelles, Desclée de Brouwer, t. 1, 1961 ; t. 2, 1964.
2. Jean-Pierre de CAUSSADE, L’Abandon à la Providence divine, Desclée de Brouwer, 1966.
3. Jean-Pierre de CAUSSADE, Traité sur l’oraison du coeur. Instructions spirituelles, Desclée de Brouwer [1981]. L’ouvrage présente successivement l’état premier et l’état définitif du livre II des Instructions.
notamment celle du Moyen court et très facile de faire oraison.
Parallèlement à ces éditions, les études que publia M. Olphe-Galliard confortèrent l’image d’un Jean-Pierre de Caussade jésuite salésien et fénelonien, voire guyonien, comme il y en eut beaucoup au XVIIIe siècle, tels le P. Milley (1668-1720) et le P. Grou (1731-1803) /4. Caussade n’était pas seulement l’auteur des Instructions spirituelles, qui se dissimulait, par prudence ou par humilité, derrière le P. Antoine. Il ne s’était pas contenté d’écrire L’Abandon à la Providence divine. Son rayonnement spirituel considérable, en Lorraine, mais aussi dans le Midi, était attesté par une correspondance fournie et circonstanciée /5.
Au fil des années cependant, l’image construite par M. Olphe-Galliard devait se brouiller quelque peu. D’abord, l’homme lui-même demeurait mystérieux. Les rares données historiques dont on dispose ne suggèrent pas une personnalité particulièrement remarquable. Il est né dans le Quercy en 1675. S’appelait-il Caussade ou de Caussade ? Dans les catalogues jésuites, la particule n’apparaît (irrégulièrement) qu’après le second séjour à Nancy. Les
4. Voir par exemple M. OLPHE-GALLIARD, « Le P. Jean-Pierre de Caussade, directeur d’âmes », Revue d’Ascétique et de Mystique, 19 (1938), p. 394-417 et 20 (1939), p. 50-82 ; « L’Abandon à la Providence divine et la tradition salésienne », Revue d’Ascétique et de Mystique, 38 (1962), p. 324-353.
5. Dans son édition des lettres, le P. Olphe-Galliard procéda à d’audacieuses reconstitutions contextuelles qui ne résistent pas à l’analyse des manuscrits.
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catalogues montrent en tout cas que ce docteur en théologie fut d’abord, dans sa province d’origine, un homme de collèges, professeur ou préfet des études, que ses supérieurs ne laissaient jamais longtemps au même endroit et dont ils soulignaient, dans leurs rapports, le manque de jugement (prudentia aliquando indiscreta). À partir de 1720, Caussade est appliqué à des ministères spirituels ou de prédication, à Clermont-Ferrand, Saint-Flour, Le Puy. En 1724, pour des raisons inconnues, il se trouve dans la province jésuite de Champagne, à Beauvais, comme prédicateur et missionnaire urbain. C’est à ce titre qu’il intervient à Nancy, pour un premier séjour en 1730 et 1731 (le P. Antoine, ancien professeur à Pont-à-Mousson, s’y trouvait ces années-là et les suivantes). Caussade fréquenta le monastère de la Visitation et les couvents alliés, mais, pour ce premier séjour, il n’existe pas de traces d’un rayonnement particulier en dehors de quelques causeries et lettres de direction spirituelle qui pourraient lui être attribuées. Pour quelles raisons fut-il rappelé dans sa province d’origine, au séminaire d’Albi précisément, en 1731 ? L’hypothèse d’une prédication imprudente ne repose sur aucun fondement. Après deux ans d’absence, Caussade revint à Nancy pour six ans. Il prêcha l’Avent 1733 et le Carême suivant devant la cour de Lorraine, comme l’attestent des documents comptables qui le dénomment « P. de la Caussade ». Selon les catalogues jésuites, il donne des retraites à la maison d’exercices spirituels de Nancy dont il devient directeur en 1737, tout en participant à des missions urbaines en Lorraine. En 1739, il rentre définitivement dans sa province, comme recteur du collège de Perpignan (les Instructions spirituelles sont publiées, en 1741, à Perpignan, Nancy, Toulouse et Lyon), puis recteur du collège d’Albi (1742). Retiré au séminaire de Toulouse en 1747, il y mourut en 1751.
On le voit, rien dans ces données biographiques ne laisse présager l’exceptionnelle fortune que connaîtra L’Abandon à la Providence divine. Aucun document marquant, en outre, ne vient arracher la figure de Caussade à la grisaille dans laquelle elle se fond. Ces constatations, et d’autres ont conduit, ces dernières années, à réexaminer les données tenues jusqu’alors pour acquises. L’image d’un Caussade auteur spirituel majeur, construit par le P. Ramière et consolidé par le P. Olphe-Galliard, n’a pas résisté à cette remise à plat. Il apparaît désormais que plus grand-chose ne peut être attribué avec certitude à sa plume, à commencer par L’Abandon à la Providence divine.
Le style et l’inspiration de ce traité, d’abord, contrastent trop avec l’écriture des lettres considérées comme authentiques et celle du Traité de l’oraison du coeur pour que Caussade puisse être considéré comme son auteur. Certes la doctrine n’en est pas foncièrement différente. Mais la richesse d’expression du traité tranche sur la sobriété des autres écrits. M. Olphe-Galliard l’a reconnu lui-même sur le tard. Il écrivait en 1979: « Une étude approfondie, parue dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique de
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l’Institut catholique de Toulouse, nous a convaincu que le premier chapitre est la reproduction d’une lettre du P. de Caussade, mais que les chapitres suivants sont d’une plume apparentée à celle de Madame Guyon /6. » Un an avant sa mort, dans son dernier ouvrage, il faisait un pas de plus, admettant que, même dans le premier chapitre, la pensée de Caussade a été « défigurée par quelques interpolations maladroites sinon dangereuses /7. La suite du traité, quoi qu’en dise l’Avant-propos, n’est pas composée dans le style épistolaire du P. de Caussade et ne répond pas à la sage modération du directeur spirituel des Visitandines de Nancy. Il s’agit plutôt d’un écrit dont l’auteur a subi l’influence du courant mystique dont Madame Guyon est l’un des témoins représentatifs /8 ».
C’est tout le traité, en réalité, qui est dû à une plume guyonienne anonyme. Reprenant à nouveaux frais l’examen des différents manuscrits caussadiens, M. l’abbé Jacques Gagey a mis à jour, dans les archives de la Visitation d’Annecy, une correspondance de la soeur archiviste de la Visitation de Nancy qui avait été en
6. Jean-Pierre de CAUSSADE, Traité sur l’oraison du coeur. Instructions spirituelles [1981], Introduction, p. 44, n. 17. L’étude du P. Olphe-Galliard, « Le P. Jean-Pierre de Caussade et Madame Guyon », avait paru dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique, t. 82/1, janvier 1981, p. 25-54.
7. Allusion à l’apparente relativisation du rôle des directeurs de conscience et au fait que l’Annonciation puisse être considérée comme un événement spirituel parmi d’autres, par exemple.
8. M. OLPHE-GALLIARD, Théologie mystique en France au XVIIIe siècle : le Père de Caussade. Beauchesne, 1984, p. 187.
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relation avec le P. Ramière, la soeur Fervel. On découvre que c’est elle qui, avec la meilleure foi du monde, a persuadé le P. Ramière que L’Abandon était un tissu de lettres de Caussade à Mère de Rottembourg et que Caussade était l’auteur des nombreuses lettres dont son monastère détenait des copies qu’elle lui a communiquées. Elle n’a abusé le P. Ramière que parce qu’elle était la première convaincue. Mais aucun indice sérieux ne vient corroborer cette revendication de paternité. La mention même de Caussade sur le manuscrit de Montmirail est un indice trop grêle pour valoir démonstration.
En fin de compte, comme l’a montré J. Gagey, seule une série de trente-deux lettres peut être attribuée à Caussade avec certitude. Ces lettres ont été adressées par lui, à partir de 1731. à une dame lorraine qui demeure non identifiée. On voit que celle-ci ne se consolait pas du rappel dans le Midi de son père spirituel, et qu’elle intriguait auprès de son supérieur provincial pour que Caussade fût renvoyé à Nancy. Celui-ci l’exhorte à la résignation et, bien sûr, à l’abandon à la Providence. C’est le Saint-Esprit qui est le véritable directeur, et Dieu ne permettra pas que la dame reste sans directeur de rechange. Les prières de celle-ci, ou ses manoeuvres, furent exaucées, puisque Caussade fut renvoyé à Nancy en 1733 pour six ans. Seul témoin à peu près assuré de l’écriture caussadienne, échappant aux « corrections » et aux « améliorations » que faisaient subir les copistes, en toute bonne foi, aux textes qu’elles copiaient et recopiaient inlassablement, le style de cette
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série de lettres est aux antipodes du lyrisme du traité.
Si le traité n’est pas de la main de Caussade, qui en est l’auteur ? J. Gagey croit pouvoir affirmer que c’est précisément la dirigée de Caussade, la « dame lorraine » anonyme /9. Mais son argumentation est peu convaincante. Rien ne prouve que l’auteur soit une femme (voir la Règle d’édition ci-après). D’ailleurs les lettres que Caussade écrivit à cette dame manifestent qu’elle était trop peu « abandonnée » pour pouvoir écrire sur le sujet avec tant d’éloquence et de culture biblique et spirituelle. On se bornera à constater que l’auteur, homme ou femme, religieux ou laïc, était imprégné de la spiritualité de Madame Guyon, fort prisée à la Visitation, notamment au monastère de la Visitation de Nancy à l’époque où Caussade le fréquentait. On sait en effet qu’après la condamnation de Fénelon, sa spiritualité et celle de Madame Guyon continuèrent à nourrir les âmes, dans la confidentialité de la direction de conscience et par la dicrète circulation de manuscrits. La Visitation de Nancy fut l’un des foyers privilégiés de cette spiritualité /10. La rela-
9. J. Gagey a résumé les résultats de ses recherches en vue de sa thèse de doctorat dans : L’Abandon à la Providence divine d’une dame lorraine au XVIIIe siècle, suivi des Lettres spirituelles de Jean-Pierre Caussade à cette dame. Édition critique du Traité où l’on découvre la vraie science de la perfection du salut et des écrits spirituels de Jean-Pierre Caussade présentée par Jacques Gagey, Éditions Jérôme Millon, Grenoble. 2001.
10. Voir J. LE BRUN. Les opuscules spirituels de Bossuet. Recherches sur la tradition nancéienne, Université de Nancy, 1970.
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tion avec Madame Guyon est directe. En effet, la Mère de Bassompière, morte à Nancy en 1734, avait été supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1724. Or c’est dans ce monastère que Madame Guyon avait séjourné pour être examinée par Bossuet, de janvier à juillet 1695. Loin d’avoir été mise en quarantaine, elle avait au contraire profondément et durablement impressionné la communauté des Visitandines. Il n’est donc pas étonnant que, par l’intermédiaire de Mère de Bassompierre au moins, la Visitation de Nancy ait été un des centres de reproduction, ou de production, de toute une littérature d’inspiration guyonienne. Le Caussade historique, l’auteur des trente-deux lettres à la « dame lorraine » et collaborateur du P. Antoine pour la composition des Instructions spirituelles, avait montré des affinités avec cette spiritualité. Il était tentant, pour des Visitandines, de lui attribuer la paternité de L’Abandon à la Providence divine depuis qu’en 1748 son nom était apparu, à côté de celui du P. Antoine, dans un Avis au lecteur de la deuxième édition des Instructions spirituelles : il était devenu un « auteur », donc une « autorité ».
L’Abandon à la Providence divine fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonienne, qui se réclamait de François de Sales, fondateur de la Visitation, et qui inspirera notamment le P. Grou puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Gay
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et Thérèse de Lisieux. C’est un texte d’une seule venue, comme le souligne J. Gagey, parfaitement cohérent et dans lequel la pensée progresse par vagues successives. Il fut composé à l’époque où l’irréligion commençait d’avoir pignon sur rue, où se préparaient la Révolution et les grandes épreuves que traversera le christianisme au XIXe et au XXe siècle. Au siècle des Lumières, quelque chose comme un pressentiment parcourt L’Abandon à la Providence divine, surtout dans ses derniers chapitres. Il n’est donc pas surprenant que, lorsqu’il parut, à la fin du XIXe siècle, les catholiques français lui aient fait un triomphe. Une esquisse de la doctrine dont il est porteur montre qu’on peut y trouver une spiritualité pour temps d’adversité.
« Ce qui nous arrive à chaque moment par l’ordre de Dieu est ce qu’il y a de plus saint, de meilleur et de plus divin pour nous. Toute notre science consiste à connaître cet ordre au moment présent » (VII, 81 /11).
La spiritualité de l’abandon et du moment présent (de l’abandon au moment présent) repose sur ce postulat, ou plutôt cet acte de foi, constamment réaffirmé au cours du traité. « Ce qui nous arrive » (belle définition de l’« événement »),
11/. Les chiffres romains renvoient au chapitre, les chiffres arabes à la pagination du manuscrit, indiquée en marge du texte.
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dans la succession des « moments » qui constituent notre vie, est l’expression de «l’ordre de Dieu » (le péché évidemment excepté, mais non ses conséquences). « L’ordre » : le terme renvoie à l’une des notions clés du système de représentations, profanes et religieuses, de l’époque. Dans le traité, où il figure dès la deuxième phrase, il désigne habituellement le dessein bienveillant de Dieu en ce qu’il a d’objectif (son « plan »), sa volonté, si souvent cachée et déconcertante dans ses manifestations. Le traité le confirme lui-même, avec le souci de simplification qui est la marque du guyonisme : « L’ordre de Dieu, le bon plaisir de Dieu, la volonté de Dieu, l’action de Dieu, la grâce, tout cela est une même chose... » (VII, 80). Un mot résume « tout cela », un mot qui, depuis le XVIIe siècle, devient de plus en plus fréquent dans le discours spirituel et religieux : la Providence.
Le traité renvoie à un temps tout entier soumis à l’ordre de la Providence. C’est, au siècle des Lumières, la représentation du monde qui était, au vie siècle, celle de Denys l’Aréopagite et qu’avait perpétuée la tradition mystique jusqu’à Madame Guyon : « L’action divine inonde l’univers, elle pénètre toutes les créatures, elle les surnage ; partout où elles sont, elle y est ; elle les devance, elle les accompagne, elle les suit. Il n’y a qu’à se lisser emporter par ses ondes » (I, 7). « Il n’y a qu’à », « il ne s’agit que de » : ces marqueurs du discours mystique, si fréquents chez Madame Guyon comme dans le traité, définissent la conduite de l’âme croyante. Cette conduite est « simple » et
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« facile ». Il suffit de remplir son « devoir d’état » et ses devoirs de chrétien, et de faire face aux événements inattendus : « Plût à Dieu que les mis et leurs ministres, les princes de l’Église et du monde, les prêtres, les soldats, les bourgeois, etc., en un mot tous les hommes connussent combien il leur serait facile d’arriver à une éminente sainteté ! Il ne s’agit pour eux que de remplir fidèlement les simples devoirs du christianisme et de leur état, d’embrasser avec soumission les croix qui s’y trouvent attachées et de se soumettre à l’ordre de la Providence pour tout ce qui se présente à faire et à souffrir [supporter] incessamment [sans cesse] sans qu’ils le cherchent » (I, 7-8). Comme chez Denys, l’ordre hiérarchique, devenu ici ordre social, est déjà par lui-même reflet de l’ordre divin, vecteur privilégié de l’action divine. Celle-ci baigne littéralement la créature. L’auteur ne recule pas devant les métaphores les plus physiques : « Il n’y a qu’à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments ; il entre en vous par tous vos sens » (IX, 136). Comment ne pas songer ici, plus encore qu’à Denys, à Claudel, en dépit des protestations que susciterait chez celui-ci tout rapprochement avec la mystique, celle du Cantique spirituel de Jean de la Croix par exemple ?
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Cette conformité du traité à l’ordre mystique traditionnel se reflète aussi dans la distinction fondamentale, reprise de François de Sales dans sa terminologie même, entre les deux manières dont peut se manifester la volonté de Dieu. Celle-ci se fait connaître d’abord dans les commandements et devoirs qui s’imposent à tout chrétien en général ainsi que dans ceux qui s’adressent à chaque individu en fonction de son « état », c’est-à-dire de sa condition : commandements de Dieu et de l’Église ainsi que devoir d’état représentent, pour F. de Sales, la « volonté de Dieu signifiée », et clairement signifiée (Traité de l’Amour de Dieu, livre VIII). Il s’agit, déclare L’Abandon, de « remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s’il n’y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert où l’âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n’étant occupée que de ce qu’il veut d’elle : tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la Providence » (II, 19).
Beaucoup moins clair dans ses manifestations est, en revanche, ce que le traité appelle, toujours à la suite de F. de Sales (livre IX), la « volonté absolue et de bon plaisir ». Elle se manifeste dans « l’événement » en ce qu’il peut avoir d’imprévu et généralement de fâcheux, en
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tout cas de déroutant par rapport à la « volonté signifiée » : une contrariété, une maladie, un accident, une situation embarrassante, voire un drame. La conduite à tenir, « c’est une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté continuelle pour être et pour agir », c’est-à-dire la docilité à l’Esprit dans « l’indifférence », l’absence de recherche de soi. En effet, ce que Dieu manifeste alors, c’est « sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d’aventure. Je l’appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser » (II, 13).
Une image récurrente fait écho à ces deux formes d’expression de la volonté de Dieu, celle des deux « livres » où s’inscrit cette volonté : l’Écriture et l’Histoire. Ainsi : « La parole de Dieu est pleine de mystères, sa parole exécutée dans les événements du monde ne l’est pas moins. Ces deux livres sont vraiment scellés. La lettre de tous les deux tue » (IX, 123). L’abandon est la clé herméneutique commune à ces deux écritures. Cette science interprétative ne s’apprend que par l’expérience. Elle a les traits que revendique traditionnellement la mystique, cette « science expérimentale » (Surin), à commencer par le dédain pour le savoir théologique: « Ce n’est pas par les livres ni par la curieuse recherche des histoires que l’on devient savant dans la science de Dieu : cela n’est qu’une science vaine et confuse qui enfle beaucoup. Ce qui nous instruit, c’est ce qui nous
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arrive d’un moment à l’autre, qui forme en nous cette science expérimentale que Jésus Christ a voulu avoir avant que d’enseigner » (IX, 127). Aussi bien le second livre, l’Histoire, pourrait-il devenir le Livre de vie et n’être que la suite du premier si les âmes étaient dociles à l’action de Dieu: « Si les âmes savaient s’unir à cette action, leur vie ne serait qu’une suite de divines écritures qui, jusqu’à la fin du monde, se continue, non avec de l’encre et le papier, mais sur les coeurs [...] La suite du Nouveau Testament s’écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l’histoire de l’action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s’exprime d’une manière vivante » (IX, 139-140).
C’est en effet la vie même du Christ qui se poursuit dans les âmes abandonnées : « Nous sommes dans les siècles de la foi. Le Saint-Esprit n’écrit plus d’évangile que dans les coeurs. Toutes les actions, tous les moments des saints sont l’évangile du Saint-Esprit. Les âmes saintes sont le papier, leurs souffrances et leurs actions sont l’encre. Le Saint-Esprit, par la plume de son action, écrit un évangile vivant. Et on ne pourra le lire qu’au jour de la gloire où, après être sorti de la presse de cette vie, on le publiera » (XI. 193). Alors apparaîtra la différence, typique du discours mystique et toujours soupçonnée d’illuminisme, entre deux types d’âmes : les âmes « qui vivent en Dieu » et celles « en qui Dieu
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vit » (II, 9) ; autrement dit, l’« âme dévote », d’une part, qui met sa confiance dans ses « pratiques » et ses progrès dans la vertu, et l’ « âme intérieure », d’autre part, l’âme d’abandon, qui « aime mieux s’égarer en s’abandonnant à [la] conduite [de l’Époux] qui la mène sans raison et sans ordre, que de s’assurer en prenant avec effort les routes marquées de la vertu » (XI, 178).
« Laisser faire Dieu et [faire] ce qu’il exige de nous, voilà l’Évangile, voilà l’Écriture générale et la loi commune. Voilà donc le facile, le clair, la propre action de tous les instruments divins. C’est l’unique secret de l’abandon, mais secret sans secret, art sans art. C’est la voie droite » (XI, 189-190). Le précepte peut sembler aisé à suivre dans le train de la vie ordinaire, conventuelle ou séculière. Alors, en effet, « le moment présent est toujours comme un ambassadeur qui déclare l’ordre de Dieu, le coeur prononce toujours le fiat » (IX, 146-147). Mais l’ordre de Dieu est loin d’avoir toujours cette évidence. Est-on tenu de le voir toujours à l’oeuvre lorsque se produit, dans la vie d’un individu, d’une communauté, d’une nation un événement ou un enchaînement d’événements qui semblent le contredire, insidieusement ou violemment ?
C’est à ce genre de situation que le traité consacre ses développements les plus insistants.
Comme si le climat habituel d’une vie d’abandon était l’obscurité de la foi. Le traité fait écho hardiment aux propos de l’Aréopagite sur la lumière divine qui ne se manifeste que comme ténèbres ou à ce que Jean de la Croix écrivait de la nuit : « Dieu est le centre de la foi, c’est un abîme de ténèbres qui, de ce fond, se répandent sur toutes les productions qui en sortent. Toutes ses paroles, toutes ses oeuvres ne sont pour ainsi dire que des rayons obscurs de ce soleil encore plus obscur. Nous ouvrons les yeux du corps pour voir le soleil et ses rayons, mais les yeux de notre âme, par lesquels nous voyons Dieu et ses ouvrages, sont des yeux fermés. Les ténèbres tiennent ici la place de la lumière, la connaissance est une ignorance et on voit en ne voyant pas. L’Écriture sainte est une parole obscure d’un Dieu encore plus obscur. Les événements du siècle sont des paroles obscures de ce même Dieu si caché et inconnu » (IX, 124).
Le traité présente de longues variations sur cette obscurité enveloppant l’âme abandonnée qui ne cherche que son Dieu : « La vie de la foi n’est qu’une poursuite continuelle de Dieu au travers de ce qui le déguise, le défigure, le détruit, pour ainsi dire, et l’anéantit » (IX, 122). Une image, celle de la tapisserie, illustre la conviction de l’auteur : «L’ouvrage [...] se fait à peu près comme les superbes tapisseries qui se travaillent point par point et à l’envers. L’ouvrier qui s’y emploie ne voit que son point et son aiguille, et tous ces points emplis successivement font des figures magnifiques qui ne paraissent que lorsque, toutes les parties étant
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achevées, on expose le beau côté au jour. Mais pendant le temps du travail, tout ce beau et merveilleux est dans l’obscurité [...] Plus [l’âme] s’applique à son petit ouvrage tout simple et tout caché, tout secret et tout méprisable qu’il est à l’extérieur, plus Dieu le diversifie. l’embellit, l’enrichit par la broderie et les couleurs qu’il y mêle » (VII, 102 et 106). Thérèse de Lisieux n’aurait pas désavoué ces lignes.
On entrevoit à quel point le traité de L’Abandon s’inscrit dans la continuité de la tradition mystique telle qu’elle avait pu s’exprimer encore publiquement au XVIIe siècle. On comprend surtout pourquoi les catholiques, ceux de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos contemporains, ont trouvé et trouvent dans ce petit traité les ressources nécessaires à leur vie spirituelle. S’y esquisse en effet une mystique pour temps de crise ; une crise qui s’était amorcée à l’aube des temps modernes et qui s’est accentuée tout au long du XXe siècle.
Le temps n’est plus où le monde était plein de Dieu et ne parlait que de lui. Pascal l’avait déjà compris : la preuve de l’existence de Dieu par l’harmonie de la nature et du cosmos n’a plus de prise sur les esprits forts. C’est dans l’« intérieur » désormais, dans le « château de l’âme » que Dieu se cache et se laisse rencontrer. dans l’expérience intérieure. Celui qui se découvre alors n’est plus le maître de l’espace ni de l’ordre social puisque ceux-ci sont désormais désenchantés. Il ne reste plus au Dieu caché que le temps — l’histoire, les événements. Mais, à partir de la Renaissance, le dessein de Dieu dans le cours des événements devient lui-même de moins en moins lisible : l’éclatement de l’Église d’Occident, le traumatisme des guerres de religions, plus tard la montée de « l’irréligion », la Révolution française, les combats autour de la laïcité, la séparation, en France, de l’Église et de l’État, les conflits mondiaux, les pestes rouge et brune, la marginalisation progressive de l’Église dans les sociétés modernes brouillent le sens et font de plus en plus appel aux yeux de la foi. Lorsque la présence de Dieu n’est plus lisible dans l’histoire, il ne reste plus à l’âme croyante, pour adhérer à lui, que l’instant présent : ce moment sans épaisseur et qui sans cesse échappe, mais où l’on peut adorer Celui qui ne se laisse jamais saisir (« Ne me touche pas ! ») et ne se montre que de dos. Si la représentation de Dieu comme « Providence » et la posture corrélative de l’« abandon » ont connu, à partir du xvir siècle, une importance croissante dans le discours religieux et spirituel, c’est justement parce que le visage traditionnel de Dieu providant se manifestait de moins en moins dans le cours des événements et relevait de plus en plus de la pure foi : c’est toujours l’absence qui fait parler.
Certes nos contemporains n’osent plus utiliser le mot Providence. L’éclipse de Dieu et l’effondrement des formes institutionnelles de la
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religion dans les sociétés démocratiques et technologiquement avancées deviennent décidément trop massifs et apparemment irréversibles. Mais cela n’empêche pas les croyants, au contraire, d’adhérer, au plus profond de leur coeur, au Dieu dont leur parle le traité de L’Abandon : un Dieu dont l’action n’est certes plus manifeste dans l’histoire des peuples ni dans celle des familles et des individus ; un Dieu qui ne se « transmet » plus. Mais un Dieu qui n’en est pas moins présent dans l’événement où il se cache, comme il semblait se cacher aux yeux du Christ en sa passion (figure privilégiée par le traité comme par la tradition mystique). Le Dieu de ces croyants-là n’est pas l’idole dont on a proclamé la mort. Leur Dieu, c’est un Dieu plus que jamais humble et mystérieux. Un Dieu qui invite à « laisser faire », à « lâcher prise », sans dispenser de s’engager dans la cité et dans l’ histoire.
Plus que jamais, il apparaît que mener une vie spirituelle ou mystique, ce n’est pas être en quête de sensations exquises, vivre de signes confondants ou d’états d’âme incommunicables. C’est vivre de la foi, croire à ce qu’on ne voit pas (Heb 11, 1). La foi pure comme autre nom de l’abandon : le traité en résume la portée dans ses dernières lignes : « Quand une âme a reçu cette intelligence de la foi, Dieu lui parle par toutes les créatures ; l’univers est pour elle une écriture vivante que le doigt de Dieu trace incessamment devant ses yeux. L’histoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte » (Xl, 198).
Cette édition suit le manuscrit dit de Montmirail, déjà publié par M. Olphe-Galliard et par J. Gagey. Elle diffère de leurs éditions, qui elles-mêmes diffèrent l’une de l’autre.
Le manuscrit est une copie. L’original a pu être composé dans la première moitié du XVIIIe siècle. Le titre qui lui a été donné ainsi que les deux Avis préliminaires ne sont évidemment pas dus à l’auteur. Il en va de même, sans doute, des titres attribués aux chapitres. Les Avis sont reproduits en annexe, avec la Table des matières.
L’écriture est parfaitement lisible. Quelques fautes de lecture sont manifestes.
L’orthographe du manuscrit est modernisée et corrigée, pour faciliter la lecture. L’usage du temps voulait par exemple qu’avec deux sujets le verbe restât au singulier ou qu’un adjectif commun à deux ou plusieurs noms ne s’accordât qu’avec le plus rapproché. Lorsque les corrections risquent d’affecter le sens de la phrase, la leçon du manuscrit est indiquée en note. On constate par ailleurs dans le manuscrit une tendance à la féminisation : on trouve des tournures au féminin là où l’on attend le masculin ou le neutre (on observe aussi parfois l’inverse). Cette tendance, commune aux manuscrits du temps, s’explique d’abord par le fait que les copistes étaient généralement des femmes. Par ailleurs, lorsqu’il est question de l’« âme », les auteurs comme les copistes passaient facilement d’un genre à l’autre, parfois au cours d’une même phrase, l’âme pouvant être masculine ou féminine. On ne saurait tirer de ces usages aucune conclusion définitive sur le sexe de l’auteur. Les tournures au féminin ont été maintenues dans le texte ou signalées en note, lorsqu’il ne s’agit pas d’étourderies manifestes (par exemple : « ils vivent cachées »).
La ponctuation aussi a été modernisée. Nous mettons
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aujourd’hui un point là où l’on mettait un point-virgule, deux points, voire une simple virgule.
Des alinéas interviennent plus souvent que dans le manuscrit. Le découpage en onze chapitres a été respecté. On a rectifié l’erreur de la copiste qui s’est trompée dans leur numérotation à partir du septième. La pagination du manuscrit est indiquée en marge du texte, pour faciliter les références.
Lorsque le texte semble corrompu, la correction apportée est signalée : une note fournit la leçon du manuscrit. Le rétablissement d’une omission est mis entre crochets, comme l’ajout d’un mot nécessaire pour éclairer le sens.
Les citations bibliques en latin suivent le texte de la Vulgate, parfois librement. Les références fournies par les notes renvoient à la Bible de Jérusalem.
La date de la rédaction de la copie est inconnue, antérieure en tout cas à la Révolution française. Le manuscrit est déposé aux archives des religieuses de Nazareth, 17 rue de Montléan, 51210 Montmirail.
Dieu parle encore aujourd’hui comme il 2 45 parlait autrefois à nos pères, lorsqu’il n’y avait ni directeur ni méthodes. Le moment de l’ordre de Dieu faisait toute la spiritualité. Elle n’était pas réduite en art qui l’expliquât d’une manière si sublime et si détaillée et qui en renfermât tant de préceptes et d’instructions, de maximes. Nos besoins présents l’exigent sans doute. Il n’en était pas ainsi des premiers âges où l’on avait plus de droiture et de simplicité. On y savait seulement que chaque moment amène un devoir qu’il faut remplir avec fidélité. C’en était assez pour les spirituels d’alors, toute leur attention s’y concentrait successivement. Semblable à l’aiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à l’espace qu’elle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par l’impulsion divine, 3 se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui, selon Dieu, s’offrait à chaque heure du jour.
Tels étaient les ressorts cachés de toute la
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conduite de Marie, la plus simple et la plus abandonnée des créatures. La réponse qu’elle fit à l’ange, quand elle se contenta de lui dire : fiat mihi secundum verbum /1, rendait toute la théologie mystique de ses ancêtres. Tout s’y réduisait comme à présent au plus pur et au plus simple abandon de l’âme à la volonté de Dieu, sous quelque forme 2 qu’elle se présentait. Cette haute et belle disposition, qui faisait tout le fond de l’âme de Marie, éclate admirablement dans cette parole toute simple : fiat mihi. Remarquez qu’elle s’accorde parfaitement avec celle que notre Seigneur veut que nous ayons sans cesse à la bouche et au coeur : fiat voluntas tua /3. Il est vrai que ce qu’on exigeait de Marie dans ce 4 moment célèbre était bien glorieux pour elle, mais tout l’éclat de cette gloire n’eût point fait d’impression sur elle si la volonté de Dieu, seule capable de la toucher, n’y eût arrêté ses regards. C’était cette divine volonté qui la réglait en tout. Que ses occupations fussent communes ou relevées, ce n’étaient à ses yeux que des ombres plus ou moins brillantes dans lesquelles elle trouvait également et de quoi glorifier Dieu et reconnaître les opérations du Tout-puissant. Son esprit ravi de joie regardait tout ce qu’elle avait à faire ou à souffrir à chaque moment comme un don de cette main qui remplit de biens un coeur
1. « Qu’il m’advienne selon ta parole » (Luc 1. 38).
2. Ms : qu’elle forme.
3.« Que ta volonté soit faite. »
qui ne se nourrit que de lui, et non de l’espèce /4 et de l’apparence créées.
La vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre et cette ombre n’était que ce que chaque moment présentait de devoir, d’attraits et de croix. Ce ne sont là, en effet, que des ombres comme celles 5 à qui nous donnons ce nom dans l’ordre de la nature et qui se répandent sur des objets sensibles, comme un voile qui nous les cache. Celles-ci, dans l’ordre moral et surnaturel, sous leurs obscures apparences, recèlent la vérité du divin vouloir qui seule y mérite notre attention. Ainsi Marie se trouvait-elle toujours disposée. Aussi ces ombres, s’écoulant sur ses facultés, bien loin de lui faire illusion, remplissaient sa foi de celui qui est toujours le même. Retirez-vous, archange, vous êtes une ombre, votre moment vole et vous disparaissez. Marie vous passe et va toujours en avant, vous êtes désormais loin d’elle. Mais l’Esprit Saint, qui vient de la pénétrer, sous ce sensible, de cette mission, ne l’abandonnera jamais.
Il y a peu de cet extraordinaire apparent dans la Sainte Vierge ; au moins, ce n’est pas ce que l’Écriture y fait remarquer. Sa vie est représentée 6 très simple et commune à l’extérieur. Elle fait et souffre ce que font et souffrent les personnes de son état. Elle va visiter sa cousine Élisabeth, les autres parents y vont aussi comme elle. Marie va
4/. Le mot espèces (généralement au pluriel) désignait, dans la philosophie ancienne, l’apparence des objets, perçue par les sens et transmise à l’intelligence. En ce sens : 37, 51, 59, 82, 86.
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se faire inscrire à Bethléem, les autres y vont aussi. Elle se retire dans une étable, c’est une suite de sa pauvreté. Elle retourne à Nazareth, la persécution d’Hérode l’en avait éloignée.
Jésus et Joseph y vivaient de leur travail avec elle : voilà le pain quotidien de la sainte Famille. Mais de quel pain se nourrit la foi de Marie et de Joseph ? Quel est le sacrement de leurs sacrés moments ? Qu’y /5 découvrent-ils sous l’apparence commune des événements qui les remplissent ? Ce qu’il y a de visible est semblable à ce qui arrive au reste des hommes, mais l’invisible que la foi y découvre et démêle, ce n’est rien de moins que Dieu opérant de très grandes choses. Ô pain des anges, manne céleste, perle évangélique, sacrement du moment présent ! tu donnes 7 Dieu sous des apparences aussi viles que l’étable, la crèche, le foin, la paille. Mais à qui te donnes-tu ? Esurientes reples bonis /6 : Dieu se révèle aux petits dans les plus petites choses, et les grands ne s’attachent qu’à l’écorce, ne le découvrant pas même dans les grandes.
Mais quel est le secret de trouver ce trésor, ce grain de moutarde, cette drachme /7 ? Il n’y en a point. Ce trésor est partout, il s’offre à nous en tout temps, en tout lieu, comme Dieu. Toutes les créatures amies et ennemies le versent à pleines mains et le B font couler par toutes les facultés de nos corps et de nos âmes jusqu’au centre de nos
5. Ms : Qui.
6. «Tu combles de biens les affamés » (cf. Luc 1, 53).
7. Cf. Matthieu 13, 31 et Luc 15, 6.
8. Ms: la.
coeurs : ouvrons notre bouche et elle sera remplie /9. L’action divine inonde l’univers, elle pénètre toutes les créatures, elle les surnage. Partout où elles sont, elle y est. Elle les devance, elle les accompagne, elle les suit. Il n’y a qu’à se laisser emporter à ses ondes. Plût à Dieu que les rois et leurs ministres, les princes de l’Église et du monde, les prêtres, les soldats, les bourgeois, etc., en un mot tous les hommes connussent combien il leur serait facile d’arriver à une 8 éminente sainteté ! Il ne s’agit pour eux que de remplir fidèlement les simples devoirs du christianisme et de leur état, d’embrasser avec soumission les croix qui s’y trouvent attachées et de se soumettre à l’ordre de la providence pour tout ce qui se présente à faire et à souffrir incessamment sans qu’ils le cherchent. C’est là cette spiritualité qui a sanctifié les Patriarches et les Prophètes avant qu’on y eût mis tant de façons et qu’il y eût tant de maîtres. C’est là la spiritualité de tous les âges et de tous les états, qui ne peuvent être assurément sanctifiés d’une manière plus haute, plus extraordinaire et en même temps plus aisée que par le simple usage de ce que Dieu, l’unique directeur des âmes, leur donne à chaque moment de faire ou à souffrir, soit pour obéir aux lois de l’Église ou à celles du prince. Si cela était, les prêtres ne seraient guère nécessaires que pour les sacrements, on se passerait d’eux pour tout le reste que l’on trouverait sous 9 sa main à tout moment. Et les âmes simples, qui ne se donnent point de relâche pour consulter sur
9/. Cf. « Ouvre ta bouche et je l’emplirai » (Psaume 81, 11).
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les moyens d’aller à Dieu. seraient délivrées des pesants et dangereux fardeaux que ceux d’entre eux qui se plaisent à les maîtriser leur imposent sans nécessité.
Il y a un temps auquel l’âme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l’âme. Ce qui est propre à l’un de ces temps est contraire à l’autre. Lorsque Dieu vit en l’âme, elle doit s’abandonner totalement à sa providence. Lorsque l’âme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut s’aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, 10 jusqu’aux heures de parler, tout est réglé.
Quand Dieu vit dans l’âme, elle n’a plus rien comme d’elle-même. Elle n’a que ce que lui
1/. Dans le discours mystique. le mot « passiveté » désigne la docilité de l’âme purifiée et unie à Dieu. Il est l’écho du divina pati de Denys l’Aréopagite (« pâtir les choses divines »). Au cours du XVIe siècle, le mot prit progressivement, dans la langue courante, son sens moderne, péjorativement connoté : aboulie, absence d’initiative (connotations évidemment absentes de l’usage mystique). La forme mème du mot s’altéra en « passivité ». Il est remarquable que le manuscrit ait conservé la forme ancienne.
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donne au moment le principe qui l’anime : point de provisions, plus de chemins tracés. C’est comme un enfant qu’on mène où l’on veut et qui n’a que le seul sentiment /2 pour distinguer les choses qu’on lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme, assez souvent elle est privée de directeur arrêté. Dieu la laisse sans autre appui que lui seul. Sa demeure est dans les ténèbres, l’oubli, l’abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude qu’on vienne l’assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu, qui ne trouve point dans son épouse de plus pure disposition que cette totale démission de tout ce qu’elle est pour n’être que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d’elle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon ; et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaît, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, n’en admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner, pour ne vivre que par lui.
Les autres entreprennent pour la gloire de Dieu une infinité de choses. Celle-ci souvent est dans un coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne s’avise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures,
2/. Au sens ancien de faculté de sentir, d’éprouver, de percevoir.
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mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement. Elle ne sait que se laisser et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu’il connaît. Souvent, elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien. Les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement. Il n’en est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes souvent qui n’y pensent point et 12 auxquelles elle ne pense pas.
Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires. Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes. Et, comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu’elles y pensent, aussi servent-elles de soutien de direction à plusieurs âmes, sans qu’il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C’est Dieu qui opère en elles, mais par mouvement imprévu et souvent inconnu, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autresii /3. Entre elles et lui, il y a cette différence que souvent elles ne sentent point l’écoulement de cette vertu et même qu’elles n’y contribuent point par coopération. C’est comme
3/. Cf. Luc 6, 19 et 8, 46.
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un baume caché que l’on sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.
L’état auquel celui de ces âmes me paraît ressembler davantage, c’est l’état de Jésus et de la sainte Vierge et de saint Joseph. C’est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté continuelle pour être et agir, mû par ce bon plaisir de Dieu /4 dont il est ici question /5. Ce qu’il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d’aventure. Je l’appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser, laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée /6. Je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans [la dépendance] de l’autre [volonté] que je nomme de pure providence /7. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n’offre cependant rien que de commun et de fort ordinaire.iii Elles remplissent les devoirs de
4. Ms : être, agir et mû par ce bon plaisir de Dieu.
5. L’« état » ainsi défini est donc à entendre, comme souvent dans le traité, en son sens spirituel, consacré par Bérulle : « état d’abandon », par exemple. Mais le mot a aussi, bien souvent, le sens ancien de « condition sociale », « métier », comme dans les expressions : « état de vie », « devoir d’état ».
6. Cette distinction capitale, en Dieu, entre sa « volonté de bon plaisir » ou « de providence » (qui se manifeste dans les événements, de manière voilée) et, d’autre part, sa « volonté signifiée » (qui se manifeste explicitement dans ses commandements et dans le devoir d’état) est reprise de François de Sales (Traité de l’amour de Dieu, livres 8 et 9).
7. Ms : sont par état dans l’état de l’autre que Je nonune de pure providence.
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la religion et de leur état, les autres en font 14 autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier : elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. C’est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses d’elles-mêmes par la soumission habituelle de leurs coeurs. Cette volonté, dis-je, soit qu’elles y coopèrent expressément, soit qu’elles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.
Il n’y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, elles sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux soins composés, aux réflexions et conduites industrieuses. On ne peut s’en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps 15 et d’esprit, d’imagination, de passions. Elles ne s’avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent coeur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes.iv On ne voit rien en elles de ce que la culture, l’étude, la réflexion donnent à l’homme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d’avoir passé par les mains des maîtres chargés de les former. L’on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux : c’est que Dieu ôte tout à ces âmes, hors l’innocence, pour
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qu’elles n’aient que lui seul. Le monde, qui ignore ce mystère, n’en juge que selon les apparences. Aussi n’y trouve-t-il rien de ce qu’il goûte et estime. [Il] les rebute et méprise. Elles sont même comme en butte à tous. Plus on les voit de près, moins on s’y fait, plus on se sent 16 d’oppositions pour elles. On ne sait qu’en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant à leur faveur/8. Mais, au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité : on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière et, comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu’elles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage.v Unies simplement à Dieu par la foi et l’amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre, ce qui les prévient 9 d’autant plus lorsqu’elles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d’ailleurs de s’assujettir aux règles et aux méthodes, n’offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions. Alors la vue d’elles-mêmes les couvre de confu-17sion et leur est insupportable. C’est là ce qui tire du fond de leur coeur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l’excès de la douleur et de l’affliction dont elles sont remplies.
8/. En leur faveur.
9/. Contre elles-mêmes.
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Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme et, comme Dieu, plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d’ Hérode et de sa cour.
Il me semble qu’il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d’abandon ne peuvent pas, comme les autres, s’occuper de désirs, de recherches, de soins ; se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines méthodiques manières ou plans concertés de parler, d’agir, de lire. Cela supposerait qu’elles pourraient encore disposer d’elles-mêmes.vi C’est ce qu’exclut par lui-même l’état d’abandon où elles se trouvent. Cet état en 18 est un où l’on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur l’emploi de ses moments et sur tous les rapports qu’il peut y avoir. Il ne reste qu’un seul désir à remplir, c’est d’avoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître qu’on s’est donné, et d’être sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et l’exécuter sur-le-champ. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui n’est auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres qu’il lui plaît [de] lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires, qu’il doit abandonner afin d’être tout à son maître à tous les moments.
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Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se 19 contenter d’aimer en paix le Dieu [qui] les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion 10, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s’il n’y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert, où l’âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n’étant occupée que de ce qu’il veut d’elle. Tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la providence.
Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et n’opère qu’autant que l’opération intime de Dieu l’occupe passivement en elle-même ou l’applique à l’extérieur. Cette application intérieure est accompagnée de sa part d’une
10. Dans la tradition spirituelle, le mot réflexion a d’abord un sens théologique. Il désigne le retour sur soi, la recherche de soi et de son intérêt propre (amor sui, amour de soi, « amour propre ») qui s’attache à tout acte humain depuis le péché originel. « Incurvation » de l’être sur lui-même, disait saint Bernard. La « réflexion » fait obstacle à la pureté de l’amour, à son désintéressement. Comme telle, elle s’oppose à la sortie de soi, à la spontanéité et à la « simplicité » requises pour l’« abandon ». Au cours du XVIIe siècle, le mot réflexion a été progressivement contaminé, dans la littérature spirituelle, par son sens moderne, psychologique : retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner plus à fond une idée, une situation, un problème (dictionnaire Robert). L’usage du mot, dans ce présent traité témoigne de ce glissement de sens, typique de la « laïcisation » des esprits. Le sens théologique traditionnel reste habituellement perceptible, en arrière-fond, comme ici. En tout état de cause, l’auteur n’invite pas à l’absurdité qui consisterait à cesser de penser !
coopération libre et active, mais infuse et mystique. C’est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu’il faut pour agir s’il l’ordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses 20 efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelqu’un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service pénétrait " aussitôt dans cet ami et, sous son apparence, faisait le chemin par sa propre activité, en sorte qu’il ne reste à cet ami que la volonté de marcher, tandis qu’il marcherait par cette voie étrangère. Cette marche serait libre, puisqu’elle serait une suite de la détermination libre de l’ami pour qui l’on en ferait les frais. Elle serait active, puisque ce serait une marche réelle. Elle serait infuse, puisqu’elle se ferait sans action propre. Elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.
Mais, pour revenir à l’espèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire, remarquez qu’elle est toute différente de la soumission qu’on a à ses obligations : l’action par laquelle on les remplit n’est ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on l’entend 21 communément. Ainsi l’obéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de l’abandon et de la passiveté. On [n’]y met rien du sien, hors l’habitude d’une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès qu’il est entre les mains de l’ouvrier : il sert à tous les usages auxquels
11/. Ms : se pénétrait.
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s’étendent sa nature et sa qualité. Au contraire, l’obéissance que l’on rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans l’état commun de vigilance, de soins, d’attentions, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires.
On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que l’amour et l’obéissance au devoir présent, car en ce point l’âme agira éternellement. Cet amour de l’âme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait obligation perpétuelle. Elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement 22 dans ces dispositions où il la met, ce qu’elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien d’extraordinaire.
Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme. Loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états C’est une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans s’écarter ni à droite ni à gauche, et sans s’occuper de ce qui l’excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon. En un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste, où elle ne met rien du sien que d’attendre en paix la motion divine.
Rien n’est plus assuré que cette voie simple, comme il n’y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à l’erreur et illusion : on y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du 23 christianisme, on fréquente les sacrements, on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde, on obéit aux supérieurs, les devoirs de l’état sont remplis, la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon, car personne n’est plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s’acquitter de toutes leurs obligations.
S’il en est de la sorte, comment se peut-il qu’elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaire, c’est qu’après s’être acquittées comme les autres chrétiens de ce qu’exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont l’Église ne fait aucune obligation. Et, si elles ne s’y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l’illusion. Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l’Église et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres 24 affaires de la vie civile, est-il donc dans l’erreur ? On ne s’avise pas de l’en accuser, ni même de l’en soupçonner. Que l’on s’accorde donc avec soi-même et, tandis qu’on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même (ou, s’il les connaît, il ne marque que de l’indifférence). La
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prévention va jusqu’à assurer, malgré tout, que cette âme s’abuse, se trompe parce qu’après s’être soumise à tout ce que l’Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacle aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l’oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu’elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles. N’est-ce pas là 25 une injustice criante ? L’on ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu’un se tienne dans le rang et train communs, qu’il se confesse une fois l’an, on n’en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l’exhorter dans l’occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu’on l’accable de maximes, de conduites, de méthodes et, s’il ne se lie et ne s’engage à ce que l’art de la piété a établi, s’il ne le suit constamment, voilà qui est fait : l’on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte.vii Ignore-t-on que ces pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu’on les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l’union divine ? Veut-on donc que l’on soit dans la route, tandis que l’on est au terme ?
Voilà cependant ce que l’on exige de l’âme pour qui l’on craint l’illusion. Cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les 26 suivit fidèlement. Vainement aujourd’hui l’efforcerait-on à s’y tenir assujettie. Depuis que Dieu,
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touché des efforts qu’elle fit pour s’avancer par ce secours, est venu comme au-devant d’elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée, depuis qu’elle est arrivée dans cette belle région où l’on ne respire qu’abandon et où l’on commence à posséder Dieu par amour, depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries, s’est rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus qu’une route qu’elle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc qu’elle reprenne ces méthodes ou qu’elle continue à les suivre, c’est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui l’y a conduite.
Mais on perdra son temps et sa peine. Si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de tout ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans s’ébranler aucunement dans cette paix intime où s’exerce si avan27tageusement son amour. C’est là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu’elle suivra toujours. Elle y marchera constamment et, au moment présent, tous ses devoirs y sont marqués. En suivant l’ordre de cette ligne à mesure qu’ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement. Pour tout le reste, elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir au mouvement de la grâce dès qu’il se fera sentir, et à s’abandonner aux soins de la providence.
Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on [n’]arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs. Et ce n’est guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne par quelque événement ceux que l’on a, que 12 l’on vient à en manquer. Alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la providence, sans qu’on y pense ensuite. De temps à autre, on rencontrera des personnes pour lesquelles, sans les connaître et sans savoir d’où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation. C’est une marque qu’il veut s’en servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d’une manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis qu’on leur donne. Mais, au défaut de ce secours, elles s’en tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur. Ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu’elles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusqu’à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout. Elles sont enlevées de ce monde après qu’elles ont marché dans l’abandon à sa conduite.
12. Ms : ceux que l’on a, ce qui fait que.
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Qu’il faut être dégagé de tout ce que l’on sent 29 et de ce que l’on fait pour marcher dans cette voie où l’on ne subsiste qu’en Dieu et dans le devoir présent ! Toutes les vues qui sont au-delà doivent être retranchées, il faut se borner au moment présent sans penser à celui qui l’a précédé ni à celui qui doit le suivre. Je suppose la loi de Dieu toujours à couvert, un je ne sais quoi vous fera dire : « J’ai présentement affection à cette personne, à ce livre, à recevoir ou à donner cet avis, former telles plaintes, à m’ouvrir à cette âme ou à recevoir ses sentiments, à donner telle chose ou à la faire. » Il faut suivre ce qui se présente par impression de grâce, sans se soutenir un seul moment par ses réflexions, ses raisonnements, ses efforts. Il faut être aux choses pour le moment que Dieu y lie, sans s’y engager par soi-même. La volonté de Dieu nous est appliquée, puisque c’est lui qui vit en nous dans l’état dont il est ici question. [Elle]
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doit nous tenir lieu absolument de tous nos soutiens ordinaires.
30 Chaque moment nous oblige à chaque vertu. L’âme abandonnée y est fidèle, de façon que ce qu’elle a lu ou entendu lui est si présent que le novice le plus mortifié n’en remplit pas mieux les devoirs. C’est pour cela que ces âmes sont portées tantôt à une lecture et tantôt à une autre, ou bien à faire cette remarque, cette réflexion sur le plus petit événement. Dieu, dans un moment, leur donne l’attrait de s’instruire de ce qui, dans un autre, les soutiendra dans la pratique des vertus.
Dans tout ce que font ces âmes, elles ne sentent que l’attrait de le faire sans savoir pourquoi. Tout ce qu’elles peuvent dire se réduit à ceci : « Je me sens porté à croire, à lire, à demander, à regarder cela. Je suis cet attrait, et Dieu, qui me le donne, fait dans mes puissances un fonds et une réserve de ces choses particulières pour être dans la suite l’instrument d’autres attraits qui m’en donneront l’usage pour mon intérêt et celui des autres. » Voilà ce qui oblige ces âmes d’être simples, douces, souples et mobiles aux moindres zéphyrs de ces impul-31sions presque imperceptibles. Dieu, qui les possède, a droit de les appliquer à toutes choses pour sa gloire. Si elles voulaient, par les règles de l’état des âmes qui vivent par effort et industries, résister à ces attraits, elles se priveraient de mille choses nécessaires pour remplir les devoirs des moments futurs. Mais comme on ignore cela, on les juge, on les blâme dans leur simplicité, et elles, qui ne blâment personne, qui approuvent tous les états, qui savent si bien en marquer tous les degrés et les progrès, se voient méprisées par les faux sages qui ne peuvent goûter cette douce et cordiale soumission aux ordres de la providence.
Les sages du monde pouvaient-ils approuver cette perpétuelle instabilité des Apôtres qui ne pouvaient se fixer nulle part ? Les spirituels du commun ne peuvent aussi souffrir les âmes qui dépendent ainsi de la providence pour leur moment. Il n’y a que quelques âmes de leur état qui les approuvent. Et Dieu, qui instruit les hommes par les hommes, ne manque jamais d’en [faire] rencontrer de cette nature à ceux qui sont simples et fidèles à leur abandon.
I1 y a un temps où Dieu veut être à l’âme sa vie et faire sa perfection par lui-même et d’une 32 manière secrète et inconnue. Alors toutes les idées propres, les lumières, les industries, les recherches, les raisonnements sont une source d’illusions. Et quand l’âme, après plusieurs expériences de folie où la conduit sa propriété/1, en reconnaît enfin l’inutilité, elle découvre que Dieu a caché et confondu tous les canaux pour lui faire trouver la vie en lui-même. Alors, convaincue de son néant et que tout ce qu’elle peut tirer de son fonds lui est préjudiciable, elle s’abandonne à Dieu pour n’avoir rien que lui, de lui et par lui. Dieu devient donc pour elle une source de vie, non par idée, par lumière ou réflexions (tout cela n’est plus en elle qu’une source d’illusions). Il l’est par effet et par réalité
1/. Son sens propre, son amour propre.
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de grâces cachées sous les apparences de déguisement. L’opération divine n’étant pas connue de l’âme, elle en reçoit la vertu, la substance, le réel par mille sortes de circonstances qu’elle croit être sa ruine. Il n’y a point de remède à 33 cette obscurité, il faut s’y laisser enfoncer : Dieu s’y donne et toutes choses en foi. L’âme n’est plus qu’un sujet aveugle ou, si l’on veut, elle est semblable à un malade qui ignore la vertu des remèdes : il n’en ressent que l’amertume, il s’imagine souvent qu’ils vont lui donner la mort, les crises et faiblesses en étant des apparences qui semblent justifier ses craintes. Cependant c’est sous cette apparence de mort qu’il reçoit la santéviii, et il les prend sur la parole du médecin qui les lui présente.
Autrefois l’âme, par idées et par lumières, voyait ce qui faisait le plan de sa perfection. Ce n’est plus cela dans son état présent. La perfection se donne à elle contre toute idée, toute lumière et tout sentiment. Elle se donne par toutes les croix de providence, par les actions du devoir présent, par de certains attraits qui n’ont rien de bon que de ne point porter au péché, mais qui semblent tout à fait éloignés du sublime éclatant et de l’extraordinaire de la vertu. Dans ces croix qui se succèdent par moment, Dieu caché 34 et voilé se donne avec sa grâce d’une façon très inconnue. Car l’âme ne sent que faiblesse à porter ses croix, que dégoûts de ses obligations, et ses attraits ne la portent qu’à des exercices très communs. Toute la sainteté idéale ne lui est que reproches intérieurs de ses dispositions basses et méprisables. Tous les livres de la vie des saints la condamnent, elle ne sent rien pour se défendre. Elle voit une sainteté en lumières qui la désole, car elle n’a plus de force pour s’y élever, et elle ne sent pas sa faiblesse comme ordre divin, mais comme lâcheté. Tout ce qu’elle a d’amis et de personnes distinguées par l’éclat de leurs vertus ou la sublimité de leurs spéculations ne la regardent qu’avec mépris : « Quelle sainte ! », dit-on. Et l’âme, le croyant ainsi, confuse de tant d’efforts inutiles qu’elle a faits pour s’élever de cette bassesse, est rassasiée d’opprobre sans avoir rien à répondre, ni à elle, ni aux autres.
Elle sent cependant un poids foncier qui l’occupe de Dieu et lui dit insensiblement que tout ira bien pourvu qu’elle le laisse faire et ne vive que de la foi. « Vraiment, dit Jacob, Dieu 35 est en ce lieu et je n’en savais rien ! /2 » Vous cherchez Dieu, chère âme, et il est partout, tout vous l’annonce, tout vous le donne, il a passé à côté, autour, au-dedans, au travers de vous. Il y demeure et vous le cherchez ? Ah ! vous cherchez l’idée de Dieu avec sa substance, vous cherchez la perfection, et elle est dans tout ce qui se présente à vous de soi-même. Vos souffrances, vos actions, vos attraits sont des énigmes sous lesquelles Dieu se donne à vous pour soi-même, pendant que vous tendez vainement à des idées sublimes dont il ne veut point se revêtir pour se loger chez vous. Marthe cherche à contenter Jésus par de beaux apprêts /3
2. Genèse 28, 16.
3. Luc 10, 40.
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et Madeleine se contente de Jésus comme il lui plaît de se présenter à elle /4. Jésus trompe même Madeleine : il se présente sous la figure d’un jardinier, et Madeleine le cherche sous l’apparence de l’idée qu’elle s’en formait. Les Apôtres voient Jésus, et ils le prennent pour un fantôme. Dieu se déguise donc à l’âme pour l’élever à la pure foi qui le trouve en lui-même sous /5 toutes 36 sortes d’énigmes, car, quand elle sait le secret de Dieu, il a beau se déguiser, elle dit : « Le voilà derrière la muraille, il regarde au travers des treillis et par les fenêtres » /6. Ô divin amour, cachez-vous, sautez, bondissez de souffrance, appliquez par attraits d’obligations, composez, mêlez, confondez, rompez comme des fils toutes les idées et toutes les mesures de l’âme ! Qu’elle perde terre, qu’elle ne sente et n’aperçoive plus ni chemins, ni voies, ni sentiers, ni lumières ! Qu’après vous avoir trouvé dans vos demeures et vos vêtements ordinaires, dans le repos de la solitude, dans l’oraison, dans l’assujettissement à telles et telles pratiques, dans les souffrances, dans les soulagements donnés au prochain, dans la fuite des conversations, des affaires ; qu’après avoir tenté toutes les manières et tous les moyens connus de vous plaire, elle demeure courte, ne vous voyant plus en rien de tout cela comme autrefois ! Mais que l’inutilité de tous ses efforts la conduise enfin à laisser tout, désormais, pour vous trouver en vous-même, et
4. Jean 20, 14-16.
5. Ms: sans.
6. Cantique 2, 8-9.
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partout ensuite, en tout, sans distinction ni réflexion. Car, ô divin amour, quelle erreur de ne pas vous voir dans tout ce qui est de bon et en toutes les créatures ! Pourquoi donc vous 37 chercher en d’autres que dans celles dans lesquelles vous voulez vous donner ? Quoi, divin amour ? vous cherche-t-on sous d’autres espèces que celles que vous avez choisies pour vos sacrements ? Et leur peu d’apparence et de réalité ne sert-il /7 pas au mérite de l’obéissance et de la foi ?
7. Ms : sert-elle.
Qu’il y a de grandes vérités dans cet état qui sont cachées ! Qu’il est vrai que toutes croix, toutes actions, tout attrait de l’ordre de Dieu donnent Dieu d’une façon qui ne peut mieux s’expliquer que par la comparaison avec le plus auguste mystère' ! Qu’il est vrai, par conséquent, que la vie la plus sainte est mystérieuse dans sa simplicité et sa bassesse apparente ! Ô festin ! Ô fête perpétuelle ! Un Dieu toujours donné et toujours reçu, non dans l’éclat, le sublime, le lumineux, mais [dans] ce qu’il y a d’infirme, de folie, de néant ! Dieu choisit ce que 38 l’esprit naturel réprouve et tout ce que la providence humaine délaisse : Dieu en fait des mystères et se donne aux âmes autant qu’elles croient l’y trouver'.
Le large, le solide et la pierre ferme ne se trouvent donc que dans cette vaste étendue de la
I. L’Eucharistie.
2. Ms : s’y trouver.
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volonté divine qui se présente sans cesse sous le voile des croix et des actions les plus ordinaires. Et c’est donc sous leurs ombres que Dieu cache sa main pour nous tenir et nous porter. Cette vue doit suffire à une âme pour la porter [à] ce sublime abandon. Et la voilà dès lors à couvert de la contradiction des langues, car elle n’a plus rien à dire ni à faire pour sa défense. Puisque l’ouvrage est de Dieu, il ne faut point en aller chercher ailleurs la justification. Ses effets et ses suites le justifieront assez, il n’y a qu’à le laisser s’y développer. Dies diei eructat/3. Quand on ne va plus par ses idées, il ne faut plus se défendre par des paroles. Nos paroles ne peuvent rendre que nos idées. Où l’on ne suppose point d’idées, point de paroles ! À quoi serviront-elles ? À rendre raison de ce que l’on a fait ? Mais on l’ignore, cette raison, puisqu’elle s’est cachée
39 dans le principe qui a fait agir et dont on [n’]a senti que l’impression d’une manière ineffable. Il faut donc laisser au moment soutenir la cause de l’autre moment. Tout se soutient dans cet enchaînement divin, tout est ferme et solide, et la raison de ce qui précède se voit par effet dans ce qui suit. Ce n’est plus une vie de pensées, une vie d’imaginations, une vie de paroles multipliées, ce n’est plus tout cela qui occupe l’âme, qui la nourrit, qui l’entretient. Elle ne va plus, elle ne se soutient plus par tout cela. Elle ne voit plus, elle ne prévoit plus où elle marchera, elle ne s’aide plus de réflexions pour s’animer à la fatigue et soutenir les incommodités du chemin,
3/. « Le jour au jour l’annonce » (Psaume 19, 3).
tout se passe dans le sentiment le plus intime de sa faiblesse. La route s’ouvre-t-elle sous ses pas, elle s’y engage, elle y marche sans hésiter. Elle est pure, sainte, simple et vraie, marche dans la droite ligne des commandements de Dieu, c’est une pure adhérence à Dieu même qu’elle trouve sans cesse dans tous les points de cette ligne. On ne s’amuse plus à le chercher dans les livres, dans les questions infinies et dans les sollicitudes intérieures, on laisse le papier et les disputes, et Dieu se donne à l’âme et vient la trouver. Elle ao ne cherche plus de chemin et la voie qui y conduit. Dieu lui-même lui fraie le chemin. À mesure qu’elle avance, elle le trouve tracé et tout battu. Tout ce qui lui reste à faire, c’est de se tenir ferme pour saisir Dieu qui s’offre directement à elle à chaque pas et à chaque moment, dans les divers objets qu’elle trouve sur son passage, et qui ne cessent de se présenter successivement.
L’âme n’a donc plus qu’à recevoir l’éternité divine dans l’écoulement des ombres du temps. Ces ombres varient, mais l’Éternel qu’elles cachent est toujours le même. Elle ne doit plus s’attacher à rien, mais, se jetant à corps perdu dans le sein de la providence, suivre constamment l’amour par la voie des croix, des devoirs signifiés et des attraits non suspects.
Que cette voie est claire et lumineuse ! Je ne crains pas de la défendre et de l’enseigner nettement. Je vois que tout le monde me comprend quand je dis que tout l’ouvrage de notre sanctification consiste à recevoir de moment en moment
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toutes les peines et devoirs de l’état comme des voiles qui cachent et donnent Dieu.
Dans l’abandon, l’unique règle est le moment présent. L’âme y est légère comme une plume, fluide comme l’eau, simple comme l’enfant. Elle y est mobile comme une boule pour recevoir et suivre toutes les impressions de la grâce. Ces âmes n’ont [pas] plus de consistance et de raideur qu’un métal fondu. Comme celui-ci prend tous les traits du moule où on le fait couler, ces âmes se plient et s’ajustent aussi facilement à toutes les formes que Dieu veut leur donner. En un mot, leur disposition ressemble à celle de l’air qui se prête à tout souffle et qui se configure à tout.
Une remarque importante qu’il y a ici à faire, c’est que dans cet état d’abandon, dans cette voie de foi, tout ce qui se passe dans l’âme, dans le corps, dans les affaires et divers événements, offre une apparence de mort qui ne doit pas étonner. Que voulez-vous ? c’est le caractère de cet état ! Dieu a ses desseins sur les âmes et, sous ces voiles obscurs, il les exécute' très heureusement. Sous ce nom de voiles j’entends 42 les mauvais succès, les infirmités corporelles, les faiblesses spirituelles. Entre les mains de Dieu, tout réussit, tout se tourne à bien. C’est par ces choses qui désolent la nature qu’il ménage et qu’il prépare l’accomplissement de ses plus hauts desseins. Omnia cooperantur in bonum iis qui secundum propositum vocati sunt sancti /5. I1 opère la vie sous les ombres. Ainsi, quand les sens sont effrayés, la foi, qui prend tout en bonne part et tout pour le meilleur, est pleine de courage et d’assurance.
Comme on sait que l’action divine comprend tout, conduit tout, fait tout (hors le péché), il est du devoir de la foi de l’adorer en tout, de l’aimer et la recevoir à bras ouverts. Il faut s’y porter avec un air plein de joie, de confiance, s’élevant en toutes choses au-dessus des apparences, qui ne sont de nature qu’à faire triompher la foi. Ce moyen, je vous le donne, d’honorer Dieu et de le traiter en Dieu.
Vivre de la foi, c’est donc vivre de joie, d’assurance, de certitude, de confiance en tout ce qu’il faut faire et souffrir à chaque moment par l’ordre de Dieu, quelque secret qu’il paraisse dans cette conduite. C’est pour animer et entre- 43 tenir cette vie de foi que Dieu fait rouler l’âme et l’entraîne dans les flots tumultueux de tant de peines, de troubles, d’embarras, de langueurs, de renversements. Car il faut de la foi pour trouver Dieu en tout cela. Cette vie divine qui ne s’y voit et ne s’y sent pas, s’y donne 6 à tout moment d’une manière inconnue, mais très certaine. L’apparence de la mort dans le corps, de la damnation dans l’âme, du bouleversement dans les affaires sont l’aliment et le soutien de la foi. Elle perce à travers tout cela et vient s’appuyer
4. Ms : qu’il les exécute.
5. « Tout conspire au bien de ceux qui, selon son dessein, ont été appelés à la sainteté » (Romains 8, 28).
6. Ms : ne s’y sent pas, mais s’y donne.
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sur la main de Dieu qui lui donne la vie partout où ne s’offre point la vue du péché évident. Il faut qu’une âme de foi marche toujours en assurance, prenant tout pour voile et déguisement de Dieu dont la présence plus intime ébranle, effraie les facultés.
Il n’y a rien de plus généreux qu’un coeur qui a la foi, qui ne voit que vie divine dans les travaux et les périls les plus mortels. Quand il faudrait avaler le poison, marcher à une brèche, servir d’esclave à des pestiférés, on trouve en tout cela une plénitude de vie divine qui ne se 44 donne pas seulement goutte à goutte, mais qui, dans un instant, inonde l’âme et l’engloutit. Une armée de semblables soldats serait invincible. C’est que l’instinct de la foi est une élévation de coeur et une étendue au-delà et au-dessus de tout ce qui se présente. La vie de la foi ou l’instinct de la foi est une même chose.
Cet instinct est une joie du bien de Dieu et une confiance fondée sur l’attente de sa protection qui rend tout agréable et qui fait tout recevoir de bonne grâce. C’est une indifférence et une préparation pour tous les lieux, tous les états et toutes les personnes. La foi n’est jamais malheureuse, jamais malade, jamais dans un état de péché mortel. Cette foi vive est toujours en Dieu, toujours dans son action, au-delà des apparences contraires qui obscurcissent les sens. Les sens effarouchés crient tout à coup à l’âme : « Malheureuse, te voilà perdue, plus de ressources ! » Et la foi, d’une voix plus forte, lui dit à l’instant : « Tiens ferme, marche, et ne crains rien ! »
Excepté les maladies évidentes qui, par leur nature, obligent de demeurer alité et à prendre les médicaments convenables, les langueurs, 45 impuissances des âmes d’abandon ne sont qu’illusions et des apparences qu’elles doivent braver avec confiance. Dieu les permet ou les envoie afin de donner de l’exercice à leur foi et à leur abandon qui en est le véritable remède. Sans y faire seulement attention, elles doivent poursuivre généreusement leur chemin dans les actions et les souffrances de l’ordre de Dieu, se servant sans hésiter de leurs corps comme on fait des chevaux de louage qui ne sont que pour périr en servant à tort et à travers. Cela vaut mieux que toutes les délicatesses qui nuisent à la vigueur de l’esprit. Cette force de l’esprit a je ne sais quelle vertu pour maintenir un corps faible, et une année d’une vie noble et généreuse vaut mieux qu’un siècle de soins et de craintes.
Il faut tâcher d’avoir habituellement un air et un maintien d’enfant de grâce et de bonne volonté. Eh ! que peut-on craindre à la suite de la fortune divine ? Conduits, soutenus, protégés par elle, ses enfants ne doivent rien offrir que 46 d’héroïque dans tout leur extérieur. Les objets effrayants qu’elle oppose à leur passage ne sont rien. Elle ne les appelle par là que pour embellir leur vie par' des aventures plus glorieuses. Elle les engage dans des embarras de toute espèce où la prudence humaine, qui ne voit et n’imagine aucune ressource pour sortir, sent toute sa faiblesse et se trouve courte et confondue. C’est
7. Ms : leur vie que par.
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là que la fortune divine paraît dans tout son éclat ce qu’elle est à ceux qui sont tout à elle, et les dégage plus merveilleusement que les historiens fabuleux, livrés à tous leurs efforts de leur imagination dans le loisir et secret du cabinet, ne démêlent' les intrigues et les périls de leurs héros imaginaires qui arrivent toujours heureusement à la fin de leurs histoires. Elle les conduit avec une industrie bien plus admirable et plus heureusement au travers des morts, des périls et des monstres, des enfers, des démons et de leurs pièges. Elle élève ces 9 âmes jusqu’au ciel, et toutes ces âmes sont la matière de ces histoires 47 mystiques plus belles et plus curieuses que toutes celles que les imaginations creuses des hommes ont inventées.
Allons donc, mon âme, au travers des périls, des monstres ! Conduits et dirigés, soutenus par cette main sûre et invisible, qui est invincible et infaillible, de la divine providence, allons sans crainte à notre terme, en paix et en joie ! Faisons-nous de tout ce qui se présente la matière de nos victoires ! C’est pour combattre et pour vaincre que nous marchons sous ses étendards : qui exiit vaincus est vinceret /10. Autant de pas que nous ferons sous ses auspices, autant de triomphes, mon âme ! L’Esprit de Dieu a la plume à la main, et voilà le livre ouvert pour y continuer l’histoire sacrée qui n’est point encore
8. Ms : démêlant.
9. Ms: ses.
10. Citation très fautive. Exiit vincens et ut vinceret : « Il partit en vainqueur et pour vaincre » (Apocalypse 6, 2).
68 achevée et dont la matière ne s’épuisera qu’à la fin du monde. Cette histoire n’est que le récit des conduites et des desseins de Dieu sur les hommes. Il ne tient qu’à nous d’y figurer dans cette histoire et d’en fournir la suite par l’union de nos souffrances et de nos actions à ses conduites. Non, non, tout ce qui se présente à nous, soit pour agir, soit pour souffrir, n’est 48 pas pour nous perdre ! On [ne] nous le ménage que pour fournir la matière de cette Écriture Sainte qui grossit tous les jours. L’amour de Dieu, la soumission à son action divine, voilà l’essentiel qui sanctifie l’âme. C’est tout ce qui dépend d’elle, c’est ce qu’y fait la grâce en elle par sa fidélité à y répondre.
Une âme sainte n’est qu’une âme librement soumise à la volonté divine avec l’aide de la grâce. Tout ce qui précède le pur acquiescement est ouvrage de Dieu et non point l’ouvrage de l’homme le recevant à l’aveugle, dans un abandon et une indifférence universels. Dieu ne lui demande que cette seule disposition. Le reste, il le détermine et le choisit selon ses desseins comme un architecte marque et désigne les pierres.
Il faut donc en tout aimer Dieu et son ordre, il faut l’aimer tel qu’il se présente, sans rien désirer de plus. Que tels et tels objets soient offerts, ce n’est point l’affaire de l’âme, mais de Dieu, et ce qu’il donne est le meilleur à l’âme. Le grand abrégé de spiritualité que cette 49 maxime, que cet abandon pur et entier à l’ordre de Dieu ! Et là, dans le continuel oubli de soi-même, s’occuper éternellement à l’aimer et lui
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obéir sans toutes ces craintes, ces réflexions, ces retours, ces inquiétudes que donne le soin de son salut et de sa propre perfection. Puisque Dieu s’offre à nous pour faire nos affaires, laissons-les donc une fois pour n’être plus occupés /11 que de lui-même et de ce qui le touche. Allons, mon âme, allons, tête levée au-dessus de tout ce qui se passe au-dehors et au-dedans de nous, toujours content de Dieu, content de ce qu’il fait en nous et nous fait faire ! Gardons-nous bien de nous engager imprudemment dans cette multitude de réflexions inquiètes qui, comme autant de soutiens perdus, s’offrent à notre esprit pour le surprendre et lui faire faire à pure perte des pas sans fin ! Passons ce labyrinthe de nous-mêmes en sautant par-dessus, et non pas en le parcourant par des détours interminables !
50 Allons, mon âme, à travers des langueurs, des maladies, des sécheresses, des duretés d’humeur, des faiblesses d’esprit, des pièges du diable et des hommes, de leur méfiance, jalousies, idées sinistres et préventions ! Volons comme un aigle au-dessus de tous ces nuages, la vue toujours fixée sur le soleil et sur nos obligations qui sont ses rayons ! Sentons tout cela (il ne dépend pas de nous d’y être insensible), mais souvenons-nous que notre vie n’est pas une vie de sentiment ! Vivons dans cette région supérieure de l’âme où Dieu et sa volonté opèrent une éternité toujours égale, toujours uniforme et immuable ! C’est dans cette demeure toute spirituelle que /12 l’incréé, l’indistinct, l’insensible, l’ineffable tient l’âme infiniment éloignée de tout le spécifique des ombres et des atomes créés. On sent dans ses /13 facultés leurs agitations, leurs inquiétudes, leur passé et cent /14 métamorphoses. Tout s’y passe comme dans l’air, où tout est comme sans suite et sans ordre dans une perpétuelle vicissitude. Mais Dieu et 51 sa volonté est l’objet éternel qui charme le coeur dans l’état de foi, et qui, dans celui de la gloire, fera la vraie félicité. Et cet état glorieux de coeur influera sur tout le composé matériel qui n’est à présent que la proie des monstres et des hiboux et des bêtes farouches 15. Sous ces espèces, toutes terribles qu’elles sont, l’action divine, lui donnant une aisance toute céleste, le fera briller comme le soleil. Car les facultés de l’âme sensitive et celles du corps sont préparées ici-bas comme l’or, le fer, le lin /16 et les pierres : comme la matière de ces diverses choses, elles ne jouiront de l’éclat et de la pureté de leur être qu’après avoir reçu bien des façons, souffert bien des destructions ou des retranchements. Tout ce qu’elles endurent ici-bas, sous la main de Dieu qui est cet amour, divin ouvrier, ne sert qu’à les y disposer. L’âme de foi, qui sait le secret de Dieu, demeure tout à fait en paix, et tout ce qui se passe en elle, au lieu de l’effrayer, la rassure. Intimement persuadée que c’est Dieu qui la
11. Ms : occupées.
12. Ms : où.
13. Ms : leurs.
14. Ms : sans.
15. Cf. Isaïe 13, 21.
16. Ms : linge.
52 conduit, elle prend tout pour grâce et vit dans l’oubli d’un sujet sur lequel Dieu travaille, pour ne penser qu’à l’ouvrage commis à ses soins, c’est-à-dire à l’amour qui l’anime sans cesse à remplir fidèlement et avec exactitude les obligations. Tout le distinct en l’âme abandonnée est l’action de la grâce, excepté les péchés, qui y sont légers et que cette action même tourne à bien. J’appelle le distinct tout ce que l’âme sensible reçoit d’impressions affligeantes ou consolantes par les objets auxquels la volonté divine l’applique sans cesse et ne le fait que pour son bien. Je l’appelle distinct, parce que c’est ce que l’âme distingue le mieux de tout ce qui se passe en elle. D’y trouver Dieu, c’est l’objet de la foi ; de lui adhérer et de s’y soumettre, en est l’exercice.
L’état de pure foi est un certain mélange de foi, d’espérance et de charité dans un seul acte qui unit le coeur à Dieu et à son action. Ces trois vertus réunies ne sont plus qu’une seule vertu, ce n’est qu’un seul acte, qu’une seule élévation du 53 coeur à Dieu et un simple abandon à/1 son action. Or, comment exprimer ce divin mélange, cette essence spirituelle ? Comment lui trouver un nom qui rende bien sa nature et son idée, et qui fasse concevoir l’unité de sa trinité ? Ce n’est plus, ces trois vertus, qu’une seule fruition et jouissance de Dieu et de sa volonté. On voit cet objet adorable, on l’aime et on espère de lui toutes choses. Cela se peut appeler un pur amour, une pure espérance, une pure foi. Et le nom de pure foi est demeuré à cette unité mystique, quoique sous ce nom il faille entendre la trinité des vertus théologales. Il n’y a rien de plus certain que cet état en ce qui est de Dieu,
1/. Ms : de.
rien de plus désintéressé en ce qui est du coeur. Pour ce qui est de l’union de Dieu et du coeur, elle a, du côté de Dieu, la certitude de la foi, et, du côté de la liberté du coeur, la certitude assaisonnée de crainte et d’espérance.
Ô unité désirable de la trinité de ces excellentes vertus ! Croyez donc, âmes saintes, espérez, aimez ! mais par une simple touche que l’Esprit divin, dont Dieu vous fait présent, produit dans votre coeur. C’est là l’onction de ce nom de Dieu que cet Esprit répand dans le centre 54 du coeur. Voilà cette parole et cette révélation mystique, ce gage de la prédestination et de toutes ses /2 heureuses suites : Quam bonus Israël Deus his qui recto, etc. /3.
Cette touche dans les âmes embrasées s’appelle pur amour à cause du torrent de volupté qui déborde sur toutes les facultés avec une plénitude de confiance et de lumières. Mais, dans les âmes enivrées d’absinthe /4, cette touche s’appelle pure foi, parce que l’obscurité, les ombres de la nuit y sont toutes pures. Le pur amour voit, sent et croit. La pure foi croit sans voir ni sentir. Voilà d’où vient la différence que l’on met entre l’une et l’autre. Elle n’est fondée que sur des apparences qui ne sont pas les mêmes, car, dans la réalité, comme l’état de pure foi ne manque pas d’amour, de même l’état du pur amour ne manque ni de foi ni d’abandon.
2. Ms : ces.
3.« Que Dieu est bon. Israël, pour les hommes au coeur droit ! » (Psaume 73, 1).
4. Cf. Lamentations 3, 15 : « Il m’a saturé d’amertume, il m’a enivré d’absinthe. »
Mais ces termes s’y approprient à cause de ce qui domine le plus dans cet état. Le mélange différent de ces vertus sous cette touche fait la variété de tous les états surnaturels et élevés, et, comme Dieu les peut mêler dans une variété infinie, il n’y a point d’âmes qui ne reçoivent cette précieuse touche avec quelques caractères 55 particuliers. Mais qu’importe ? c’est toujours foi, espérance et charité. L’abandon est un moyen général pour recevoir les vertus générales dans une espèce de ces touches. Toutes les âmes ne peuvent prétendre à la même espèce et au même état sous les divines impressions, mais elles peuvent toutes s’unir à Dieu, toutes s’abandonner à son action, toutes être des épouses abandonnées, toutes recevoir la touche de l’état qui leur est propre, toutes enfin trouver le royaume de Dieu et avoir part à sa grandeur et à l’excellence de ses avantages. C’est un empire où toute âme peut aspirer à une couronne. [Couronne] d’amour ou couronne de foi, c’est toujours une couronne, c’est toujours le royaume de Dieu. Il y a cette différence, il est vrai, que les unes sont dans les ténèbres, les autres dans la lumière. Mais qu’importe encore une fois ! pourvu que l’on soit uni à Dieu et à son action. Est-ce le nom de l’état que l’on cherche ? Est-ce sa distinction et son excellence ? Point du tout, c’est Dieu même et son action. La manière doit être indifférente à l’âme.
Évangélisons /5 donc non plus l’état de pure foi ou du pur amour, de croix ou de caresses, à 56
5/. Annonçons.
toutes les âmes. Cela ne peut se donner à toutes de même et de la [même] manière. Mais évangélisons à tous les coeurs simples et craignant' Dieu l’abandon à l’action divine en général, et faisons entendre à toutes /7 qu’elles recevront par ces moyens l’état singulier que cette action leur a choisi et destiné de toute l’éternité. Ne désolons, ne rebutons personne de l’éminente perfection. Jésus y appelle tout le monde, puisqu’il exige de tous qu’ils soient soumis à la volonté de son Père et qu’ils servent à former son corps mystique dont les membres ne peuvent l’appeler leur chef avec vérité qu’autant que leur volonté se trouve parfaitement d’accord avec la sienne. Répétons sans cesse à toutes les âmes que l’invitation de ce doux et aimable Sauveur n’exige rien d’elles ni de si difficile, ni de si extraordinaire. Ce n’est point leur industrie qu’il demande : il ne souhaite que leur bonne volonté unie à lui pour les conduire, diriger et favoriser à proportion de cette union.
Oui, chères âmes, Dieu ne demande que votre coeur. Si vous cherchez ce trésor, ce royaume où 57 règne Dieu seul, vous le trouverez. Votre coeur, s’il est dévoué totalement à Dieu, est dès lors ce trésor a, ce royaume-là même que vous désirez et que vous cherchez. Dès que l’on voit Dieu et sa volonté, on jouit de Dieu et de sa volonté, et cette jouissance répond aux désirs qu’on en a :
6. Ms : craignons.
7. Rupture grammaticale typique au cours d’une même phrase : "auteur parle des « coeurs », mais pense aux « âmes ». s. Cf. Matthieu 6. 21.
aimer Dieu, c’est désirer /9 sincèrement l’aimer. Parce qu’on aime, on veut être instrument de son action pour que son amour ait dans nous et par nous de l’exercice. Ce n’est pas à l’adresse de l’âme simple et sainte, mais à son vouloir que correspond l’action divine. Elle correspond à la pureté de l’intention et non point aux mesures que l’on prend, aux projets que l’on forme, à la manière dont on s’avise, ni aux moyens que l’on choisit. L’âme peut s’abuser en tout cela. Il n’est pas rare que cela lui arrive. Mais sa droiture et sa bonne intention ne la trompent jamais. Pourvu que Dieu y voie cette bonne disposition, il lui passe le reste, et tient pour fait ce qu’elle ferait infailliblement si des vues plus sûres secondaient sa bonne volonté.
La bonne volonté n’a donc rien à craindre. Si elle tombe, elle ne peut tomber que sous cette main toute-puissante qui la guide et la soutient dans tous ses égarements. C’est elle qui l’approche du terme lorsqu’elle s’en éloigne, qui 58 la remet dans son chemin lorsqu’elle en sort. C’est elle enfin qui trouve toujours sa ressource dans les écarts où la jettent l’effort et l’industrie des aveugles facultés qui l’égarent, lui fait sentir combien elle doit les mépriser pour ne compter que sur elle et s’abandonner totalement à sa conduite infaillible. Les erreurs où tombent les bonnes âmes se terminent donc à l’abandon et jamais un bon coeur ne peut se trouver au
9. Ms : aimer Dieu et désirer.
dépourvu, car c’est un oracle que « tout lui coopère en bien » /10.
C’est donc l’abandon que je prêche, cher amour, et non un état particulier. J’aime tous les états où votre grâce met les âmes et, sans affectionner [l’]un préférablement à l’autre, j’enseigne à toutes un moyen général pour arriver à celui que vous leur marquerez. Je ne demande à toutes que la volonté de s’abandonner entièrement à votre conduite. Vous les ferez arriver infailliblement à ce qu’il y a de plus excellent pour elles. C’est la foi que je leur prêche, abandon, confiance et foi : vouloir être sujet, instrument de l’action divine, et croire qu’à tout moment et en toutes choses cette action 59 s’applique en même temps à tout, selon qu’elle /11 a plus ou moins de bonne volonté. Voilà la foi que je prêche. Ce n’est plus un état spécial de foi et de pur amour, mais un état général par lequel toutes sortes d’âmes peuvent descendre dans les espèces qui doivent faire la différence de la forme divine que la grâce leur prépare.
J’ai parlé aux âmes peinées, je parle ici à toutes sortes d’âmes. C’est le véritable instinct de mon coeur d’être à tous, de parler à tous, d’annoncer à tous le secret évangélique et de me faire tout à tous /12. Dans cette heureuse disposition, je me fais un devoir, que je remplis sans peine, de pleurer avec ceux qui pleurent, de me
10. Romains 8, 28.
11. L’âme.
12. Ms : tous à tous. Cf. 1 Corinthiens 9, 22 et, pour les lignes qui suivent, Romains 12, 15.
réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de parler avec les idiots leur langage et d’user avec les savants de termes plus doctes et plus relevés. Je veux faire voir à tous que tous peuvent prétendre non pas aux mêmes choses distinctes, mais au même amour, au même abandon, au même Dieu, à son même ouvrage et, par là, tous indifféremment à l’éminente sainteté. Ce qu’on appelle faveurs extraordinaires et privilégiées n’est tel /13 que parce qu’il y a peu d’âmes assez fidèles pour se rendre dignes de les recevoir. C’est ce que 60 l’on verra bien au jour du jugement. Hélas ! on y verra que ce ne fut point une réserve de Dieu pour nous les refuser, mais [que ce fut] par la pure faute des âmes qu’elles auront été privées de ces divines largesses. Quelle abondance de biens eût fait couler dans leur sein la soumission totale d’une bonne volonté toujours constante !
Il en est de l’action divine comme de Jésus : ceux qui n’avaient ni confiance en lui, ni respect pour lui, n’en recevaient point les faveurs qu’il offrait à tout le monde. Ils ne pouvaient s’en prendre qu’à leurs mauvaises dispositions. Tous, il est vrai, ne peuvent point aspirer aux mêmes états sublimes, aux mêmes dons et aux mêmes degrés d’excellence. Mais si tous, fidèles à la grâce, y répondaient chacun [à] sa mesure, tous seraient contents, parce qu’ils arriveraient tous au point d’excellence et de faveurs qui satisferaient pleinement leurs désirs. Ils seraient contents selon la nature et selon la grâce, car la
13. Ms : n’est-elle.
nature et la grâce se confondent dans les soupirs que le désir de ce précieux avantage fait sortir du fond du coeur.
Si l’on ne reçoit pas l’instinct propre de tel 61 état, on recevra l’instinct propre de tel autre. La pure foi a les siens, les autres états ont les leurs, qui les distinguent. Chaque chose dans la nature a ce qui convient à son espèce : chaque fleur son agrément, chaque animal son instinct et chaque créature sa perfection. Ainsi, dans les divers états de la grâce, chacun a sa grâce spécifique, et il est une récompense pour chacun de ceux dont la bonne volonté s’assortit à l’état où l’a mis la providence.
Une âme tombe dans l’action divine dès que la bonne volonté se trouve formée dans son coeur, et cette action a plus ou moins d’activité sur elle selon qu’elle est plus ou moins abandonnée. L’art de s’abandonner n’est que celui d’aimer. L’amour trouve tout, on ne lui refuse rien : comment serait-il refusé ? L’amour ne peut demander que ce que veut l’amour. L’amour ne peut-il pas vouloir ce qu’il veut ? L’action divine n’a égard qu’à la bonne volonté. Ce n’est point la capacité des autres facultés qui l’attire ni leur incapacité qui l’éloigne. Trouve-t-elle un coeur bon, pur, droit, simple, soumis, filial et respec-62tueux ? C’est tout ce qu’il lui faut. Elle s’empare de ce coeur, elle possède toutes ses facultés, et tout se trouve enfin si bien concerté pour le bien de l’âme qu’elle trouve en toutes choses de quoi se sanctifier. Ce qui donne la mort aux autres âmes entrât-il dans celle-ci, le contrepoison de sa bonne volonté ne manque pas d’en arrêter les effets. Vînt-elle /14 jusqu’au bord du précipice, l’action divine l’en éloignerait, ou, tant qu’elle l’y laisserait, elle suspendrait sa chute. Y tombât-elle, elle l’en retirerait. Après tout, les fautes de ces âmes ne sont que des fautes de fragilités et fort peu aperçues. L’amour sait toujours les tourner à leur avantage. Par des insinuations secrètes, il leur fait entendre ce qu’elles ont à dire ou à faire selon les circonstances (intellectus bonus omnibus facientibus eum /15), comme des lueurs de l’intelligence divine. Car cette divine intelligence les accompagne dans toutes leurs démarches et les tire de tous les mauvais pas où leur simplicité les engage. Font-elles des avances qui les jetteraient dans quelque engagement préjudiciable, la providence leur 63 ménage d’heureuses rencontres qui réparent tout. On a beau former contre elles des intrigues et les multiplier, cette providence en rompt tous les noeuds, elle en confond les auteurs et répand sur eux un esprit de vertiges qui les fait tomber dans leurs propres pièges. Sous sa conduite, ces âmes qu’on y voulait surprendre font, sans qu’elles y pensent, certaines choses fort inutiles en apparence, mais qui servent ensuite à les délivrer de tous les embarras où leur droiture et la malice de leurs ennemis les avaient jetées.
O la fine politique que cette bonne volonté ! Qu’il y a de prudence dans sa simplicité, d’industrie dans son innocence et sa franchise, de mystères et de secrets dans sa droiture !
14. Ms : vient-elle.
15. «Bien avisés tous ceux qui le font » (Psaume 111, 10).
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Voyez le jeune Tobie : ce n’est qu’un enfant, mais Raphaël est à ses côtés. Avec un tel guide il marche en assurance, rien ne l’effraie, rien ne lui manque. Ce sont les monstres mêmes qu’il rencontre qui lui fournissent des vivres et des remèdes. Celui qui s’élance pour le dévorer devient lui-même sa nourriture. II n’est occupé que de noces et de festins, car c’est là dans l’ordre de la providence son objet présent. Ce 64 n’est pas qu’il n’ait d’autres affaires, mais elles sont abandonnées à cette intelligence chargée de l’assister en tout. Elles se trouvent si bien faites qu’il n’eût jamais si bien réussi, car ce ne sont que bénédictions et prospérités. Cependant la mère pleure et est dans la plus vive amertume. Mais le père est plein de foi, l’enfant, de joie et de consolation avec toute sa famille, et entre ensuite dans le ravissement.
Que les autres, Seigneur, vous demandent toutes sortes de dons, qu’ils multiplient leurs paroles et leurs prières ! Pour moi, mon Dieu, je ne vous demande qu’un seul don et je n’ai que cette prière à vous faire : « Donnez-moi un coeur pur ! » Ô coeur pur, que vous êtes heureux ! C’est dans lui-même que vous voyez Dieu par la vivacité de votre foi. Vous le voyez en toutes choses et vous le voyez à tous moments, opérant au-dedans de vous et au-dehors. Vous êtes en tout son sujet et son instrument, il vous mène en tout et amène à tout. Le plus souvent vous n’y pensez pas, mais il y pense pour vous. Ce qui vous arrive et doit arriver par son ordre, il lui suffit que vous le désiriez : il entend votre prépa-65ration. Dans l’étonnement, vous cherchez à démêler en vous-même ce désir, vous ne l’y voyez pas. Oh ! pour lui, il le voit bien ! Mais que vous êtes simple ! Ignorez-vous donc ce que c’est qu’un coeur bien disposé ? Ce n’est autre chose qu’un coeur où Dieu se trouve. Y voyant toutes ces inclinations, il sait dès lors que ce coeur sera toujours soumis à ses ordres. Il sait en même temps que vous ne savez guère ce qui vous est propre, aussi fait-il son affaire de vous le donner. Peu lui importe qu’il vous contrarie : vous allez à l’orient, il vous conduit à l’occident ; vous allez donner bonnement dans un écueil, il retourne le gouvernail et vous conduit au port. Sans savoir ni carte ni route, ni vent ni marée, vous ne faites jamais que des voyages heureux. Si les pirates croisent contre vous, un coup de vent inopiné vous met à l’instant hors de leur portée.
Ô bonne volonté ! ô coeur pur! que Jésus a bien su vous mettre à votre place quand il vous a rangé parmi les béatitudes ! Quel bonheur plus grand que de posséder Dieu, tandis qu’il nous possède réciproquement ? État délicieux et plein de charmes ! On y dort paisiblement sur le sein de la providence, on y joue innocemment avec la 66 divine sagesse /16, sans inquiétude sur le succès de sa course qui n’en souffre aucune interruption et qui se fait toujours, à travers les écueils et les pirates et parmi les orages continuels, le plus heureusement. Ô coeur pur ! ô bonne volonté ! vous êtes l’unique fondement de tous les états spirituels. C’est à vous que sont donnés et c’est
16/. Cf. Proverbes 8, 30-31.
par vous que profitent les dons de pure foi, espérance, de pure confiance et de pur amour. C’est sur votre tronc /17 que sont entées les fleurs du désert, je veux dire les grâces précieuses qu’on ne voit guère éclater que dans ces âmes parfaitement détachées où Dieu, comme dans un séjour inhabité, fait sa demeure à l’exclusion de tout autre objet. Vous êtes cette source féconde d’où partent tous les ruisseaux qui viennent arroser et le parterre de l’époux et le jardin de l’épouse. Hélas ! que vous pouvez bien dire à toutes les âmes : « Considérez-moi bien ! C’est moi qui produis le bel amour /18, cet amour qui démêle toujours ce qu’il y a de meilleur pour s’y fixer, moi qui fais naître cette racine douce et efficace 67 qui donne de l’horreur du mal, et le fais éviter sans troubles, moi qui fais éclore les belles connaissances qui nous découvrent les grandeurs de Dieu et le prix de la vertu qui l’honore, moi enfin d’où s’élèvent ces ardents désirs, animés sans cesse par une espérance toute sainte qui fait pratiquer constamment le bien dans l’attente de ce divin objet dont la jouissance doit faire un jour, comme à présent, mais plus délicieusement, la félicité des âmes fidèles. » Vous pouvez toutes les inviter à se rendre toutes autour de vous pour s’enrichir de vos inépuisables trésors. C’est à vous que remontent tous les états et toutes les voies spirituelles, c’est dans
17. Ms : thrône.
18. Cf. Ecclésiastique 24, éloge de la Sagesse par elle-même.
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vous qu’elles /19 [en] offrent de beaux, [d’]attrayants, de charmants, c’est de votre fonds qu’elles le[s] tirent. Ces fruits merveilleux de grâce et de vertu de toutes espèces qu’on y voit éclater de toutes parts et dont on s’y nourrit ne sont que des productions de vos plants dont on les transplante/20 comme d’un jardin de délices. C’est sur vos terres que coulent le lait et le miel, ce sont vos mamelles qui distillent le lait, c’est sur votre sein que se cueille le bouquet de myrrhe /21 et c’est sur vos doigts qu’on voit couler avec abondance et en toute sa pureté la liqueur qu’on a coutume d’en extraire en ne faisant que le presser. 68
Allons donc, chères âmes, courons, volons à cette mère d’amour qui nous appelle ! Qu’attendons-nous ? Marchons à l’instant, allons nous perdre en Dieu, en son coeur même, pour nous y enivrer de cette bonne volonté ! Prenons dans ce coeur la clé des trésors célestes ! Prenons ensuite notre route vers le ciel sans crainte de la trouver fermée : elle nous en ouvrira toutes les portes. Point d’endroit si secret où nous ne puissions pénétrer ensuite. Rien ne sera clos pour nous, ni le jardin, ni le cellier, ni la vigne /22. Si nous voulons respirer l’air de la campagne, il ne tiendra qu’à nous d’y faire un tour. Enfin nous irons et nous viendrons, nous entrerons et nous sortirons à notre gré avec cette clé de David,
19. Accord avec « voies », selon la syntaxe de l’époque.
20. Ms : les y transplante.
21. Ms : mirthe. Cf. Cantique 1, 13 : « Mon bien-aimé est un sachet de myrrhe qui repose entre mes seins. »
22. Cf. Cantique 4, 12 ; 2, 4 ; 2, 15.
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cette clé de la science, cette clé de l’abîme où sont renfermés les trésors profonds et cachés de la Sagesse divine /23. C’est encore avec cette divine clé que l’on ouvre les portes de la mort mystique et de ses ténèbres sacrées. C’est par elle que l’on descend dans les lacs profonds et dans la fosse aux lions /24. C’est elle qui pousse encore ces âmes dans ces cachots obscurs pour les en retirer saines et sauves. C’est elle qui nous introduit dans cet heureux séjour où l’intelli-69gence et la lumière font leur demeure ; où l’époux prend au frais le repos du midi ; où l’on sait bientôt, dès qu’on le voit, par quelle adresse on obtient un baiser de sa bouche, on monte avec confiance les degrés de sa couche nuptiale, et que c’est là que s’apprennent les secrets de l’amour /25. Ô divins secrets qu’il n’est pas permis de révéler et que nulle mortelle bouche ne peut exprimer !
Aimons donc, chères âmes ! Tous ces /26 biens, pour nous enrichir, n’attendent que l’amour : il donne la sainteté, il donne tout ce qui l’accompagne, elle est dans sa droite, elle est dans sa gauche pour la faire couler de toutes parts dans tous les coeurs ouverts à toutes ses divines effusions. Ô divine semence de l’éternité ! On ne peut jamais faire assez vos éloges. Mais pourquoi tant parler de vous ? Il vaut mieux vous posséder dans le silence que de vous louer par de faibles paroles. Que dis-je ? Il faut vous louer, mais il ne faut vous louer que parce qu’on est possédé de vous. Car, du moment que vous possédez un coeur, lire, écrire, parler, agir ou faire le contraire, c’est une même chose pour le coeur. On n’affecte rien, on n’évite rien, on est solitaire, on est apôtre, on est sain, on est malade, on est simple ou éloquent, on est enfin tout comme vous le dictez au coeur. Et le coeur, 70 votre fidèle écho, le répète aux autres facultés. Dans ce composé matériel et spirituel que vous voulez bien regarder comme votre royaume, c’est le coeur qui règne en maître sous vos auspices. Comme il n’a point d’autres instincts que ceux que vous lui inspirez, tout objet lui plaît sous les rapports que vous lui offrez. Ceux que la nature ou le démon voudraient y substituer ne font que le dégoûter et lui causer que de l’horreur. Si vous permettez qu’il s’y laisse surprendre quelquefois, ce n’est que pour le rendre plus sage et plus humble.
23. Cf. Apocalypse 3, 7 ; Luc 11. 52 ; Apocalypse 9, 1 ; Sagesse 7, 14.
24. Cf. Isaïe 14, 15 et Daniel 6, 17 et suiv.
25. Cf. Cantique 1, 1.4.6.
26. Ms: ses.
Mais avançons toujours dans la connaissance de l’action divine. Ce qu’elle ôte à la bonne volonté selon l’aperçu, elle le lui donne pour ainsi dire incognito. Elle ne la laisse jamais manquer. C’est comme quelqu’un qui soutiendrait un ami par des largesses dont il laisse connaître qu’il est l’auteur ; mais ensuite qui, pour l’intérêt de ce même ami, faisant semblant 71 de ne plus vouloir l’obliger, ne laisserait pas toujours de l’assister également, sans se faire connaître. L’ami, qui ne soupçonnerait pas cette ruse et ce mystère d’amour, se sentirait piqué. Que de réflexions, que de raisonnements sur la conduite de son bienfaiteur ! Mais [que] le mystère commence ensuite à se dévoiler : Dieu sait les divers sentiments qui s’élèveraient en même temps dans son âme, de joie, d’attendrissement, de reconnaissance, d’amour, de confusion, d’admiration ! N’en aurait-il pas plus de zèle et d’ardeur pour son ami ? Et cette épreuve ne l’affermirait-elle pas dans son attachement
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pour lui, en le rendant plus aguerri par la suite contre de semblables surprises ? L’application est aisée : plus on semble perdre avec Dieu, plus on gagne ; plus il retranche du naturel, plus il donne du surnaturel. On l’aimait un peu pour ses dons. Ses dons n’étant plus aperçus, on en vient enfin à [ne] l’aimer que pour lui-même. C’est par l’apparente soustraction de ses dons mêmes qu’il prépare à ce grand don, le plus précieux et le plus étendu de ses dons, puisqu’il les renferme tous. Les âmes qui se sont une fois soumises totalement à son action doivent donc toujours interpréter favorablement fût-ce la perte des plus 72 excellents directeurs, fût-ce la méfiance générale qu’elles se sentiraient pour tous ceux qui s’offrent plus qu’on ne désire. Car, en général, ces sortes de guides qui courent d’eux-mêmes après les âmes méritent un peu qu’on se défie d’eux. Ceux qui sont vraiment animés de l’Esprit de Dieu ne marquent pas pour l’ordinaire tant d’empressement et de suffisance. Ils s’appellent moins eux-mêmes qu’on ne les appelle. Encore même marchent-ils toujours avec une certaine méfiance. Mais, pour revenir à ces âmes, on peut dire que leur coeur est l’interprète de l’ordre de Dieu. Il faut sonder ce que dit le coeur, il est l’interprète de la volonté de Dieu selon les occurrences. Car l’action divine déguisée lui révèle ses desseins non par idées, mais par instinct. Elle les lui découvre ou par rencontres, la faisant agir à l’aventure, ou par nécessité, ne lui permettant pas de prendre d’autre parti que celui qui se présente, ou par l’application possible des moyens nécessaires, comme par
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exemple quand il faut dire ou faire certaines choses par un premier mouvement ou dans un transport surnaturel ou extraordinaire, ou bien enfin par une application active d’inclination ou d’éloignement d’où, selon qu’on se trouve affecté, l’on s’approche ou on s’éloigne des objets. Si l’on s’en tient aux apparences, c’est là 73 sans doute un grand vide de vertu de se laisser aller ainsi à l’incertain. Si l’on en juge selon les règles ordinaires, rien de réglé, d’uniforme et de concerté dans la conduite. C’est néanmoins, dans le fond, le plus haut point de la vertu d’en être là. Et ce n’est qu’après s’y être longtemps exercé qu’on y parvient ordinairement. La vertu de cet état, c’est la vertu toute pure, c’est la perfection même.
On est comme un musicien qui joindrait à un long exercice une parfaite connaissance de la musique. Il serait si plein de son art que, sans y penser, tout ce qu’il ferait dans l’étendue de son art en aurait la perfection. Et, si l’on examinait ensuite ses compositions, on y trouverait une conformité parfaite avec ce que prescrivent les règles, et qu’il n’aurait jamais mieux réussi que quand, libre des règles qui captivent le génie lorsqu’on les suit trop scrupuleusement, il avait agi sans contrainte. Et ces impromptus, comme autant de chefs-d'oeuvre, feraient l’admiration des connaisseurs.
Ainsi l’âme longtemps exercée dans la science et la pratique du salut sous l’empire du raisonnement et de méthodes dont elle s’aidait pour 74 seconder la grâce, se forme insensiblement une habitude qui passe comme en nature, d’agir en
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tout par la foi et la raison. Il semble alors qu’elle n’a rien de mieux à faire que ce qui se présente d’abord, sans cette suite de réflexions dont elle avait besoin autrefois. Il ne lui reste plus que d’agir comme à l’aventure, ne pouvant que se livrer au génie de la grâce qui ne peut l’égarer. Ce qu’elle opère dans cet état de simplicité n’offre rien que de merveilleux pour les yeux éclairés et les esprits intelligents. Sans règles, rien de mieux réglé ; sans mesure, rien de mieux concerté ; sans réflexions, rien de plus approfondi ; sans industrie, rien de mieux ménagé ; sans efforts, rien de plus efficace ; et sans prévoyance, rien qui s’ajuste mieux aux événements qui surviennent.
Néanmoins l’âme se trouve comme perdue dans cet état, elle n’a plus d’appui et d’aperçu, ni celui des réflexions qui guidaient et amenaient ses opérations, ni celui de la grâce qui ne se fait plus sentir. Mais c’est dans cette perte qu’elle retrouve tout, car cette même grâce, substituée pour ainsi dire à elle-même sous une nouvelle 75 forme, et au propre esprit, rend à l’âme le centuple de ce qu’elle lui ôte, par la pureté des impressions cachées.
C’est là sans doute un grand coup de mort à l’âme de perdre ainsi de vue la volonté divine, qui se retire de devant ses yeux pour se tenir pour ainsi dire derrière elle et la pousser devant soi, n’étant plus son objet, mais son principe. On sait par expérience que /1 rien n’embrase le désir de cette volonté comme cette perte que le coeur
1/. Ms : On sait que par expérience rien.
en fait. Quel profond gémissement ne pousse-t-il pas ! Il n’y a là aucune consolation sensible.
Ravir Dieu à un coeur qui ne veut que Dieu, quel secret d’amour ! C’en est un grand, car c’est par cette voie, et ce n’est que par elle, que la pure foi et la pure espérance s’établissent dans une âme. On croit alors ce qu’on ne voit pas, et on attend ce qu’on ne possède pas sensiblement. Oh ! combien nous perfectionne cette conduite inconnue d’une action dont on est sujet et instrument sans qu’il y en ait aucune apparence ! Tant il ne paraît en tout ce que l’on fait que pur hasard et inclination naturelle. Tout ici humilie l’âme. Quand on parlerait par inspirations, on penserait ne /2 parler que par nature. On ne voit jamais par 76 quel esprit on est poussé. Le souffle le plus divin effraie. Et tout ce que l’on fait ou l’on sent. on le méprise incessamment, comme si tout ce qui se passe était défaut et imperfections. On admire toujours les autres et on se sent de cent pieds au-dessous, il n’y a rien dans leur procédé qui ne confonde. On se défie de toutes ses lumières, on ne peut s’assurer sur aucune de ses pensées, on a une soumission excessive pour les moindres âmes que l’on croit véritables, et l’action divine ne semble éloigner du vertueux que pour enfoncer l’âme dans une profonde humilité. Mais cette humilité ne paraît pas vertu à l’âme : c’est pure justice, à ce qu’elle pense.
Ce qu’il y a en cela d’admirable, c’est que l’âme paraît à ceux de qui Dieu la sépare intérieurement dans des sentiments tout contraires.
2. Ms : on ne penserait ne.
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Et c’est ce qui lui paraît aussi à elle-même, car, de ce côté, ce n’est que pure apparence d’opiniâtretés, de désobéissances, de troubles, de mépris, d’indignations sans remèdes. Et plus l’âme veut réformer ses désordres, plus ils croissent, parce 77 que ce sont de véritables instincts de grâce qui détournent l’âme des écueils où elle ferait naufrage, et que l’amour qui parle à son coeur l’en éloigne pratiquement, malgré tous les états de son esprit qui, par une vertu de pure étude, croit obligé de s’en approcher.
Quel procédé de l’action divine, de sanctifier réellement l’âme et sous des apparences telles qu’il n’y ait rien qui ne l’humilie ! Cela est vraiment admirable et divin, c’est là une sainteté toute extraordinaire qui ne peut qu’accroître l’humilité ! Voilà des faveurs, des caresses, des dons de grâce bien sûrs ! Aussi les fruits de la pure foi ne se corrompent point. L’écorce est trop vide et trop dure.
Vivez donc, petite racine de mon coeur, dans l’inconnu et le caché de Dieu ! Poussez, par sa vertu secrète, des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits au-dehors, que vous ne pouvez voir et dont les autres seront nourris et réjouis46 ! Donnez à toutes les âmes qui viendront se reposer sous votre ombre et y chercher du rafraîchissement des fruits selon leur goût, sans consulter le vôtre ! Que toutes les greffes que la grâce enlèvera sur vous reçoivent un sceau indé-
78 terminé qui ne se spécifie que par la configuration de ces mêmes greffes ! Devenez toute en toutes et ne soyez vous-même qu’abandon et indifférence !
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Demeurez, petit ver, dans l’étroit et obscur cachot de votre misérable coque, jusqu’à ce que
la chaleur de la grâce vous forme et vous fasse éclore ! Mangez ensuite toutes les feuilles qu’elle vous présente, et ne regardez pas dans cette activité d’abandon la quiétude que vous avez perdue ! Arrêtez-vous ensuite quand cette divine nature vous arrête ! Perdez, à plusieurs reprises de cessation d’activité', par des métamorphoses incompréhensibles, toutes vos anciennes formes, méthodes et manières pour vous revêtir, en mourant et en ressuscitant, de celle que cette divine nature vous désignera elle-même ! Faites ensuite votre soie en cachette, faites ce que vous ne pouvez voir ni sentir ! Sentez-vous une secrète agitation dans toute votre capacité, que vous [vous] condamnerez vous-même, tandis que, portant une secrète envie à vos compagnons qui sont morts et fixés, mais qui ne sont pas encore au terme où vous êtes, vous les admirerez encore, quoique vous les ayez passés. Soyez agité /4 par abandon pour filer une 79 soie dont les princes de l’Église et de la terre et toutes sortes d’âmes se feront gloire de porter! Après cela, que deviendrez-vous, petit ver, par où sortirez-vous ? Ô merveille de la grâce ! Le moyen qu’une âme trouve tant de formes autrement ? Qui sait où la grâce veut la mener ? Qui pourrait deviner ce que la nature fait d’un ver à
3. Ms : de cessations et d’activité.
4. Ms : agitée.
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soie s’il [ne] l’avait vu ? Il faut lui présenter des feuilles, et c’est tout : la nature fait le reste /5.
Ainsi, chères âmes, vous ne pouvez connaître ni d’où vous venez, ni où vous allez, de quelle idée de Dieu la divine Sagesse vous tire et à quel terme elle vous conduit. Il ne vous reste qu’un abandon tout passif pour se laisser faire sans réflexion, sans modèle, sans exemple, sans méthode. Agissant quand c’est le moment d’agir, cessant quand c’est le moment de cesser, perdant quand c’est le moment de perdre et, de cette sorte, insensiblement agissant et cessant par attrait et par abandon, on lit, on laisse les livres, les personnes et on se tait, on écrit et on s’arrête, sans savoir jamais ce qui suivra. Et, après plusieurs transformations, l’âme consommée reçoit des ailes pour s’envoler dans les cieux, après avoir laissé sur la terre une semence féconde pour perpétuer son état dans les âmes.
5. L’image du ver à soie qui devient papillon (cf. Thérèse d’Avila, Château intérieur, Ve Demeures, ch. 2-3) est ici au service de la « passiveté » et de la « perte » mystiques.
L’ordre de Dieu, le bon plaisir de Dieu, la 80 volonté de Dieu, l’action de Dieu, la grâce, tout cela est une même chose. Le terme de cette divine chose en cette vie est la perfection. Ce terme se produit en nos âmes, s’y accroît, s’y augmente et se consomme à leur insu et en secret. La théologie est pleine de conceptions et d’expressions qui expliquent les merveilles de ce terme en chaque âme selon toute son étendue. On peut savoir toute cette spéculation, en parler admirablement, écrire, instruire, diriger les âmes, mais si l’on [n’]a que cette spéculation dans l’esprit, on est à l’égard des âmes qui reçoivent le terme de l’ordre de Dieu et de sa divine volonté sans en savoir toute la théorie, sans en connaître toutes les parties et en pouvoir parler,
1. Ms : Chapitre sixième (bis). Par un bis, la copiste a corrigé l’erreur qu’elle avait commise et qui affectera la suite de la numérotation des chapitres. La numérotation normale est ici rétablie.
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on est, dis-je, comme un médecin malade à l’égard des personnes simples qui sont en 81 parfaite santé. L’ordre de Dieu, sa divine volonté reçue avec simplicité par une âme fidèle opère en elle ce terme divin sans qu’elle le connaisse, comme une médecine prise avec soumission opère la santé à un malade qui ne sait et n’a que faire de savoir la médecine. Comme c’est le feu qui échauffe et non la philosophie et la connaissance de cet élément et de ses effets, c’est aussi l’ordre de Dieu, c’est sa volonté qui opère la sainteté dans nos âmes, et non la curieuse spéculation de ce principe et de ce terme.
Lorsqu’on a soif, pour se désaltérer il faut laisser les livres qui expliquent les choses et boire. La curiosité de savoir n’est capable que d’altérer davantage. Ainsi, lorsqu’on est altérée de la sainteté, la curiosité de savoir n’est capable que de l’éloigner. Il faut laisser la spéculation et boire en simplicité tout ce que l’ordre de Dieu présente d’actions et de souffrances. Ce qui nous arrive à chaque moment par l’ordre de Dieu est ce qu’il y a de plus saint, de meilleur et de plus divin pour nous.
Toute notre science consiste à connaître cet ordre au moment présent. Toute lecture qui se fait autrement que par l’ordre de Dieu est nuisible. C’est la volonté de Dieu et son ordre 82 qui est grâce et opère au fond de nos coeurs, lorsqu’on lit aussi bien que [dans] toutes les autres choses que l’on fait, et non pas les idées, espèces de lectures qui, destituées à notre égard
2/. Ms : altérées.
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de la vertu vivifiante de l’ordre de Dieu, ne sont que /3 lettre morte qui vide le coeur par la plénitude qu’elle cause à l’esprit. Cette divine volonté, s’écoulant dans l’âme d’une simple fille ignorante par le moyen de quelques souffrances ou de quelques actions, très distinguées par ses attraits /4 au milieu de ce qu’il y a de plus distrayant, opère au fond de son coeur ce terme mystérieux de l’être surnaturel sans remplir son esprit d’aucune idée surnaturelle. Au lieu que l’homme superbe, qui n’étudie les livres spirituels que par curiosité, la volonté de Dieu n’étant pas unie à sa lecture, ne reçoit que la lettre morte dans son esprit et se dessèche et s’endurcit toujours davantage.
L’ordre de Dieu ou sa divine volonté est la vie de l’âme sous quelque apparence que l’âme se l’applique ou la reçoive. Quelque rapport que cette divine volonté ait à l’esprit, elle nourrit l’âme et la fait croître toujours par ce qu’il y a de meilleur à chaque moment. Ce n’est ni ceci ni cela qui produit ces heureux effets, c’est ce qui 83 est de l’ordre de Dieu au moment présent. Ce qui était le meilleur au moment passé ne l’est plus, parce qu’il est destitué de la volonté divine qui s’écoule sous d’autres apparences pour faire ce devoir du moment présent. Et c’est ce devoir, quelque apparence qu’il ait, qui est présentement ce qu’il y a de plus sanctifiant pour l’âme.
Si la divine volonté fait un devoir présent de lire, la lecture opère au fond du coeur le terme
3/. Ms : n’est qu’une.
4/. Les attraits provoqués par la volonté divine.
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mystérieux. Si la divine volonté fait quitter la lecture pour un devoir de contemplation actuelle, ce devoir opère au fond du coeur le nouvel homme, et la lecture alors serait préjudiciable et inutile. Si la divine volonté retire de la contemplation actuelle pour entendre les confessions, etc., cela [durant] des temps considérables, le devoir forme Jésus-Christ au fond du coeur, et toute la douceur de la contemplation ne servirait qu’à la détruire. C’est l’ordre de Dieu qui est la plénitude de tous nos moments : ils s’écoulent sous mille apparences différentes qui deviennent successivement notre devoir présent, forment, font croître et consomment en nous l’homme nouveau, jusqu’à la plénitude que la divine sagesse a ordonné qui serait en nous /5.
Ce mystérieux accroissement de l’âge de Jésus-Christ en nos coeurs est le terme produit par l’ordre de Dieu, c’est le fruit de sa grâce et 84 de sa volonté divine. Ce fruit, comme nous l’avons dit, se produit, s’accroît et se nourrit par la succession de nos devoirs présents que la même volonté de Dieu remplit, de sorte qu’en le suivant, c’est toujours le meilleur dans cette volonté sainte. Il n’y a qu’à la laisser faire et s’abandonner à l’aveugle avec une confiance parfaite. Elle est infiniment sage, infiniment puissante, infiniment bienfaisante pour les âmes qui espèrent totalement en elle et sans réserve, qui n’aiment et ne cherchent qu’elle seule, et qui croient avec une foi et une confiance inébranlable que ce qu’elle fait à chaque moment est le
5/. Cf. Colossiens 3, 10-11.
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mieux, sans chercher ailleurs le plus et le moins et à comparer les rapports de tout le matériel de l’ordre de Dieu, ce qui n’est qu’une pure recherche de l’amour-propre.
La volonté de Dieu est l’essentiel, le réel et la vertu de toutes choses. C’est elle qui les ajuste et les rend propres à l’âme. Sans elle tout est vide, néant et mensonge, vanité, lettre, écorce, mort. La volonté de Dieu est le salut, la santé, la vie du corps et de l’âme. Quelque expérience que porte le sujet sur lequel elle s’applique à l’une et à l’autre, que l’esprit en ait quelque idée qu’il lui plaira /6, que le corps y sente ce qu’il pourra, ne fût-ce pour l’esprit que distractions et troubles, ne fût-ce pour le corps que maladies et morts, cette divine volonté est cependant toujours, pour le moment présent, la vie du corps et de l’âme. 85 Car enfin l’un et l’autre, dans quelque état qu’ils soient, ne sont jamais soutenus /7 que par elle. Le pain, sans elle, est un poison, par elle, est un remède salutaire ; les livres, sans elle, ne font qu’aveugler, et l’embarras, par elle, est une lumière. Elle est le tout, le bon, le véritable en toutes choses. En tout, elle se donne comme Dieu, et Dieu est l’être universel. Il ne faut pas regarder les rapports que les choses ont à l’esprit et au corps pour juger de leur vertu, car en ce point tout est indifférent. C’est la volonté de Dieu qui donne aux choses, quelles qu’elles soient, l’efficacité pour former Jésus-Christ dans le fond de nos coeurs. I1 ne faut point donner de
6/. Ms : quelques idées il lui plaira.
7/. Ms : n’est jamais soutenue.
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bornes à cette volonté. L’action divine ne veut trouver dans la créature aucun obstacle, tout lui est également propre ou inutile. Tout est rien sans elle, [avec elle] le rien est tout47.
Que la contemplation, la méditation, les prières vocales, le silence intérieur, les actes des puissances sensibles, ou distincts ou moins aperçus, la retraite ou l’action soient ce que l’on voudra en eux-mêmes. Le meilleur de tout cela pour l’âme est tout ce que Dieu en veut au moment présent ; et l’âme doit regarder tout cela avec une parfaite indifférence comme n’étant rien du tout. Aussi, ne le voyant qu’en lui, doit-elle prendre et laisser toutes choses à son gré 86 pour ne vivre et ne se nourrir et n’espérer qu’en cet ordre et non dans les choses, qui n’ont de force et de vertu que par lui. Elle doit dire à chaque moment et à l’égard de tout, comme saint Paul : "Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?" /8 Et non ceci et cela, mais tout ce que vous voudrez. L’esprit aime cela, le corps ceci, mais, Seigneur, je ne veux que votre sainte volonté. L’oraison, l’action, la prière vocale ou mentale, en acte ou en silence, en foi ou en lumière, en distinction d’espèces ou en grâce générale, tout, Seigneur, n’est rien, car votre volonté est le réel et l’unique vertu de tout cela. C’est elle seule qui est le point de ma dévotion et non les choses, quelque sublimes ou élevées qu’elles soient. Car c’est la perfection du coeur et non de l’esprit qui est le terme de la grâce. »
La présence de Dieu qui sanctifie nos âmes est
8/. Actes des Apôtres 9, 6.
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cette habitation de la sainte Trinité qui s’écoule au fond de nos coeurs, lorsqu’ils se soumettent à la divine volonté. Car la présence de Dieu qui se fait par l’acte de la contemplation n’opère en nous cette union intime que comme les autres choses qui sont de l’ordre de Dieu. Elle tient toujours le premier rang entre elles parce qu’elle est le moyen excellent de s’unir à Dieu, lorsque la divine volonté ordonne qu’on en fasse usage. C’est par l’union à la volonté de Dieu qu’on jouit de lui, qu’on le possède, et c’est une illusion de chercher cette divine jouissance par un autre moyen. La volonté de Dieu est le moyen 87 universel. Le moyen n’est ni de cette manière ni de cette autre, mais il a la vertu de sanctifier toutes les manières et toutes les façons particulières. Cette divine volonté s’unit à nos âmes en mille façons différentes et celle qu’elle nous approprie est toujours le meilleur pour nous. Toutes doivent être estimées et aimées, car tout dans ce qui les accompagne 9 est l’ordre de Dieu qui s’accommode à chaque âme pour opérer l’union divine, choisissant pour cela la matière. Et les âmes doivent s’en tenir à ce choix sans en faire elles-mêmes, préférant cette pratique de cette volonté adorable ; l’aimer et l’estimer de même dans ce qu’il marque aux autres. Par exemple, si ce même ordre me prescrit des prières vocales, des sentiments affectifs, des lumières sur les mystères, j’aimerai et estimerai le silence et la nudité que la vue de la foi opère dans les autres, mais pour moi je ferai usage de
9/. Ms : toutes dans ce qui les accompagnent.
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ce devoir présent, et par lui je m’unirai à Dieu. Je ne réduirai point, comme les quiétistes48, toute la religion au néant d’actions distinctes /10, méprisant tout autre moyen. Car ce qui fait la perfection est l’ordre de Dieu, qui rend bon à l’âme tout moyen auquel elle l’applique. Non, je ne donnerai ni bornes, ni figures, ni limites à la volonté de Dieu, mais je la recevrai sous toutes les formes par lesquelles elle " voudra se communiquer, et estimerai toutes celles où il lui plaira s’unir aux autres. Ainsi toutes les âmes simples n’ont qu’une seule voie générale, qui se différencie et se particularise en tout pour faire la variété de la robe mystique.
Toutes les âmes simples s’approuvent et s’estiment réciproquement les unes les autres. Elles se disent toutes : « Allons, chacune par notre sentier, au même terme, unies dans le même point et par le même moyen de l’ordre de Dieu qui est en nous toutes si varié ! » C’est dans ce sens qu’il faut lire la vie des saints et les livres spirituels, sans jamais prendre le change et quitter sa voie. C’est pour cela qu’il est tout à fait nécessaire de ne lire et n’avoir d’entretiens spirituels que par l’ordre de Dieu. Car si cet ordre en fait un devoir présent, l’âme, bien loin de prendre le change, sera affermie dans sa voie par cela même qui en est différent en sa lecture. Mais si l’ordre de Dieu ne fait pas un devoir présent de cette lecture et de ce commerce spirituel, on en sortira toujours avec trouble, et on se trouvera dans une confusion d’idées et une variation continuelle, parce que, sans l’ordre de Dieu, il ne peut y avoir de l’ordre nulle part. Jusqu’à quand occuperons-nous donc le libre, la capa-89cité de notre âme des particularités /12 de nos moments présents ? Quand est-ce que Dieu nous sera tout en toutes choses ? Laissons le ceci, le cela se faire sentir selon qu’il est, et vivons au-delà très purement de Dieu même !
C’est pour cela que Dieu répand tant de destructions, de néants, de morts, d’obscurités, de confusions, de bassesse dans tout ce qui arrive à certaines âmes. Il n’y a rien, en ce qu’elles souffrent ni en ce qu’elles font, qui ne soit que très petit et très méprisable à leurs yeux et à ceux des autres. Il n’y a rien d’éclatant dans tous leurs moments, tout y est commun. Ce n’est au-dedans que trouble, au-dehors que contradiction et desseins renversés : un corps infirme et sujet à mille besoins, qui ne sent rien que le contre-pied de tant de pauvretés et d’austérités qui ont fait admirer les saints. On ne voit ni aumônes excessives, ni zèle ardent et étendu. Et l’âme est ainsi nourrie, quant aux sens et à l’esprit, d’une nourriture tout à fait dégoûtante, car rien de cela ne lui plaît. Elle aspire à tout autre chose, mais toutes les avenues de cette sainteté si désirée sont fermées. Il faut vivre 90 de ce pain d’angoisse, de ce pain de cendre avec une contrainte intérieure et extérieure
10/. Ms : d’instincts.
11/. Ms : toutes les formes qu’elle.
12/. Ms : particulières. L’âme ne doit pas s’attacher à des manières particulières de s’unir à Dieu. Le « particulier », comme le « propre », fait obstacle à l’ordre de Dieu.
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continuelle, il faut sentir une idée de sainteté qui sans cesse fait la guerre d’une façon impitoyable et irrémédiable. La volonté en est affamée, mais il n’y a pas moyen de venir à l’effet. Pourquoi tout cela, sinon afin que l’âme soit mortifiée dans ce qu’il y a de plus spirituel et de plus intime, et que, ne trouvant ni goût ni satisfaction en rien de ce qui lui arrive, elle mette tout son goût en Dieu qui la mène exprès par cette voie, afin qu’il n’y ait que lui seul qui puisse lui plaire ? Laissons donc l’écorce de notre vie pénible, puisqu’elle ne sert qu’à nous humilier à nos yeux et aux yeux des autres. Ou plutôt cachons-nous sous cette écorce et jouissons de Dieu qui seul est tout notre bien. Servons-nous de cette infirmité, de ces besoins, de ces soins, de ces nécessités de nourriture, d’habits, de meubles, de mauvais succès, de ce mépris des autres, de ces craintes, incertitudes, de ces troubles pour trouver tout notre bien en la jouissance de Dieu qui, par ces choses, se donne à nous, entièrement à nous, comme notre unique bien.
Dieu veut être en nous pauvrement, sans les accompagnements de sainteté qui rendent les âmes admirables. C’est que Dieu seul veut être seul l’objet de notre coeur et désire que lui seul nous plaise. Et nous sommes si faibles que si l’éclat de l’austérité, du zèle, de l’aumône, de la pauvreté y était, nous ferions de cela une partie de notre joie. Mais, dans notre voie, il n’y a rien qui ne nous soit désagréable et, par ce moyen, Dieu est toute notre sanctification et notre appui.
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Et le monde ne peut que nous mépriser et nous laisser en paix jouir de notre trésor.
Dieu veut être le principe de tout ce qu’il y a en nous de saint. Et, pour cela, tout ce qui dépend de nous et de notre fidélité active est très petit et tout l’opposé, ce semble, de la sainteté. Il ne peut y avoir en nous rien de grand aux yeux de Dieu que par voie passive. Ainsi n’y pensons plus : laissons à Dieu le soin de notre sainteté. Il en sait les moyens : ils dépendent tous d’une protection et d’une opération singulière de sa providence, ils s’exécutent ordinairement à notre insu et par cela même que nous rebutons le plus et à quoi nous nous attendons le moins. Marchons en paix dans les petits devoirs de notre fidélité active, sans aspirer aux grands. Car Dieu ne veut pas se donner par nos soins. Nous serons les saints de Dieu, de sa grâce et de sa provi-92dence spéciale. Il sait le rang qu’il veut nous donner. Laissons-le faire et, sans nous former désormais de fausses idées et de vains systèmes de sainteté, contentons-nous de l’aimer sans cesse, en marchant avec simplicité dans la route qu’il nous a tracée et où tout est si petit à nos yeux et aux yeux du monde.
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Sacrificate sacrificium justitiae et sperate in Domino. « Sacrifiez, disait le Prophète, un sacrifice de justice et espérez au Seigneur»/1.
C’est-à-dire que le grand et le solide fondement de la vie spirituelle est de se donner à Dieu pour être le sujet de son bon plaisir pour tout, à l’intérieur et extérieur, et s’oublier si bien ensuite qu’on se regarde comme une chose vendue et livrée, à laquelle on n’a plus aucun 93 droit, de sorte que tout est pour le bon plaisir de Dieu, de façon qu’il fasse toute notre joie et que son bonheur et sa gloire, son être, fassent notre unique bien. Ce fondement posé, l’âme n’a qu’à passer toute sa vie à se réjouir de ce que Dieu est Dieu, laissant son propre être tellement à son bon plaisir que le contentement soit égal de faire ceci ou cela ou le contraire, selon que ce bon plaisir en disposera, ne faisant aucune réflexion sur l’usage que ce bon plaisir en fait.
1. Psaume 4, 6.
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Le bon plaisir de Dieu use de notre être en deux manières : ou il l’oblige à faire de certaines choses, ou il opère simplement en lui. La première exige de nous une fidèle application au bon plaisir manifeste ou inspiré ; la seconde, une simple et passive soumission aux impressions du bon plaisir de Dieu. L’abandon renferme tout cela, n’étant autre qu’une parfaite soumission à l’ordre de Dieu selon la nature du moment présent. Il importe peu à l’âme de savoir en quelle manière elle est obligée de s’abandonner et quelles sont les qualités du moment présent. 94, Mais il lui importe absolument qu’elle soit abandonnée sans réserve.
L’abandon dans le coeur renferme toutes les manières possibles, car l’être propre étant livré au bon plaisir de Dieu, ce transport fait par le pur amour est pour toute l’étendue des opérations de ce bon plaisir. Ainsi l’âme, à chaque moment, exerce un abandon à l’infini, et toutes les qualités possibles et les manières sont renfermées dans sa vertu. Ce n’est donc point du tout l’affaire de l’âme de déterminer l’objet de la soumission qu’elle doit à Dieu, mais sa seule occupation est simplement d’être soumise pour tout' et prête à tout. C’est là l’essentiel de l’abandon, c’est ce que Dieu exige de l’âme. Et ce don libre du coeur qu’il demande, c’est l’abnégation, l’obéissance, c’est l’amour. Le reste est l’affaire de Dieu. Et soit que l’âme agisse avec soin pour remplir le devoir auquel son état et le devoir l’obligent, soit qu’elle suive avec douceur
2. Ms : toutes.
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un attrait inspiré ou qu’elle se soumette en paix aux impressions de la grâce pour le corps et pour l’âme, en tout cela elle exerce au fond du coeur un même acte universel, général, d’abandon, qui n’est point du tout limité par le terme et l’effet spécial qui en paraît au moment, mais qui, au 95 fond, a tout le mérite et l’efficacité que la bonne volonté sincère a toujours quand l’effet ne dépend point d’elle : ce qu’elle a voulu faire est réputé pour effet devant Dieu. Si le bon plaisir de Dieu donne des bornes à l’exercice des facultés particulières, il n’en donne point à celui de la volonté. Le bon plaisir de Dieu, l’être et l’essence de Dieu font l’objet de la volonté' et, par l’exercice de l’amour, Dieu' s’unit à elle sans bornes, sans manières, sans mesures. Si cet amour ne se termine dans les facultés qu’à ceci ou cela, c’est que la volonté de Dieu s’y termine elle-même, c’est qu’elle se raccourcit pour ainsi dire et s’abrège dans la qualité du moment présent, et passe ainsi dans les facultés et, de là, dans le coeur, parce qu’il est pur, sans limites et sans réserve, et se communique à lui à cause de sa capacité infinie opérée par la pureté de l’amour qui, l’ayant vidé de toutes choses, l’a rendu capable de Dieu.
3. La volonté n’est pas à entendre d’abord au sens moderne de faculté de se décider et de se tenir à sa décision. Dans l’anthropologie traditionnelle, la volonté est, avec l’intellect et la mémoire, l’une des trois facultés qui constituent l’âme. Elle désigne la capacité d’être affecté, donc de désirer et d’aimer. Elle est le siège de l’amour. Dans la tradition franciscaine, jésuite et salésienne, c’est par la volonté d’abord que l’homme peut être uni à Dieu, secondairement par l’intellect.
4. Ms : l’amour de Dieu.
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Ô saint dégagement ! c’est toi qui fais place à /5 Dieu ! ô pureté ! ô purification en tout' ! /6. Ô soumission sans réserve ! c’est toi qui attires Dieu dans le fond des coeurs. Que les facultés soient après cela tout ce qu’il leur plaira, vous êtes, Seigneur, tout mon bien. Faites tout ce que vous voudrez de ce petit être. Qu’il agisse, qu’il soit inspiré, qu’il soit le sujet de vos impressions, tout est un en tout, et vôtre. Tout est à vous, de vous et pour vous. Je n’ai plus rien à y voir ni à y faire, pas un seul moment de ma vie n’est de mon ordonnance, tout est à vous. Je ne dois rien ajouter ni diminuer, ni chercher, ni réfléchir, c’est à vous de tout régler. La sainteté, la perfection, le salut, la direction, la mortification, c’est votre affaire. La mienne, Seigneur, est d’être content /7 de vous et ne m’approprier aucune action, ni passion, mais laisser tout à votre bon plaisir.
La doctrine du pur amour ne se donne que par l’action de Dieu et non par l’effort de l’esprit. Dieu instruit le coeur non par des idées, mais par les peines et les traverses. Cette science est une connaissance pratique par laquelle on goûte Dieu comme l’unique bien. Pour avoir cette science il 97 faut être dégagé /8 de tous les biens particuliers.
Et, pour arriver à ce but, il faut en être privé /9. Ainsi ce n’est que par une traverse continuelle et une longue suite de mortifications de toutes
5. Ms: de.
6. Ms : ô précipitation, ô tout.
7. Ms : contente.
8. Ms : dégagée.
9. Ms : privée.
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sortes d’inclinations et affections particulières que l’on est établi dans le pur amour. Il en faut venir au point que tout le créé ne soit plus rien et que Dieu soit tout. Et, pour cela, il faut que Dieu s’oppose à toutes les affections particulières de l’âme, de sorte que, dès qu’elle se porte à quelques formes spéciales, à quelque idée de piété, à quelques moyens de perfection ou de dévotion, par tels desseins, telles voies ou chemins pour y arriver, soit encore à des attaches de /10 personnes pour nous y introduire, ou enfin à quoi que ce soit, Dieu déconcerte nos vues et permet qu’au lieu de ces projets, nous ne trouvions en tout que /11 confusion, que troubles, que vide, que folie. À peine a-t-elle /12 dit : « C’est par là qu’il faut aller, c’est à cette personne, c’est de telle manière qu’il faut agir », aussitôt Dieu dit tout le contraire et retire sa vertu du moyen déterminé par l’âme. Ainsi, ne trouvant en tout que pure créature et conséquemment que vrai néant, l’âme est contrainte de recourir à Dieu 98 même et de se contenter de lui.
L’âme de qui le bien et le bonheur de Dieu deviennent le sien ne se répand plus par amour et par confiance dans les choses créées, ne les admet que par devoir, par ordre de Dieu et par application spéciale de sa volonté. Elle vit au-dessus de cette abondance et de cette disette dans la plénitude de Dieu qui est son bien
10. Ms : des.
11. Ms : et ne permet qu’au lieu de ces projets nous trouvions en tout.
12. Ms : a-t-il.
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permanent. Dieu trouve cette âme toute vide de propres inclinations, de propres mouvements, de propre choix : c’est un sujet mort et exposé dans une indifférence universelle. Le tout de l’être divin, venant ainsi à paraître au fond du coeur, répand sur la surface des êtres créés une surface de néant qui absorbe toutes leurs distinctions et toutes leurs variétés. Ainsi le créé au fond du coeur est sans vertu et sans efficace, et le coeur sans tendances et inclinations vers le créé parce que la majesté de Dieu en remplit toute la capacité. Le coeur vivant ainsi de Dieu est mort à tout le reste et tout est mort pour lui. C’est à Dieu, qui donne la vie à toutes choses, à vivifier l’âme à l’égard du créé et le créé à l’égard de l’âme. 99 C’est l’ordre de Dieu qui est cette vie. Le coeur, par cet ordre, est porté vers la créature et, par cet ordre, la créature est portée vers l’âme et admise. Sans cette vertu divine du bon plaisir de Dieu, le créé n’est point admis par l’âme et l’âme ne s’y porte point. Cette réduction de tout le créé premièrement dans le néant et /13 ensuite dans le point de l’ordre de Dieu, fait que chaque moment est à l’âme Dieu même /14 et toutes choses. Car chaque moment est un contentement de Dieu seul au fond du coeur et un abandon sans réserve à tout le créé possible, ou plutôt au créé et au créable dans l’ordre de Dieu. Chaque moment renferme donc tout.
La pratique d’une théologie si admirable consiste dans une chose si simple, si aisée, si présente qu’il n’y a qu’à le vouloir pour l’avoir. Ce dégagement, cet amour si pur, si universel, consiste en activité, en passiveté, en ce que l’âme doit faire avec la grâce et ce que la grâce doit opérer en elle sans exiger autre chose qu’abandon et consentement passif, c’est-à-dire tout ce que Dieu veut faire lui-même et que la théologie mystique explique par une infinité de subtiles conceptions, qu’il est souvent meilleur à l’âme de ne point savoir, puisque la pratique ioo n’exige que pur oubli et abandon.
Il suffit donc pour l’âme de savoir ce qu’elle doit faire. Cela est la chose du monde la plus aisée : c’est d’aimer Dieu comme le grand et l’unique tout, être content de ce qu’il est et s’acquitter de son devoir d’obligation avec soin et prudence. Une âme simple, par ce seul exercice, par ce chemin si droit, si éclairé et si gardé, marche à pas couverts et en assurance. Et tout l’admirable expliqué par la théologie mystique, qui consiste en croix et faveurs intérieures et extérieures, est opéré à l’insu de l’âme par la volonté de Dieu qui, pendant qu’elle ne pense qu’à aimer et obéir, fecit mirabilia magna solus /15, fait tout cela et le fait par des moyens qui sont tels que, plus l’âme s’abandonne, s’abstrait et se sépare de tout ce qui se passe en elle, plus cet ouvrage se perfectionne. Tandis que ses réflexions, ses recherches, ses industries ne pourraient que s’opposer à la manière d’agir de Dieu dans laquelle est tout son bien, car il la sanctifie, purifie, la dirige, l’éclaire, l’élève,
13. Ms : est.
14. Ms : chaque moment Dieu est à l’âme Dieu même.
15. « Lui seul a fait des merveilles » (Psaume 136, 4).
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l’étend, la rend utile aux autres, la rend apostolique par des façons et des moyens où la ici réflexion ne fait voir sensiblement que le contraire.
Dans le moment présent, tout est de nature à tirer l’âme de son sentier d’amour et d’obéissance simple. Il faut un abandon et un courage héroïque pour se tenir stable dans la simple fidélité active et chanter sa partie avec assurance, tandis que la grâce chante la sienne sur des airs et des tons qui ne font rien moins que de donner à entendre à l’âme qu’elle est trompée et perdue. Elle n’entend à ses oreilles que cela. Et si elle a le courage de laisser gronder le tonnerre et les éclairs, les tempêtes et foudres, de marcher de pied ferme dans le sentier de l’amour et de l’obéissance au devoir et à l’attrait présent, on peut dire qu’elle est semblable à l’âme de Jésus et qu’elle porte l’état de sa passion, pendant laquelle ce divin Sauveur marchait d’un pas égal dans l’amour de son Père et la soumission à sa volonté, en lui laissant faire les choses en apparence les plus contraires à la dignité d’une âme aussi sainte que la sienne.
Les coeurs de Jésus et de Marie, laissant le bruit de cette nuit si obscure, ils la laissent percer, et l’orage se fondre. Un déluge de choses, selon leur apparence toutes opposées aux 102 desseins de Dieu et à ses ordres, abîment les facultés de Jésus et de Marie, et, par la pointe du coeur, ils marchent sans s’ébranler dans le sentier de l’amour et de l’obéissance. Ils fixent uniquement les yeux sur ce qu’ils ont à faire et laissent faire à Dieu ce qui les regarde. Ils sentent toute 116 la pesanteur de cette action divine, ils gémissent sous le poids, mais ils ne chancellent et ne s’arrêtent pas un seul instant. Ils croient que tout ira bien pourvu que le coeur laisse faire Dieu et se tienne dans sa voie. Quand l’âme va bien, tout va bien, car ce qui est de Dieu, c’est-à-dire sa partie et son action, est pour ainsi dire le centre et le contrecoup de la fidélité de l’âme. Elle pousse l’âme et l’âme se repousse vers elle. C’est le beau côté de l’ouvrage qui se fait à peu près comme les superbes tapisseries qui se travaillent point par point et à l’envers : l’ouvrier qui s’y emploie n’y voit que son point et son aiguille, et tous ces points remplis successivement font des figures magnifiques qui ne paraissent que lorsque, toutes les parties étant achevées, on expose le beau côté au jour. Mais pendant le temps du travail, tout ce beau et merveilleux est dans l’obscurité.
Il en est de même de l’âme abandonnée : elle 103 ne voit que Dieu et son devoir. L’accomplissement de ce devoir n’est à chaque moment que comme un point imperceptible ajouté à l’ouvrage. Et cependant c’est avec ces points que Dieu opère ses merveilles dont on a quelquefois des pressentiments dans le temps, mais qui ne seront bien connues que dans le grand jour de l’éternité. Que la conduite de Dieu est pleine de bonté et de sagesse ! Il a tellement réservé à sa seule grâce et à sa seule action tout ce qu’il y a de sublime et de relevé, de grand, d’admirable dans la perfection et la sainteté ; il a [tellement] laissé à nos âmes aidées du secours de la grâce ce qui est petit, clair, facile, qu’il n’y a personne
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au monde à qui il ne soit aisé d’arriver à la perfection la plus éminente. Tout ce qui est de l’état, du devoir, des /16 qualités du corps est à la portée du chrétien. Excepté le péché, voilà tout ce que Dieu lui demande pour occuper sa fidélité active. Il n’attend de nous que de nous voir accomplir sa volonté signifiée par nos devoirs selon nos forces corporelles et spirituelles, en demeurant exacts à nos autres obligations, selon notre pouvoir. N’y a-t-il donc rien de plus facile et de [plus] raisonnable ? Quelle excuse à alléguer ? C’est là cependant tout l’ouvrage que 104 Dieu exige de l’âme dans l’ouvrage de sa sanctification. Il l’exige des grands et petits, des forts, des infirmes, en un mot de tous, en tout temps et tout lieu. Il est donc vrai qu’il ne demande de notre part [que] l’aisé et le facile, puisqu’il suffit de posséder ce fonds si simple pour arriver à une éminente sainteté.
Mais qu’est-ce donc que ce devoir qui, de notre part, fait toute l’essence de notre perfection ? Il y en a de deux sortes : un devoir général que Dieu impose à tous les hommes, et des devoirs particuliers qu’il prescrit à chacun, par lesquels il engage chaque homme dans les différentes conditions, et par conséquent à y remplir les devoirs prescrits par les commandements de Dieu, qui nous obligent à son amour, qui nous portent aux conseils /17 autant qu’ils peuvent
16. Ms : les.
17. Les « conseils » évangéliques, traditionnellement distingués des « commandements » ou « préceptes » qui, eux, s’imposent à tous.
118 devenir l’objet des attraits de sa grâce. Ce qu’il demande de chacun, ce n’est que suivant la capacité reçue. ce qui prouve son équité. ce que les livres de piété prescrivent ! ô vous qui vous accablez vous-mêmes par les idées terribles 105
que vous vous formez de la perfection ! c’est pour votre consolation que Dieu veut que j’écrive ceci. Apprenez ce que vous paraissez ignorer. Ce Dieu de bonté a rendu aisées toutes les choses nécessaires et communes dans l’ordre naturel, comme l’air, l’eau et la terre : rien de plus nécessaire que la respiration, le sommeil, la nourriture, mais aussi rien de plus facile. En vertu du commandement que Dieu en a fait, l’amour et la fidélité ne sont pas moins nécessaires dans l’ordre surnaturel. Il faut donc que les difficultés ne soient pas si grandes qu’on se les représente. Or ces choses, même [de] si peu de conséquence, Dieu veut bien s’en contenter dans la part que l’âme doit avoir dans l’ouvrage de sa perfection. Il s’en explique lui-même trop clairement pour en douter ; Deum time et observa mandata est omnis homo /18, c’est-à-dire : voilà tout ce que l’homme doit faire de son côté, voilà en quoi consiste sa fidélité active. Qu’il remplisse sa partie, Dieu fera le reste, la
18. Citation fautive (Deum time et mandata ejus observa ; hoc est enim omnis homo) : «Crains Dieu et observe ses commandements ; voilà tout l’homme » (Ecclésiaste 12, 13).
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grâce se le réservant à elle seule. Les merveilles qu’elle opérera passent toute l’intelligence de l’homme. Car ni l’oreille n’a entendu, ni l’oeil n’a point vu, ni le coeur n’a senti ce que Dieu conçoit dans son idée /19, résout dans sa volonté et exécute par sa puissance dans les âmes qui portent ce simple fond, cette toile si unie, cette couche si aisée à appliquer, ces traits si beaux et si achevés et finis ; ces figures si admirables, que les mains de la divine Sagesse savent seules faire en travaillant sur le fond de cette simple toile d’amour et d’obéissance que l’âme tient tendue sans penser, sans chercher, sans réfléchir pour connaître ce que Dieu ajoute : car elle se fie à lui, elle s’abandonne et, tout occupée de son devoir, elle ne pense ni à elle, ni à ce qui lui est nécessaire, ni aux moyens de se le /20 procurer. Plus elle s’applique à son petit ouvrage tout simple et tout caché, tout secret et tout méprisable qu’il est à l’extérieur, plus Dieu le diversifie, l’embellit, l’enrichit par la broderie et les couleurs qu’il y mêle : mirificavit Dominus sanctum, etc. /21. Il est vrai qu’une toile simplement abandonnée à l’aveugle au pinceau ne sent à chaque moment que la simple application du pinceau. Chaque coup de ciseau ne peut faire sentir à une pierre aveugle qu’une pointe cruelle 107 qui la détruit. Car la pierre, par ces coups réitérés, ne sent rien moins que la figure que l’ouvrier opère en elle. Elle ne sent qu’un ciseau
19. Cf. I Corinthiens 2, 9.
20. Ms : les.
21. « Pour son saint, Dieu a fait merveille » (Psaume 4, 4).
qui la diminue, qui la racle, qui la coupe, qui la défigure. Et une pauvre pierre, par exemple, que l’on veut faire devenir un crucifix, une statue, et qui ne le sait pas, [si] on lui demande : « Qu’est-ce donc qui se passe en toi ? », elle pourrait répondre : « Ne me le demandez pas, Car, quant à moi, je n’ai autre chose à savoir et à faire qu’à me tenir ferme sous la main de mon maître, et à aimer ce maître, et à souffrir son action pour l’ouvrage auquel je suis destinée. C’est à lui de connaître le moyen de l’exécuter. J’ignore ce qu’il fait et ce que je deviens par son opération. Je sais seulement que ce qu’il fait est le meilleur et le plus parfait, et je reçois chaque coup de ciseau comme ce qu’il y a de plus excellent pour moi, quoiqu’à dire le vrai, chaque coup ne porte dans mon sentiment que l’idée d’une ruine, d’une destruction, de défigurement. Mais je laisse tout cela et, contente du moment présent, je ne pense qu’à ce qui est du devoir, et je reçois l’opération de ce maître habile sans le connaître et sans m’en Occuper ». Oui, chères âmes, âmes simples, laissez à 108 Dieu ce qui lui appartient et filez en paix et doucement votre quenouille. Tenez pour vous que ce qui se passe intérieurement est le meilleur ainsi qu’extérieurement. Laissez faire Dieu et, à lui abandonnées, laissez la pointe du ciseau et de l’aiguille agir. Ne sentez pour toutes ces variétés si grandes qu’une simple apposition de couleurs qui paraît propre à barbouiller votre toile. Ne correspondez à toutes ces opérations divines que par la manière si uniforme et si simple d’une entière remise, de l’oubli et de
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l’application à votre devoir. Marchez dans votre ligne et, sans savoir la carte du pays, les tenants et aboutissants, les noms, les qualités, les lieux, marchez à l’aveugle sur cette ligne, et tout cela vous sera appliqué passivement. Cherchez le seul règne de Dieu et sa justice par l’amour de l’obéissance, et tout vous sera donné.
On voit un grand nombre d’âmes qui s’inquiètent et qui demandent : « Qui nous donnera la sainteté et la perfection, la mortification, la direction ? /22 » Laissez-les dire, laissez-les chercher dans les livres les termes, les qualités de ce merveilleux ouvrage, sa nature et ses parties. 109 Quant à vous, demeurez en paix dans l’unité de Dieu par votre amour et marchez à l’aveugle dans le sentier ferme et droit de vos obligations : les anges sont à côté de cette nuit et leurs mains servent de barrière. Si Dieu veut de vous davantage, son inspiration vous le fera connaître. L’ordre de Dieu donne à toutes choses un ordre surnaturel et divin. Tout ce qu’il touche, tout ce qu’il renferme et tous les objets sur lesquels il se répand, deviennent /23 sainteté et perfection, car sa vertu n’a point de bornes. Pour diviniser ainsi toutes choses et ne point s’écarter à gauche, il faut considérer si l’inspiration reçue de Dieu, telle que l’âme se le persuade, ne l’éloigne point des devoirs de son état. En ce cas, l’ordre de Dieu doit être préféré, il n’y a rien à craindre, à exclure, à distinguer. Et c’est pour l’âme le
22. Cf. Psaume 4, 6 : « Beaucoup disent : qui nous fera voir le bonheur h »
23. Ms : devient.
moment précieux et le plus salutaire pour elle, pouvant s’assurer qu’elle accomplit le bon plaisir de son Dieu.
Chaque saint est saint par ces mêmes devoirs auxquels cet ordre l’applique. Ce n’est point [pari les choses en elles-mêmes, leurs natures, qualités propres, qu’il faut mesurer la sainteté, ce n’est que par cet ordre suivi, qui marque la sainteté de l’âme et l’opère en elle, l’éclairant, la purifiant et mortifiant. Toute la vertu de ce qui 110 s’appelle saint est donc dans cet ordre de Dieu. Ainsi il ne faut rien rechercher, rien rejeter, mais prendre tout de sa part et rien sans lui. Les livres, les avis des sages, les prières vocales, les affections intérieures, si l’ordre de Dieu les ordonne, tout cela instruit, dirige, unit. En vain le quiétisme ne veut point adopter tous [ces] moyens et tout le sensible, car il y a des âmes que Dieu veut faire aller par cette voie, et leurs états et leurs attraits le marque[ntj assez sensiblement. En vain l’on se figure des façons d’abandon où toute la propre activité est rejetée, car si l’ordre de Dieu est qu’on se procure certaines choses par soi-même, l’abandon consiste à le faire. En vain on détermine, le plus parfait est la soumission à l’ordre de Dieu. Cet ordre, pour les uns, se borne aux devoirs de leur état et à ce qui vient de providence sans aucune activité, voilà le plus parfait de ceux-là. Pour les autres, outre ce qui vient de providence sans activité, cet ordre marque encore plusieurs autres devoirs singuliers, plusieurs actions qui s’étendent au-delà de l’état. L’attrait et l’inspiration sont alors la marque de l’ordre de la volonté de Dieu. Et le
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plus parfait de ces âmes est d’ajouter toutes les choses inspirées, mais avec les précautions 111 que l’inspiration exige, aux devoirs de l’état et aux choses de pure providence. Et d’aller se figurer que ces âmes sont plus ou moins parfaites, précisément à cause des différentes choses où elles sont appliquées, c’est placer la perfection non dans la soumission à l’ordre de Dieu, mais dans les choses. Dieu se forme les saints comme il lui plaît. C’est son ordre qui les fait tous, et tous sont soumis à cet ordre. Cette soumission est le véritable abandon, c’est le plus parfait.
Les devoirs de l’état et ce qui vient de providence sont communs à tous les saints, c’est ce que Dieu marque à tous généralement. Ils vivent cachés dans l’obscurité, car le monde est si malheureux qu’ils évitent les écueils, mais ils ne comptent pas pour cela être des saints. Plus ils sont soumis à cet ordre de Dieu, plus aussi ils se sanctifient. Mais il ne faut pas croire que ceux en qui Dieu fait éclater les vertus par des actions singulières et extraordinaires, par des attraits et inspirations non suspects dans l’ordre de Dieu qui devient un devoir, en aillent pour cela moins par la voie d’abandon. Ils ne seraient pas abandonnés à Dieu et à sa volonté, et elle ne serait pas maîtresse de tous leurs moments, et tous leurs moments ne seraient pas la volonté de Dieu s’ils 112 se contentaient des devoirs de leur état et des choses de pure providence. Il faut qu’ils s’étendent et se mesurent selon l’étendue des desseins de Dieu par cette voie qui leur est intimée par l’attrait, et [quel l’inspiration leur soit un devoir
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et qu’ils y soient fidèles. Et comme il y a des âmes dont tout le devoir est marqué par une loi extérieure et qui s’y doivent /24 tenir renfermées parce que l’ordre de Dieu les y resserre, il faut que les autres, outre le devoir extérieur, soient encore fidèles à cette loi intérieure que le Saint-Esprit leur grave dans le coeur.
Mais qui sont les plus saints ? C’est pure et vaine curiosité de le chercher. Chacun doit suivre la route qui lui est tracée. La sainteté consiste à se soumettre à l’ordre de Dieu et à ce qui s’y trouve de plus parfait. Le reste de ces connaissances ne nous avance de rien, puisque ce n’est point dans la quantité ou qualité des choses ordonnées qu’il faut rechercher la sainteté. Si l’amour propre est le principe qui nous fait agir, ou s’il n’est pas rectifié lorsque l’on s’aperçoit de ses recherches, on sera toujours pauvre dans l’abondance que l’ordre de Dieu ne remplit pas. Cependant, pour décider en quelque chose la question, je pense que la sainteté répond à l’amour qu’on a pour le bon plaisir de Dieu, 113 et que plus cet ordre et volonté sont aimés, de quelque nature que soit le matériel qui les ordonne /25, plus aussi il y a de sainteté. Et cela se voit en Jésus, Marie et Joseph, car dans leur vie particulière il y a eu plus de grandeur et de forme que de matière. Et on n’écrit pas que ces personnes si saintes aient cherché la sainteté des
24. Ms : s’y doivent s’y.
25. Quelles que soient les choses qui expriment l’ordre et la volonté de Dieu. Ms : de quelque nature que ce soit le matériel qui les ordonne.
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choses, mais seulement la sainteté dans les choses. Il faut donc conclure qu’il n’y a point de voie particulière et singulière qui soit la plus parfaite, mais que le plus parfait en général est la soumission à l’ordre de Dieu, chacun dans son état et condition 26.
Le premier devoir est le nécessaire, auquel il faut même se contraindre. Le second est le devoir de l’abandon et pure passiveté. Le troisième demande beaucoup de simplicité, de douce et suave cordialité, mobilité d’âme au souffle de la grâce qui fait tout faire, car on ne fait que se laisser aller et obéir simplement, librement, à ses impressions. Et pour n’y être point trompé /27, Dieu ne manque jamais de donner aux âmes de sages conducteurs qui 114 marquent la liberté ou la réserve que l’on doit avoir pour faire usage de ses inspirations. Et c’est le troisième devoir, qui proprement excède toute loi, toute forme et toute manière déterminée. C’est ce qui fait le singulier et l’extraordinaire dessein, c’est ce qui règle leurs prières vocales, leurs paroles intérieures, le sentiment de leurs facultés et l’éclatant de leurs vies : ces austérités, ce zèle, cette prodigalité de tout eux-mêmes pour le prochain. Et comme cela appartient à la loi intérieure du Saint-Esprit, personne ne doit s’y porter et se le prescrire, ni le désirer, ni gémir de ne pas avoir ces grâces qui nous font entreprendre ces sortes de vertus non communes, car elles ne doivent avoir lieu dans ces
26. Ms : et dans chaqu’une de son état et condition.
27 Ms : trompée.
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circonstances que par l’ordre de Dieu. Sans cela, comme nous l’avons dit, il y aurait à craindre l’illusion où notre esprit aurait part.
Il faut remarquer qu’il y a des âmes que Dieu veut tenir cachées, obscures et petites à leurs yeux et à ceux des autres ; que, bien loin de leur ordonner de telles choses apparentes, son ordre ne porte pour elles que le contraire. Et, si elles sont bien instruites, elles seraient trompées d’aller par cette voie : la leur est la fidélité dans leur marche, et [elles] se trouvent en paix dans leur bassesse. Il n’y a donc de différence dans 115 leurs voies que ce qu’elles en mettraient dans l’amour et soumission à la volonté de Dieu. Car si elles surpassaient ces âmes qui semblent travailler plus qu’elles par les travaux extérieurs, qui ne doute que leur sainteté ne fût plus éminente ? Cela montre que chaque âme doit se contenter des devoirs de son état, des ordres de pure providence : il est clair que Dieu l’exige de toutes les âmes. Pour ce qui est de l’attrait et l’impression vive reçue dans l’âme, il ne faut pas s’y déterminer de soi-même, ni augmenter ce sentiment intérieur. L’effort naturel est directement opposé et contraire à l’infusion. Cela doit venir dans la paix. La voix de l’époux doit réveiller l’épouse, ne devant aller qu’autant que le souffle de l’Esprit Saint l’anime : si elle sort par elle-même, elle ne fera rien du tout. Quand donc elle ne sent point d’attrait et de grâce pour tant de merveilles qui rendent les saints admirables, il faut qu’elle se fasse justice à elle-même et qu’elle dise : « Dieu a voulu cela des saints et ne le veut pas de moi. » Je crois que, si les
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bonnes âmes étaient instruites de cette conduite 116 qu’elles doivent tenir, elles s’épargneraient bien de la peine. J’en dis de même des personnes du monde et des âmes de providence : si les premières savaient ce qu’elles ont dans les mains à chaque instant à pratiquer, je veux dire leurs devoirs journaliers et les actions de leur état ; si les secondes connaissaient les choses /28 dont elles ne font point de cas et qu’elles regardent même comme inutiles et étrangères à la sainteté, dont elles se forment des idées qui les étonnent et qui, toutes bonnes qu’elles sont, ne laissent pas de leur nuire parce qu’elles les bornent à ce qu’elles s’en figurent d’éclatant et de merveilleux ; si toutes savaient que la sainteté consiste dans toutes les croix de providence de chaque moment que leur état leur fournit, et que ce n’est pas cet état extraordinaire qui est ce qui conduit au plus élevé de la perfection (la pierre philosophale est la soumission à l’ordre de Dieu pour changer en or divin toutes leurs occupations, etc.), qu’ils seraient heureux ! Qu’ils verraient que, pour être saint, il n’y aurait pas plus à faire qu’ils ne font et à souffrir qu’ils ne souffrent ; que ce qu’ils laissent perdre et ne comptent pour rien suffirait pour acheter une sainteté éminente !
117 Que je désirerais être missionnaire de votre sainte volonté et apprendre à tout le monde qu’il n’y a rien de si aisé, de si commun, ni de si présent dans les mains de tout le monde que la sainteté ! que, de même que le bon larron et le mauvais n’avaient pas des choses différentes à
28. Ms : connaissaient que les choses.
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faire et à souffrir pour être saints, ainsi deux âmes, dont l’une est mondaine et l’autre tout intérieure et spirituelle n’ont rien de plus à faire et à souffrir [l’une que l’autre] ; et que celle qui se damne, [se damne] en faisant par fantaisie ce que l’autre, qui se sauve, fait par soumission à votre volonté ; et que celle qui se damne, se damne en souffrant avec regret et avec murmure ce que l’autre [souffre] avec résignation ; ce n’est donc que le coeur qui est différent. Ô chères âmes qui lisez ceci, il ne vous en coûtera pas davantage. Faites ce que vous faites, souffrez ce que vous souffrez, il n’y a que votre coeur seul à changer. Ce qu’on entend par le coeur, c’est la volonté. Ce changement consiste donc à vouloir tout ce qui vous arrive par l’ordre de Dieu. Oui, la sainteté du coeur est un simple tout, une simple disposition de volonté conforme à celle de Dieu. Qu’y a-t-il de plus aisé ? Car qui ne peut aimer une volonté si aimable et si bonne ? 118 Et, par ce seul amour, tout devient divin.
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Il n’y a rien de plus raisonnable, de plus parfait, de plus divin que la volonté de Dieu. Sa valeur infinie peut-elle croître par quelques différences des temps, des lieux, des choses ? Si on vous donne le secret de la trouver à tous moments en toutes choses, vous avez donc ce qu’il y a de plus précieux et de plus digne de nos désirs. Que souhaitez-vous, âmes saintes ? Donnez-vous une libre carrière, portez vos voeux au-delà de toute mesure et de toutes bornes, étendez, dilatez votre coeur à l’infini, j’ai de quoi le remplir ! Il n’est point de moment où je ne vous fasse trouver tout ce que vous pouvez désirer.
Ce moment présent est toujours plein de trésors infinis, il contient plus que vous n’avez de capacité. La foi est la mesure, vous y trouverez autant que vous croyez. L’amour est aussi la mesure. Plus votre coeur aime, plus il désire et plus il croit trouver, plus il trouve. La volonté de Dieu se présente à chaque instant comme une
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119 mer immense, que votre coeur ne peut épuiser. Il n’en reçoit qu’autant qu’il s’étend par la foi et la confiance et l’amour. Tout le reste du créé ne peut remplir votre coeur qui a plus de capacité que ce qui n’est pas Dieu. Les montagnes qui effraient les yeux ne sont que des atomes dans le coeur. C’est dans cette volonté, cachée et voilée dans tout ce qui vous arrive au moment présent, qu’il faut puiser, et vous la trouverez toujours infiniment plus étendue que vos désirs. Ne faites la cour à personne, n’adorez point l’ombre et le fantôme, ils ne peuvent ni vous donner ni vous ôter. La seule volonté de Dieu fera votre plénitude, qui ne vous laissera aucun vide. Adorez-la, allez droit à elle, pénétrant et abandonnant toutes les apparences. La mort des sens, leur nudité, leur soustraction ou destruction sont le règne de la foi. Les sens adorent les créatures, la foi adore la volonté divine. Ôtez les idoles aux sens, ils pleurent comme des enfants désespérés /1 ; mais la foi triomphe, car on ne peut lui enlever la volonté de Dieu. Quand le moment effraie, affame, dépouille, accable tous les sens, alors il nourrit, il enrichit, il vivifie la foi, qui se rit des pertes comme un gouverneur 120 dans une place imprenable se rit de remparts inutiles.
Quand la volonté de Dieu s’est révélée à une âme et lui a fait sentir qu’elle se donne à elle, aussi de son côté elle éprouve en toutes rencontres un secours puissant. Pour lors elle goûte par expérience le bonheur de cette venue
I. Ms : désespérées.
de Dieu dont elle ne jouit que parce qu’elle a compris dans la pratique l’abandon où elle doit être à tous les moments de cette volonté tout adorable. Pensez-vous qu’elle juge des choses comme ceux qui les mesurent par les temps et qui ignorent le trésor inestimable qu’elles renferment /2 ? Celui qui sait que cette personne déguisée est le roi en use bien autrement à son arrivée que celui qui, voyant une figure d’un homme du commun, traite cette personne selon l’apparence. De même l’âme qui voit la volonté de Dieu dans les plus petites choses, dans les plus désolantes et les plus mortelles et qui en vit /3, reçoit tout avec une joie, une jubilation, un respect égal. Et ce que les autres craignent et fuient, elle ouvre toutes ses portes pour le recevoir avec honneur. L’équipage est petit, les sens le méprisent, mais le coeur, sous cette apparence vile, respecte également la majesté royale ; et plus elle s’abaisse pour venir à ce petit train et en 121 secret, plus le coeur est pénétré d’amour. Je ne puis rendre ce que le coeur sent quand il reçoit la divine volonté si rapetissée, si pauvre, si anéantie. Ah ! que cette pauvreté d’un Dieu, cet anéantissement jusqu’à loger dans une crèche, reposer sur un peu de paille, pleurant, tremblant, pénètre le beau coeur de Marie ! Interrogez les habitants de Bethléem, ce qu’ils pensent. Si cet enfant était dans un palais avec l’appareil des
2. Ms : qu’elle renferme. L’action de Dieu ne se laisse pas assigner de « temps », de « moments » prévisibles ou consacrés.
3. Ms : rit.
princes, ils lui feraient la cour. Mais demandez à Marie, à Joseph, aux mages, aux pasteurs : ils vous diront qu’ils trouvent dans cette pauvreté extrême un je ne sais quoi qui leur rend Dieu plus grand et plus aimable. Ce qui manque aux sens rehausse, accroît et enrichit la foi. Moins il y a pour ceux-là, plus il y a pour l’âme.
Adorer Jésus sur le Thabor /4, aimer la volonté de Dieu dans les choses extraordinaires, cela n’est pas si fort une vie excellente de foi que d’aimer la volonté de Dieu dans les choses communes et d’adorer Jésus sur la croix. Car la foi n’est excellemment vivante que lorsque l’apparent et le sensible la /5 contredisent et font effort pour la détruire. Cette guerre des sens rend 122 la foi plus glorieusement victorieuse. Trouver également Dieu dans les plus petites choses et les communes comme dans les grandes, c’est avoir une foi non commune, mais grande et extraordinaire. Se contenter du moment présent, c’est [se contenter] de goûter et d’adorer la volonté divine dans tout ce qui se rencontre à souffrir et à faire, ce qui compose par leurs successions le moment présent. Ces âmes simples, par la vivacité de leur foi, adorent Dieu également dans tous les états les plus humiliants, rien ne le dérobe au perçant de leur foi. Plus les sens disent : « Ce n’est point là un Dieu », plus ces âmes embrassent et serrent le
4. Allusion à la transfiguration du Christ (cf. Matthieu 17, 1).
5. Ms : le.
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bouquet de myrrhe/6. Rien ne les étonne, ne les dégoûte. Marie verra fuir les Apôtres, elle demeurera constamment au pied de la croix et reconnaîtra son Fils, quelque défiguré qu’il soit par les crachats et les plaies. Au contraire, elles le rendent plus adorable, plus aimable aux yeux de cette tendre mère. Et plus on vomira contre lui de blasphèmes, plus sa vénération sera grande. La vie de la foi n’est qu’une poursuite continuelle de Dieu au travers de ce qui le déguise, le défigure, le détruit, pour ainsi dire, et l’anéantit.
Voici encore Marie depuis l’étable jusqu’au calvaire : elle trouve toujours un Dieu que tout le monde méconnaît, abandonne et persécute. De 113 même, les âmes de foi outrepassent une suite continuelle de morts, de voiles, d’ombres et d’apparences qui font effort pour rendre la volonté de Dieu méconnaissable, [elles] la poursuivent et l’aiment jusqu’à la mort de la croix. Elles savent qu’il faut toujours laisser les ombres pour courir après ce divin soleil qui, depuis son lever jusqu’à son coucher, quelques nuées sombres et épaisses qui le cachent, éclaire, réchauffe, embrase les coeurs fidèles qui le bénissent, le louent, le contemplent dans tous les points de ce cercle mystérieux'. Courez donc, âmes fidèles, contentes et infatigables, après ce cher époux qui marche à pas de géant et va d’un bout du ciel à l’autre ! Rien ne peut se dérober à ses yeux. Il marche au-dessus des plus petits
6. Ms : mirthe. Cf. Cantique 1, 13.
7. Cf. Psaume 18, 6-7.
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brins d’herbe comme au-dessus des cèdres. Les grains de sable se trouvent sous ses pieds comme les montagnes. Partout où vous pouvez mettre le pied, il y a passé. Et il n’y a qu’à le poursuivre incessamment pour le trouver partout où vous serez.
La parole de Dieu écrite est pleine de mystère, sa parole exécutée dans les événements du monde ne l’est pas moins. Ces deux livres sont vraiment scellés. La lettre de tous les deux tue. 124 Dieu est le centre de la foi. C’est un abîme de ténèbres qui, de ce fonds, se répand sur toutes les productions qui en sortent. Toutes ses paroles, toutes ses oeuvres ne sont pour ainsi dire que des rayons obscurs de ce soleil encore plus obscur. Nous ouvrons les yeux du corps pour voir le soleil et ses rayons, mais les yeux de notre âme, par lesquels nous voyons Dieu et ses ouvrages, sont des yeux fermés. Les ténèbres tiennent ici la place de la lumière, la connaissance est une ignorance, et on voit en ne voyant pas. L’Écriture Sainte est une parole obscure d’un Dieu encore plus obscur. Les événements du siècle sont des paroles obscures de ce même Dieu si caché et si inconnu. Ce sont des gouttes de la nuit /8, mais d’une mer de nuit et de ténèbres. Toutes les gouttes, tous les ruisseaux tiennent de leur origine. La chute des anges, celle d’Adam, l’impiété et l’idolâtrie des hommes, devant et après le déluge, du vivant des Patriarches qui savaient et racontaient à leurs enfants l’histoire
8. Cf. Cantique 5. 2 : « Ma tête est couverte de rosée, mes boucles, des gouttes de la nuit. »
136 de la création et de la conservation encore toute récente : voilà des paroles bien obscures de l’Écriture Sainte ! Une poignée de monde préservée de l’idolâtrie dans la perte générale de tout le monde jusqu’à la venue du Messie, l’impiété toujours régnante, toujours puissante, ce petit nombre de défenseurs de la vérité 125 toujours persécutés et maltraités, les traitements faits à Jésus-Christ, les plaies de l’Apocalypse... Quoi donc ? ce sont là des paroles de Dieu ? C’est ce qu’il a révélé, ce qu’il a dicté. Et les effets de ces terribles mystères qui continuent jusqu’à la fin des siècles, sont encore la parole vivante que nous enseignent sa sagesse, sa puissance, sa bonté. Tous les attributs divins l’expriment par tout ce qui arrive au monde, tous le 9 prêchent. Hélas ! il faut le croire, cela ne se voit point. Que veut dire Dieu par les Turcs, les Hollandais, les protestants ? Tout cela prêche avec éclat, tout cela signifie les perfections infinies. Pharaon et tous les impies qui l’ont suivi et le suivront ne sont que pour cela. Mais assurément, si l’on ouvre les yeux, la lettre dit le contraire. Il faut s’aveugler et cesser de raisonner pour y voir des mystères divins.
Vous parlez, Seigneur, à tous les hommes en général, par les événements généraux. Toutes les révolutions ne sont que des flots de votre providence qui excitent des orages et des tempêtes dans le raisonnement des gens curieux. Vous parlez en particulier à tous les hommes par ce qui leur arrive de moment en moment. Mais, au
9. Ms : les.
137
126 lieu d’entendre en tout cela la voix de Dieu, de respecter l’obscurité et le mystérieux de sa parole, on [n’]y regarde que la matière, le hasard, l’humeur des hommes. On trouve à redire à tout, on veut ajouter, dominer, réformer, et on se donne une liberté entière de commettre des excès dont le moindre serait un attentat s’il s’agissait d’une seule virgule des Saintes Écritures : « C’est la Parole de Dieu, dit-on, tout est saint, véritable. » Si on n’y comprend rien, on [n’ ]en a que plus de vénération, on rend gloire et justice aux profondeurs de la sagesse de Dieu. Cela est bien juste. Mais ce que Dieu vous dit, chères âmes, ses paroles qu’il prononce de moment en moment, qui ont pour corps non de l’encre et du papier, mais ce que vous souffrez, ce que vous avez à faire de moment à autre, ne méritent-elles 1° rien de votre part ? Pourquoi ne respectez-vous pas en tout cela les vérités et la bonté de Dieu ? Il n’y a rien qui ne vous déplaise. vous censurez tout ? Ne voyez-vous pas que vous mesurez par les sens et la raison ce qui ne peut se mesurer que par la foi ? et que vous avez grand tort de lire avec les yeux de la foi la parole de Dieu dans les Écritures, en la lisant avec d’autres yeux dans ses opérations ?
127 Il faut de la foi pour tout ce qui est divin. Si nous vivions sans interruption de la vie de la foi, nous serions dans un commerce continuel avec Dieu, nous lui parlerions bouche à bouche. Ce que l’air est à nos pensées et à nos paroles pour les transmettre, tout ce qui nous arrive à faire et
10 Ms : mérite-t-elle.
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à souffrir le serait à celles de Dieu. Ce ne serait que le corps de sa parole, en tout elle le produirait au-dehors, tout nous serait saint, tout nous serait excellent. La gloire établit cet état dans le ciel, la foi l’établirait sur la terre, il n’y aurait de différence que dans la manière.
Nous ne sommes proprement bien instruits que par les paroles que Dieu prononce exprès pour nous. Ce n’est pas par les livres, ni par la curieuse recherche des histoires que l’on devient savant dans la science de Dieu : cela n’est qu’une science vaine et confuse qui enfle beaucoup. Ce qui nous instruit, c’est ce qui nous arrive de moment à autre /11, qui forme en nous cette science expérimentale que Jésus-Christ a voulu avoir avant que d’enseigner quant à l’extérieur, puisqu’étant Dieu, par la prescience il connaît tout. Mais, pour nous, elle nous est absolument nécessaire si nous voulons parler au coeur des personnes que Dieu nous adressera. L’on ne 128 sait parfaitement que ce que l’expérience nous a appris par la souffrance et par l’action. C’est là l’aile du Saint-Esprit qui parle au coeur des paroles de vie, et tout ce qu’on dit à d’autres doit sortir de cette source. Ce qu’on lit, ce que l’on voit ne devient science divine que par cette fécondité, cette vertu et cette lumière que lui donne l’acquis. Tout cela n’est qu’une pâte, le levain y est nécessaire, le sel doit l’assaisonner et, lorsqu’il n’y a que des idées vagues sans ce sel, l’on est comme des visionnaires qui savent les chemins de toutes les villes et s’égarent en
11. À chaque moment.
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allant à leur maison. Il faut donc écouter Dieu de moment à moment pour être docte dans la théologie vertueuse qui est toute pratique et expérimentale.
Laissez là ce qui est dit aux autres, n’écoutez que ce qui vous est dit pour vous et à vous. Il y en a assez pour exercer votre foi, car tout l’exerce, la purifie, l’accroît par son obscurité. La foi est l’interprète de Dieu dans les éclaircissements qu’elle donne. On ne pense pas même que Dieu parle, on n’entend que le langage confus des créatures qui ne signifie que misères et que mort. Mais la foi enseigne premièrement 129 que c’est le suc de la Sagesse qui pénètre les épines. Elle développe ensuite ses chiffres, et on ne voit que grâces et perfections divines dans ce galimatias et ce jargon des créatures. La foi donne une face céleste à toute la terre. C’est par elle que le coeur est transporté, ravi pour converser dans le ciel. Tous les moments sont des révélations que Dieu lui fait. Tout ce que nous voyons d’extraordinaire dans les saints, visions, paroles intérieures, ce n’est qu’un crayon de l’excellence de leur état continuel et caché dans l’exercice de la foi. Car cette foi ressent ces transports, puisque la vie, c’est de posséder tout cela dans tout ce qu’il arrive de moment en moment. Lorsque cela éclate visiblement, ce n’est pas que la foi ne l’ait déjà, mais c’est pour en faire voir l’excellence et attirer les âmes à la pratique, comme la gloire du Thabor et les miracles de Jésus-Christ n’étaient pas des surcroîts de son excellence : c’étaient des éclairs qui sortaient de temps en temps de cette nuée
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obscure de l’humanité pour la rendre aimable aux autres.
Le merveilleux des saints, c’est leur vie de foi continuelle en toutes choses. Tout le reste, sans elle, ne serait que diminution de sainteté. Leur sainteté, dans la foi amoureuse qui les fait jouir 130 de Dieu en toutes choses, n’a pas besoin de cet extraordinaire. S’il devient utile, c’est pour les autres, qui peuvent avoir besoin de ce témoignage et de ces signes. Pour l’âme de foi, contente de son obscurité, elle ne s’y appuie point. Elle les laisse saillir pour que le prochain en profite, et ne prend pour elle que ce qu’elle trouve de plus commun : ordre de Dieu, bon plaisir de Dieu, qui exercent sa foi en se cachant et non en se manifestant. La foi ne veut point d’épreuves /12 et ceux qui ont besoin d’épreuves ont moins de foi. Ceux qui vivent de foi reçoivent l’épreuve non comme épreuve, mais comme ordre de Dieu. Et, en ce sens, les choses extraordinaires ne contredisent point l’état de pure foi. Mais il se trouve, en beaucoup de saints que Dieu élève pour le salut des âmes, des raisons qui éclairent les plus faibles. C’est ainsi qu’étaient les prophètes et les Apôtres et que tous les saints ont été et seront quand Dieu les choisit pour les mettre sur le chandelier. Or il y en aura toujours, comme il y en a toujours eu. Il y en a une infinité dans l’Église qui sont cachés et qui, n’étant faits que pour briller dans le ciel, ne répandent dans cette vie aucune lumière, mais
12. Au sens de « preuve » qu’avait alors le mot. De même dans les lignes suivantes.
141
131 vivent et meurent dans une profonde obscurité. Il n’y a que la source qui puisse désaltérer, les ruisseaux irritent la soif. Si vous voulez penser, écrire et vivre comme les prophètes, les Apôtres, les saints, abandonnez-vous comme eux à l’opération divine.
Ô amour inconnu ! il semblerait que vos merveilles soient finies et qu’il n’y ait plus qu’à copier vos anciens ouvrages, à citer vos discours passés. Et l’on ne voit pas que votre action inépuisable est une source infinie de nouvelles pensées, de nouvelles souffrances, de nouvelles actions, de nouveaux patriarches, de nouveaux prophètes, de nouveaux Apôtres, de nouveaux saints qui n’ont pas besoin de copier la vie ni les écrits les uns des autres, mais de vivre dans un perpétuel abandon à vos secrètes opérations. Sans cesse nous entendons dire : « Les premiers siècles ! Le temps des saints !» Quelle façon de parler ! Tous les temps ne sont-ils pas la succession des effets de l’opération divine qui s’écoule sur tous les instants, les remplit, les sanctifie, les surnaturalise tous ? Y a-t-il jamais une ancienne manière de s’abandonner à cette opération qui ne soit pas de saison ? Les saints des premiers temps ont-ils eu d’autres secrets que celui de 132 devenir de moment en moment ce que cette action divine en voulait faire ? Et cette action cessera-t-elle jusqu’à la fin du monde de répandre sa grâce sur les âmes qui s’abandonneront à elle sans réserve ?
Oui, cher amour ! adorable, éternel et éternellement fécond et toujours merveilleux ! Action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine,
ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce n’est pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c’est en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C’est en cela que je veux tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n’est faute que de savoir faire tout l’usage que l’on peut de l’action divine qu’on a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce qu’on trouve dans l’unité d’origine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. Jésus nous a envoyé un maître que nous [n’]écoutons pas assez. Il parle à tous les coeurs et il dit à chacun la parole de 133 vie, la parole unique. Mais on ne l’entend pas ! L’on voudrait savoir ce qu’il a dit aux autres, et on n’écoute pas ce qu’il dit à nous-mêmes ! Nous ne regardons pas assez les choses dans l’être surnaturel que l’action divine leur donne. Il faut toujours le recevoir et agir selon son mérite à coeur ouvert, d’un air plein de confiance et de générosité, car il ne peut faire de mal à ceux qui le reçoivent ainsi.
L’immense action qui, dans le commencement des siècles et jusqu’à la fin, est toujours la même en soi, s’écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à l’âme simple qui l’adore, l’aime et en jouit uniquement. Vous seriez ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de cette force, une vie de cette manière
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vous seraient agréables : tout perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. Et moi, Seigneur, je rends gloire et toute gloire à votre action. Je trouve en elle tout le bonheur du martyre, des austérités, des services rendus au prochain. Cette action me 134 suffit et, de quelque manière qu’elle me fasse vivre et mourir, je suis content. Elle me plaît par elle-même au-delà de toutes [les] qualités de ses instruments, de ses effets, puisqu’elle s’étend sur tout, qu’elle divinise tout, qu’elle change tout en soi. Tout m’est ciel, tous mes moments me sont l’action divine toute pure. Et, en vivant et en mourant, je veux être content d’elle.
« Oui, chères âmes, je ne vous marquerai plus les heures et les manières. Vous serez toujours les bienvenues. » Il me semble, action divine, que vous m’avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd’hui de vous, coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment : vous les soutenez, vous les agitez. Ce n’est donc plus dans les bornes étroites d’un livre, d’une vie de saints ou d’une idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. L’action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les pensées des personnes spirituelles, je n’irai plus 135 demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour.
Oui, Seigneur, je veux vivre d’un air à vous
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faire honneur, en enfant d’un vrai père infiniment sage, bon et puissant. Je veux vivre comme je crois. Et, puisque cette action divine s’applique par toutes choses, à tout moment, à ma perfection, je veux vivre de ce grand et immense revenu, revenu immanquable, toujours présent et de la façon la plus propre. Y a-t-il créatures dont l’action puisse égaler celle de Dieu ? Et, puisque cette main incréée manie elle-même tout ce qui m’arrive, irai-je chercher des secours dans les créatures qui sont impuissantes, ignorantes et sans affection ? Je mourrais de soif, je courrais de fontaines en fontaines, de ruisseaux en ruisseaux, et voilà une main qui a fait un déluge ! L’eau m’environne de toutes parts, tout devient pain pour me nourrir, savon pour me blanchir, feu pour me purifier, ciseau pour me donner des figures célestes, tout est instrument de grâce pour toutes mes nécessités. Ce que je chercherais dans tout autre chose, cela me cherche incessamment et se donne à moi par toutes les créatures.
Ô amour, faut-il que cela soit ignoré et que 136 vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu’on vous recherche dans les coins et recoins où l’on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans l’air, de chercher où 13 mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver d’eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets
13.Ms: à .
145
d’être à Dieu, chères âmes ? Il n’y en a point, sinon celui de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir. Il n’y a qu’à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos sens, supposé que l’on [n’en] use que par l’ordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce tout qui n’est point de sa volonté. Il n’y a point d’atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action divine, jusqu’à la moelle de vos os. Toutes 14 ces liqueurs sublimes qui coulent dans vos veines, ne coulent que par le mouvement qu’elle leur donne. Toute la diffé-137rence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui [l’]opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il n’y a ni coeur ni esprit créé qui puisse vous apprendre ce que cette action fera en vous : vous l’apprendrez par l’expérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n’y a qu’à toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent. par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien.
Oui, cher amour, toutes les âmes porteraient des états surnaturels, sublimes, admirables, inconcevables, si toutes se contentaient de vos actions. Oui, si l’on savait laisser faire cette divine main, on arriverait à la perfection la plus éminente. Toutes y arriveraient, étant offerte à tous : il n’y a qu’à ouvrir la bouche et elle entrera comme d’elle-même 15, puisqu’il n’y a point d’âme qui n’ait un caractère singulier d’une sainteté merveilleuse ; de façon que toutes vivraient, agiraient, parleraient miraculeuse- 138 ment. Elles n’auraient que faire de se copier les unes les autres, l’action divine les singulariserait toutes par les choses les plus communes.
Par quel moyen, ô mon Dieu, pourrais-je faire goûter ce que j’avance à vos créatures ? Faut-il que j’aie un si grand trésor et que, pouvant enrichir tout le monde, je voie les âmes sécher comme les plantes des déserts ? Venez, âmes simples, qui n’avez aucune teinture de dévotion, qui n’avez aucun talent, pas même les premiers éléments d’instruction, ni méthode, et n’entendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l’éloquence des savants, venez ! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier
14. Ms : Tout est.
15. Cf. Psaume 81, 11 : « Ouvre ta bouche et je l’emplirai. »
147
moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous promener à l’aise sans crainte de vous égarer. Venez à nous ! non pour savoir l’histoire de 139 l’action divine, mais pour en être les objets ; non pour apprendre ce qu’elle a fait dans tous les siècles et ce qu’elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous n’avez pas besoin de savoir les paroles qu’elle a fait[es] aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.
C’est là l’Esprit universel qui s’écoule dans tous les coeurs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent /16 d’organes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient s’unir à cette action, leur vie ne serait qu’une suite des divines Écritures qui, jusqu’à la fin du monde, la continuent, non avec de l’encre et le papier, mais sur les coeurs /17. Et [c’est] de tout cela qu’est rempli ce livre de vie qui ne sera pas, comme l’Écriture Sainte, l’histoire de l’action divine de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu’au jugement, toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront
écrites, et l’Écriture sera alors une histoire complète de l’action divine.
La suite du Nouveau Testament s’écrit donc 140 présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l’histoire de l’action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s’exprime d’une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste est une véritable révélation de l’opération intérieure s’expliquant dans tous les coeurs et se développant dans tous les moments.
L’action divine exécute dans la suite des temps les idées /18 que la Sagesse a formées de toutes choses. Tout a en Dieu ses propres idées, cette seule Sagesse les connaît. Quand vous connaîtriez toutes celles qui ne sont pas pour vous, cette connaissance ne pourrait vous diriger en rien. L’action divine voit dans le Verbe l’idée sur laquelle vous devez être formée, c’est l’exemplaire qui lui est proposé. Elle 'y voit dans le Verbe tout ce qui est convenable pour toutes les âmes saintes. L’Écriture Sainte en comprend 141 une partie, et les ouvrages que l’Esprit Saint forme dans l’intérieur achèvent le reste sur les exemplaires que le Verbe lui propose. Ne voit-on
16. Ms : servant.
17. Cf. 2 Corinthiens 3, 3 : « Vous êtes manifestement une lettre du Christ remise à nos soins, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant ; non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les coeurs. »
18. Au sens néo-platonicien du mot, adopté par la tradition mystique.
19. Ms: Il.
149
pas que l’unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est d’être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de l’esprit ne peuvent rien faire de /20 cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie d’adresse, d’intelligence, de subtilité d’esprit, mais par voie passive d’abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles, n’est point ce qui fait que cette même volonté nous rend conformes à l’image que le Verbe a conçue de nous ? que c’est le cachet ou l’impression de ce cachet mystérieux /21 ? et que cette impression ne se fait pas dans l’esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ?
La sagesse de l’âme simple consiste à se 142 contenter de ce qui lui est propre, à se renfermer dans les termes de son sentier, à ne point outrepasser sa ligne. Elle n’est point curieuse de savoir les façons d’agir de Dieu. Elle se contente de l’ordre de sa volonté sur elle, ne faisant point d’efforts pour la deviner par comparaison, par conjectures, n’en voulant savoir que ce que chaque moment lui révèle. [Elle] écoute la Parole du Verbe [qui] se fait entendre au fond de son coeur, ne s’informant point à l’époux [de] ce qu’il lui a dit ainsi qu’aux autres, se contentant
20. Ms : que.
21. Le « sceau » de l’Esprit Saint que l’âme abandonnée laisse s’imprimer en elle (ct. Ephesiens 1. 13).
150
de ce qu’elle reçoit au fond de son âme, de façon que, de moment à autre, quelque peu et de quelque nature que ce soit, tout la divinise à son insu. Voilà de quelle manière l’époux parle à son épouse par les effets très réels de son action que l’épouse n’aperçoit point, ne voyant que le naturel de ce qu’elle souffre, de ce qu’elle fait. Ainsi la spiritualité de l’âme est sainte, toute substantielle et intimement répandue dans tout son être. Ce n’est point ce qui la détermine que ces idées et paroles tumultueuses qui, étant seules, ne servent qu’à enfler. On fait un grand usage de l’esprit pour la piété. Cependant il est peu nécessaire, il est même contraire. Il ne faut faire usage que de ce que Dieu donne à souffrir a; et à faire. Et on laisse cette substance divine pour occuper l’esprit des merveilles historiques de l’ouvrage divin, au lieu de les croire par sa fidélité !
Les merveilles de cet ouvrage. qui satisfait la curiosité dans nos Iectures, ne servent qu’à nous dégoûter de ces petites choses, en apparence, par lesquelles elle en ferait" en nous de grandes, si nous ne les méprisions pas. Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire et, lors même qu’elle veut la continuer en écrivant sur nos coeurs non avec l’encre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous l’empêchons d’agir par la curiosité de voir ce qu’il fait en nous et ce qu’il fait ailleurs.
22. Ms : elles en feraient. Le sujet est « l’action divine ».
23. Ms : Insensées.
151
Pardon, divin amour, car je n’écris ici que mes défauts et je n’ai pas encore conçu ce que c’est que de vous laisser faire. Je ne me suis point encore laissé jeter en moule. J’ai parcouru tous vos ateliers, j’ai admiré toutes vos figures, mais je n’ai point encore eu l’abandon nécessaire pour recevoir les traits nécessaires de votre pinceau. 144 Enfin je vous ai trouvé, mon cher maître, mon docteur, mon Père, mon cher amour ! Je serai votre disciple, je ne veux plus aller qu’à votre école. Je reviens, comme l’enfant prodigue, affamé /24 de votre pain. Je laisse les idées et les spirituels, j’abandonne tout commerce, n’usant plus de tout cela /25 que par action divine, non pour me satisfaire, mais pour vous obéir en /26 toutes choses qui se présenteront. Je veux me conformer dans l’unique affaire du moment présent pour vous aimer, pour m’acquitter de mes obligations et vous laisser faire.
Quand une âme a trouvé la motion divine, elle quitte toutes les oeuvres, les pratiques, les méthodes, les moyens, les livres, les idées, les personnes spirituelles afin d’être solitaire sous la seule conduite de Dieu et de cette motion, qui devient l’unique principe de sa perfection. Elle est en sa main comme tous les saints y ont toujours été. Elle sait que cette action divine connaît seule la voie qui y est propre, et que, si l’âme cherchait des moyens créés, elle ne pourrait que s’égarer en ce terrain de l’inconnu que Dieu opère dans elle. C’est donc l’action 145 inconnue qui dirige et conduit les âmes par des routes qu’elle seule connaît. Il en est de ces âmes comme des dispositions de l’air : on ne le[s] connaît que par le moment présent. Ce qui doit suivre a ses causes dans la volonté de Dieu, et cette volonté ne s’explique que par les effets. Ce qu’elle fait en ces âmes et leur fait faire, soit par instincts secrets non suspects, soit par le devoir de l’état où elles sont, est /27 tout ce qu’elles connaissent de spiritualité. Ce sont là leurs visions et révélations, c’est toute leur sagesse, leur conseil, et cela est tel que jamais rien ne leur manque. La foi les assure de la bonté de ce qu’elles font. Si elles lisent, si elles parlent, si elles écrivent, si elles consultent, ce n’est que pour chercher des moyens distingués de /28 l’action divine. Tout cela est de son ordre et elles le reçoivent comme tout le reste, prenant sous cette motion divine, et ne prenant pas, les choses, usant de l’être et du non-être. Toujours appuyées par la foi sur cette infaillible, égale, immuable et toujours efficace action en chaque moment, elles la voient, elles en jouissent en tout 146 sous les plus petits objets comme sous les plus grands. Chaque moment la leur donne tout entière. Ainsi elles usent des choses, non par confiance en elles, mais par soumission aux choses divines et à cette opération intérieure qu’elles croient trouver aussi parfaitement sous les apparences contraires. Leur vie se passe
24. Ms : affamée.
25. Ms : n’usant plus que de Tout cela.
26. Ms : obéir comme en.
27. Ms : en.
28. Au sens de « par ».
153
donc, non en recherches, en désirs, en dégoûts, en soupirs, mais dans une continuelle assurance d’avoir toujours le plus parfait.
Tous les états que le corps et l’âme portent, ce qui leur arrive au-dehors et au-dedans, ce que chaque moment leur révèle, c’est pour elles la plénitude de cette action, c’est leur félicité. Le plus ou le moins n’est que misère et disette, car ce que cette action fait est le vrai et la juste mesure. Ainsi, si elle ôte les pensées, les paroles, les livres, la nourriture, les personnes, la santé, la vie même, c’est la même chose que si elle donnait le contraire. L’âme l’aime et la croit aussi sanctifiante. Elle ne raisonne point sur sa conduite. Il suffit que les choses soient pour être approuvées par elle /29, il suffit qu’elles ne soient pas [pour être] inutiles.
147 Le moment présent est toujours comme un ambassadeur qui déclare l’ordre de Dieu, le coeur prononce toujours le flat. L’âme s’écoule ainsi par toutes ces choses dans son centre et son terme. Elle ne s’arrête jamais, elle va à tous vents. Toutes les routes et les manières l’avancent également vers le large et l’infini. Tout lui est moyens, tout est instrument de sainteté sans aucune différence que de trouver toujours ce qui est présent pour l’unique nécessaire. Ce n’est plus oraison ou silence, retraite ou conversations, lire ou écrire, réflexions ou cessations de pensées, fuite ou recherche des spirituels, abondance ou disette, langueur ou santé, vie ou mort, c’est tout ce que chaque moment produit de
29.Ms : elles.
l’ordre de Dieu. C’est là le dépouillement, le renoncement, la renonciation du créé, non réel, mais effectif, pour n’être rien par soi et pour soi, pour être en tout dans l’ordre de Dieu et pour lui plaire, faisant son unique contentement de porter le moment présent comme s’il n’y avait au monde autre chose à attendre.
Si tout ce qui arrive à l’âme abandonnée est l’unique nécessaire, on voit bien que rien ne lui 148 manque et qu’elle ne doit jamais se plaindre. Que si elle le fait, elle manque de foi et vit par la raison ou' les sens, qui ne voient jamais cette suffisance de la grâce [et] ne sont pas contents. Sanctifier le nom de Dieu, c’est, selon l’expression de l’Écriture, reconnaître sa sainteté, l’adorer, l’aimer en toutes choses, qui procèdent de la bouche de Dieu comme des paroles. Ce que Dieu fait à chaque moment est une parole qui signifie une chose. Ainsi dans toutes [celles] où il intime sa volonté, sont autant de noms et autant de paroles où il nous montre son désir. Cette volonté n’est qu’une en elle-même, elle n’a qu’un nom inconnu et ineffable, mais elle est multipliée à l’infini dans ses effets qui sont tous autant de noms qu’elle prend. Sanctifier le nom de Dieu, c’est connaître, c’est aimer, c’est adorer ce nom ineffable qui est son essence ; c’est aussi connaître, adorer et aimer son adorable volonté à tous les moments, dans tous ses effets, regardant tout cela comme autant de voiles, d’ombres, de noms de cette volonté éternellement sainte. Elle est sainte dans toutes ses oeuvres, sainte dans
30. Ms : où.
155
toutes ses paroles, sainte dans toutes les façons de paraître, sainte dans tous les noms qu’elle porte. C’est ainsi que Job bénissait le nom de Dieu. Cette désolation universelle qui lui signifiait sa volonté fut bénie par ce saint homme. I1 la nommait non une ruine, mais un nom de Dieu et, en la bénissant, il protestait que cette divine volonté, signifiée par les apparences les plus terribles, était sainte, quelque forme, quelque nom qu’elle prît, aussi bien que David la bénissait en tous temps et à chaque moment 31. C’est donc par cette continuelle découverte, par cette manifestation, cette révélation de la divine volonté de Dieu en toutes choses que son règne est en nous, qu’il fait en terre ce qu’il fait au ciel, qu’il nous nourrit incessamment. Elle comprend et contient toute la substance de cette incomparable oraison dictée par Jésus-Christ. On la récite plusieurs fois le jour vocalement, selon l’ordre de Dieu et de la sainte Église. Mais on la prononce à tous moments dans le fond du coeur, lorsque l’on aime à souffrir et à faire ce qui est ordonné par cette adorable volonté. 150 Ce que la bouche ne peut prononcer que par plusieurs syllabes, paroles, et avec du temps, le coeur le prononce réellement à chaque instant. Et les âmes simples sont ainsi appliquées à bénir Dieu dans le fond de leur intérieur. Elles gémissent de leur impuissance, de ne le pouvoir faire autrement, tant il est vrai que Dieu donne à ces âmes de foi des grâces et des faveurs par cela même qui en paraît la privation. C’est là le secret
31. Cf. Job 1, 21 et Psaume 72, 17-19.
156
de la sagesse divine, d’appauvrir les sens en enrichissant le cour. Le vide de l’un fait la plénitude de l’autre, et cela si universellement que plus il y a de sainteté dans le fond, moins il en paraît au-dehors.
Ce qui arrive à chaque moment porte l’empreinte de la volonté de Dieu. Que ce nom est saint ! Qu’il est donc juste de le bénir, de le traiter comme une chose qui sanctifie ce qu’elle désigne ! Peut-on donc voir ce qui porte ce nom si auguste sans l’estimer infiniment ? C’est une manne divine qui coule du ciel pour donner un accroissement continuel dans la grâce. C’est un royaume de sainteté qui vient en l’âme. C’est le 151 pain des anges qui se mange sur la terre comme au ciel. Il n’y a rien de petit dans nos moments, puisque tous renferment un royaume de sainteté, une nourriture angélique /32. Oui, Seigneur, que ce royaume vienne dans mon coeur pour le sanctifier, le nourrir, le purifier, le rendre victorieux de mes ennemis ! Précieux moment, que tu es petit à mes yeux ! que tu es grand aux yeux de mon coeur ! Mais le moyen de recevoir les petites choses de la main d’un Père qui règne dans les cieux ? Tout ce qui vient de là est très excellent, tout ce qui en descend porte le caractère de son origine. Il est juste, Seigneur, que l’âme qui n’est pas satisfaite par la plénitude divine du moment présent qui descend du Père des lumières, soit punie par l’impuissance de se trouver contente dans aucune chose. Si les livres, les exemples des saints, les discours spirituels
32. Ms : évangélique.
157
ôtent la paix, cette réplétion de rassasiement divin du moment présent est une marque que ce n’est point pur abandon du moment présent à l’action divine et qu’on se remplit de ces choses 152 par propriété. Leur plénitude alors ferme l’entrée à celle de Dieu. Il faut s’en vider comme d’un empêchement. Quand l’action divine ordonne ces choses, l’âme les reçoit comme le reste, c’est-à-dire comme ordre de Dieu : elle les laisse telles qu’elles sont et n’en prend rien que le simple usage pour être fidèle et, dès que le moment des pensées est passé, elle les abandonne pour se contenter du moment suivant.
La lecture spirituelle par action divine donne souvent l’intelligence que les auteurs n’ont jamais eue. Dieu se sert des paroles et des actions des autres pour inspirer des vérités qui n’ont point été découvertes. Il veut éclairer par ces moyens, il est de l’abandon de s’en servir. Et tout moyen appliqué par l’action divine a une efficacité qui surpasse toujours la vertu naturelle et apparente.
C’est le caractère de l’abandon de mener toujours une vie mystérieuse et de recevoir de Dieu les dons extraordinaires et miraculeux par l’usage des choses communes, naturelles, fortuites, de hasard et où il ne paraît rien que le 153 cours ordinaire des humeurs du monde et des éléments. Ainsi les sermons les plus simples et les conversations les plus communes et les livres les moins relevés deviennent à ces âmes, par la vertu de l’ordre de Dieu, des sources d’intelligence et de sagesse. C’est pourquoi elles ramassent avec soin les miettes que les esprits forts 158 foulent aux pieds. Tout leur est précieux, tout les enrichit. Elles sont dans une indifférence inexprimable pour toutes choses et n’en négligent aucune, respectant tout et en retirant leur utilité.
Quand Dieu est en toutes choses, l’usage que l’on en fait par son ordre n’est point usage des créatures, mais c’est jouissance de l’action divine qui transmet ses dons par ces différents canaux. Ils ne sanctifient point par eux-mêmes, mais seulement comme instruments de l’action divine, qui peut communiquer et communique très souvent ses' grâces aux âmes simples par des choses qui paraîtraient opposées à la fin qu’elle se propose. Elle éclaire avec de la boue comme avec la plus subtile matière, et l’instrument dont elle veut se servir est toujours l’unique : tout lui est égal. La foi croit toujours 154 que rien ne lui manque. Elle ne se plaint point de la privation des moyens qu’elle croit être utiles pour son avancement, parce que l’ouvrier qui les met en oeuvre y supplée efficacement par sa volonté. Cette volonté sainte est toute la vertu des créatures.
L’esprit, avec tout ce qui en dépend, veut tenir le premier rang entre les moyens divins. Il faut le réduire au dernier rang, comme un esclave dangereux dont le coeur simple, s’il sait s’en servir, peut tirer de très grands avantages, mais qui peut aussi nuire beaucoup, s’il n’est pas assujetti. Quand l’âme soupire après les moyens créés, l’action divine lui dit au coeur qu’elle lui
33. Ms : ces.
159
suffit. Quand elle veut y renoncer réellement, l’action divine lui dit que ce sont des instruments qu’il ne faut prendre ni laisser, mais s’ajuster avec simplicité à l’ordre de Dieu, usant de tout comme n’en usant pas, étant privée de tout comme ne manquant de rien /34. L’action divine étant une plénitude indéficiente /35, le vide que cause l’action propre est une plénitude déguisée qui exclut l’action divine. La plénitude de l’action divine faite par un moyen créé qu’elle 155 applique, est un véritable accroissement de sainteté et de simplicité, de pureté, de détachement. On reçoit un prince tout seul en recevant sa suite. Ce serait lui faire injure que de ne témoigner aucune affection à ses officiers sous prétexte de vouloir le posséder seul. Faisons l’application. Tout cela est de son être : Dieu était saint dans les siècles passés, il l’est de même dans le présent, il le sera dans tous les siècles à venir. Il n’y a point de moments dans tous [les siècles] qu’il ne remplisse de son infinie sainteté. Si ce que Dieu choisit lui-même exprès pour vous ne vous suffit pas, quelle autre main que la sienne pourrait vous suffire ? Si vous êtes dégoûté /36 d’une viande que la divine volonté a elle-même préparée, quelle nourriture ne sera pas insipide à un goût si dépravé ? Une âme ne peut être véritablement nourrie, fortifiée, purifiée, enrichie, sanctifiée que par cette plénitude du moment présent. Que voulez-vous donc davantage ?
34. 1 Corinthiens 7, 31.
35. Latinisme : sans défaut ni limite.
36. Ms : dégoûtée.
160
Puisque vous trouvez tous les biens, pourquoi les chercher ailleurs ? L’entendez-vous mieux que Dieu ? Puisqu’il ordonne que ce soit ainsi, comment pourriez-vous désirer que ce ne fût pas ? Sa sagesse et sa bonté peuvent-elles se tromper ? Dès qu’elles font une chose, ne 156 devez-vous pas être pleinement convaincu /37 qu’elle est excellente ? La conclusion qui doit se présenter à l’esprit, [est] que l’action émanée par l’ordre de Dieu doit être excellente puisqu’elle est sa volonté, et je ne puis trouver ailleurs, quelque bon qu’il soit en lui-même, une sainteté qui me soit appropriée pour ma sanctification.
Qu’il se trouve d’infidélité au monde ! Que l’on pense indignement de Dieu, puisque sans cesse l’on trouve à redire à l’action divine, ce que l’on [n’]oserait faire du moindre artisan dans son art ! Et l’âme veut se réduire à n’agir que dans les bornes et selon les règles qu’imagine notre faible raison ! On prétend la /38 réformer ; ce ne sont que plaintes, que murmures ; on est surpris du traitement que les Juifs ont fait à Jésus-Christ... Ah ! divin amour ! adorable volonté ! action infaillible ! comment est-ce que l’on vous regarde ? La volonté divine peut-elle venir mal à propos, peut-elle avoir tort ? « Mais j’ai telle affaire, une telle chose me manque, on m’enlève les moyens nécessaires ! Cet homme me traverse dans de si saintes oeuvres, cela n’est-il pas tout à fait déraisonnable ? Cette 157
37. Ms : convaincue.
38. L’action divine.
161
maladie me prend lorsque je ne puis me passer absolument de la santé ! » Et moi je dis que la volonté de Dieu est la seule chose nécessaire. Ainsi tout ce qu’elle ne donne point est inutile. Non, chères âmes, rien ne vous manque ! Tout ce que vous appelez revers, contretemps, mal à-propos et sans raison, contrariétés, si vous saviez ce que c’est, vous seriez dans une extrême confusion. Ce sont des blasphèmes, mais vous n’y pensez pas. Car tout cela n’est autre chose que la volonté de Dieu. Elle est blasphémée par ses chers enfants qui la méconnaissent.
Lorsque vous étiez sur la terre, ô mon Jésus, les Juifs vous traitaient de magicien, vous nommaient Samaritain. Et aujourd’hui, de quel oeil regarde-t-on votre adorable volonté, [vous] qui vivez dans tous les siècles, toujours digne de bénédictions, de louanges ? S’est-il écoulé un moment depuis la création jusqu’à celui où nous vivons et s’en écoulera-t-il jusqu’au jugement, dans lequel le saint nom de Dieu ne soit digne de louange ? Ce nom qui remplit tous les temps 158 et ce qui se passe dans tous les temps ! Ce nom qui rend toutes choses salutaires ! Quoi ? Ce qui s’appelle volonté de Dieu me /39 pourrait faire du mal ? Je craindrais, je fuirais le nom de Dieu ? Et où irais-je donc pour trouver quelque chose de meilleur, si j’appréhende l’action divine sur moi, puisque c’est l’effet de sa divine volonté ?
Comment devons-nous écouter la parole qui nous est dite au fond du coeur à chaque moment ? Si nos sens, si notre raison
39. Ms : ne.
162
n’entendent pas, ne pénètrent pas la vérité et la bonté de cette parole, n’est-ce pas à cause de leur incapacité pour les vérités divines ? Dois-je être étonné /40 de ce qu’un mystère déconcerte la raison ? Dieu parle : c’est un mystère. C’est donc une mort pour mes sens et la raison, car les mystères sont de nature à les immoler : le mystère n’est que vie au coeur par la foi, il n’y a que contradiction pour le reste. L’action divine mortifie [et] vivifie par le même coup, et plus on sent de mort, et plus on croit qu’il donne de vie. Plus le mystère est obscur, plus il contient de lumière. C’est ce qui fait que l’âme simple ne trouve rien de plus divin que ce qui l’est moins en apparence. C’est ce qui fait la vie de la foi.
40. Ms : étonnée.
163
Toutes les créatures sont vivantes dans la 159 main de Dieu. Les sens n’aperçoivent que l’action de la créature, mais la foi croit l’action divine en tout. Elle voit que Jésus-Christ vit en tout et opère dans toute l’étendue des siècles, que le moindre moment et le plus petit atome renferment une portion de cette vie cachée et de cette action mystérieuse. L’action des créatures est un voile qui couvre les profonds mystères de l’action divine. Jésus-Christ après sa résurrection surprenait ses disciples dans ses apparitions. Il se présentait à eux sous des figures qui le déguisaient et, aussitôt qu’il se découvrait, il disparaissait. Ce même Jésus qui est toujours vivant, toujours opérant, surprend encore les âmes qui n’ont pas la foi assez pure et assez perçante. Il n’y a aucun moment où Dieu ne se présente sous 160 l’apparence de quelque peine, de quelque obligation ou de quelque devoir. Tout ce qui [sel fait en nous, autour de nous et par nous, renferme et couvre son action divine quoique invisible, ce
165
qui fait que nous sommes toujours surpris et que nous ne connaissons son opération que lorsqu’elle ne subsiste plus. Si nous percions le voile et [si] nous étions vigilants et attentifs, Dieu se révélerait sans cesse à nous et nous jouirions de son action en tout ce qui nous arrive. À chaque chose nous dirions : Dominus est, c’est le Seigneur /1 ! Et nous trouverions dans toutes les circonstances que nous recevons un don de Dieu ; [dans] les créatures, de très faibles instruments ; que rien ne nous manquerait et que le soin continuel de Dieu le porte à nous départir ce qui nous convient. Si nous avions de la foi, nous saurions bon gré à toutes les créatures, nous les caresserions, nous les remercierions intérieurement de ce qu’elles servent et se rendent si favorables à notre perfection, appliquées par la main de Dieu. La foi est la mère de la douceur, de la confiance, de la joie. Elle ne peut avoir que de 161 la tendresse et de la compassion pour ses ennemis qui l’enrichissent si fort à leurs dépens. Plus l’action de la créature est dure, plus celle de Dieu la rend avantageuse à l’âme. Il n’y a que l’instrument qui la gâte et les mains de ce tourneur surnaturel ne sont impitoyables que pour ôter à l’âme ce qui lui est préjudiciable. La volonté de Dieu n’a que des douceurs, des faveurs, des trésors pour les âmes soumises, on ne peut avoir trop de confiance en elle et s’y [trop] abandonner. Elle peut et veut toujours ce qui contribuera le plus à notre perfection, pourvu toutefois que nous laissions faire Dieu. La foi n’en doute pas. Plus les sens sont infidèles, révoltés, désespérés, incertains, plus la foi dit : « Cela est Dieu ! Tout va bien ! »
Il n’y a rien que la foi ne digère et ne surmonte. Elle passe au-delà de tout /2, et quelques efforts que les ombres fassent, elle les perce /3 pour aller jusqu’à la vérité, elle l’embrasse toujours avec fermeté et ne s’en sépare jamais. Je crains plus ma propre action et celle de mes amis que celle de mes ennemis. Il n’y a point de prudence égale à celle de [ne pas] résister à ses ennemis et de ne leur opposer 162 qu’un simple abandon. C’est avoir le vent en poupe, il n’y a qu’à se tenir en paix : ce sont des galériens qui mènent au port à toutes rames. Il n’y a rien de plus sûr à opposer à la prudence de la chair que la simplicité : elle élude admirablement toutes les ruses sans les connaître, sans y penser même. L’action divine lui fait prendre des mesures si justes qu’elle surprend ceux qui la veulent surprendre. Elle profite de tous leurs efforts, elle s’élève par où on l’abaisse, toutes les contrariétés lui tournent en bien et, en laissant faire ses ennemis, elle en tire un service si continuel et si suffisant que tout ce qu’elle doit craindre est de se mettre de la partie et de travailler à un ouvrage dont Dieu veut être le principe (ses ennemis en sont les instruments), et où elle n’a rien à faire qu’à voir en paix ce que Dieu fait, et à suivre avec simplicité les attraits qui sont toujours heureusement conduits par la
1. Jean 21, 7.
2. Ms : toutes.
3. Ms : elles les percent.
167
prudence surnaturelle de l’Esprit divin, qui atteint très infailliblement le point et les circonstances intimes de chaque chose, et applique l’âme, sans qu’elle le sache, si à propos que tout 163 ce qui s’oppose à elle ne manque jamais d’être détruit.
L’unique et l’infaillible mouvement de l’action divine applique toujours l’âme simple à propos. Elle/4 correspond en tout très sagement par son intime direction. Elle veut tout ce qui arrive, tout ce qui se passe, tout ce qu’elle sent, hors le péché. Quelquefois cela se fait avec connaissance et quelquefois sans connaissance, [l’âme] étant mue par des instincts obscurs à dire, à faire, à laisser les choses sans avoir d’autres raisons. Souvent l’occasion et la raison [qui] la déterminent ne sont que d’un ordre naturel. L’âme simple n’y entend aucun mystère : c’est un pur hasard, une nécessité, une convenance, ce n’est même rien à ses yeux ni à ceux des autres. Et cependant, la divine action, qui est l’intelligence, la sagesse et le conseil de ses amis, se sert en leur faveur de toutes ces choses si simples. Elle se les approprie, elle les ajuste si industrieusement à tous ceux qui font des projets pour leur nuire qu’il est impossible qu’ils en viennent à leur fin. Avoir affaire à une âme simple, c’est avoir affaire à Dieu ! Quelle mesure prendre contre le Tout-Puissant dont les 164 voies sont inscrutables ? Dieu prend en main la cause de l’âme simple. Il n’est pas nécessaire qu’elle étudie vos intrigues, qu’elle oppos inquiétude à inquiétudes en épiant soigneusement toutes vos démarches. Son époux la décharge de tous ces soins : elle vous [le] met en tête /5 et se repose sur lui, pleine de paix et de sécurité. L’action divine délivre l’âme et l’exempte de tous ces moyens bas et inquiets si nécessaires à la prudence humaine. Cela est bon pour Hérode et les pharisiens. Mais les mages n’ont qu’à suivre en paix leur étoile, l’enfant n’a qu’à se laisser entre les bras de sa mère, ses ennemis avancent ses affaires plus qu’ils n’y nuisent : plus ils tâcheront de les traverser et de les surprendre, plus il agira tranquillement et librement. Il ne les ménagera point, il ne leur fera point bassement la cour pour détourner leurs coups : leurs jalousies, leurs méfiances, leurs persécutions lui sont nécessaires. Jésus-Christ vivait ainsi dans la Judée. 11 vit encore dans les âmes simples de la même manière. 11 y est généreux, doux, libre, paisible, sans crainte, sans besoin de personne, voyant toutes les créatures dans les mains de son Père empressées à le servir, les uns par leurs passions criminelles, les 165 autres par leurs saintes actions, celles-ci par leurs contradictions, celles-là par leur obéissance et leurs soumissions. L’action divine ajuste merveilleusement tout cela. Rien ne manque, rien n’est de trop, il n’y a de mal et de bien que ce qu’il faut. L’ordre de Dieu applique à chaque moment l’instrument qui lui est propre, et l’âme simple élevée par la foi trouve tout bien et ne veut ni plus ni moins que ce qu’elle a. Elle bénit
4. L’âme simple. 5. Elle vous l’oppose.
169
en tous temps cette main divine qui fait couler si suavement ses eaux si salutaires le long de son fonds, elle reçoit les amis et ennemis avec la même douceur, car c’est la façon de Jésus de traiter tout le monde comme instrument divin. L’on n’a besoin de personne, et cependant on a besoin de tous. L’action divine rend tout nécessaire et il faut le recevoir de sa part, prenant tout selon sa qualité et sa nature, y correspondant avec douceur et humilité selon ce qu’il est, ainsi que dit saint Paul /6 et que Jésus-Christ pratiquait encore mieux, traitant les simples simplement, les grossiers avec bonté. Il n’appartient qu’à la 166 grâce d’imprimer cet air surnaturel qui se particularise et s’approprie si merveilleusement à la nature de chaque personne. Cela ne s’apprend point dans les livres, c’est un vrai esprit prophétique et l’effet d’une révélation intime, c’est une doctrine du Saint-Esprit. Pour la concevoir, il faut être dans le dernier abandon, le dégagement le plus parfait de tout dessein, de tout intérêt, quelque saint qu’il soit. Il faut n’avoir que l’unique affaire au monde que de se laisser passivement à l’action divine pour s’adonner à ce qui regarde les obligations de son état, laissant agir l’Esprit Saint dans l’intérieur, sans regard sur ce qu’il opère, étant bien aise même de ne pas le connaître. Tout ce qui arrive dans le monde n’est souvent que pour le bien des âmes soumises à la volonté de Dieu.
La figure du monde se montre d’or, d’airain, de fer, de terre /7 : ce mystère d’iniquité qui n’est que l’assemblage confus de toutes les actions intérieures et extérieures des enfants de ténèbres, cette bête sortie de l’abîme pour faire la guerre à l’homme intérieur et spirituel dès le commencement des siècles. Et tout ce qui s’est passé 167 jusqu’à présent n’est qu’une suite de cette guerre : les monstres se succèdent les uns aux autres, l’abîme les dévore et les revomit, il envoie incessamment de nouvelles vapeurs. Le combat commencé au ciel entre Lucifer et saint Michel dure encore. Le coeur de cet ange superbe et envieux est devenu un abîme inépuisable de toutes sortes de maux. Il a révolté les anges contre les anges dans le ciel et tout son soin, depuis la création du monde, est de susciter toujours de nouveaux scélérats parmi les hommes qui prennent la place de ceux qu’il engloutit. Lucifer est le chef de ceux qui s’y soumettent avec joie. Le mystère d’iniquité n’est que l’aversion de l’ordre de Dieu, c’est l’ordre ou plutôt le désordre du diable. Ce désordre est un mystère, car il cache sous de belles apparences des maux irrémédiables et infinis : tous ces impies qui, depuis Caïn jusqu’à ceux qui désolent présentement l’univers, ont été en apparence de grands, de puissants princes qui ont fait grand bruit dans le monde et que les hommes ont adorés. Mais cette apparence pompeuse est un 168 mystère : ce ne sont que des bêtes qui sont montées de l’abîme, les unes après les autres,
6. I Corinthiens 9, 22.
7. Cf. le songe de Nabuchodonosor (Daniel 2, 32-33). Ce qui suit s’inspire des ch. 9 à 13 de l’Apocalypse.
pour renverser l’ordre de Dieu /8. Mais cet ordre, qui est un autre mystère, a toujours opposé des hommes véritablement grands et puissants qui ont porté le coup mortel à ces monstres. Et, à mesure que l’enfer en a vomi de nouveaux, le ciel aussi fait naître des héros qui les ont combattus. L’histoire ancienne, sainte et profane, n’est que l’histoire de cette guerre. L’ordre de Dieu est toujours demeuré victorieux, ceux qui sont rangés de son côté de même, et [ils] sont heureux pour une éternité. Et l’injustice n’a jamais pu protéger les déserteurs, elle ne les a payés que de mort et de mort éternelle.
L’on croit toujours être invincible quand on a l’impiété en tête. Ô Dieu ! le moyen de vous résister '? Quand une seule âme aurait l’enfer, le monde contre elle, elle ne pourrait craindre dans le parti de l’abandon à l’ordre de Dieu. Cette apparence monstrueuse, armée de l’impiété, de 169 tant de puissance, cette tête d’or, ce corps d’argent, d’airain, de fer, tout cela n’est qu’un fantôme de poussière éclatante : une petite pierre la rend le jouet des vents /9.
Que le Saint-Esprit est admirable pour représenter tous les siècles ! Tant de révolutions qui surprennent si fort les hommes, les héros qui viennent avec tant d’éclat et sont comme autant d’astres qui roulent sur la tête des autres, tant d’événements extraordinaires : tout cela n’est qu’un songe qui échappe à la mémoire de
8. Le traité évoque maintenant Apocalypse 17, 7-14.
9. Cf. Daniel 2, 34-35 (l’effondrement de la statue vue en songe par Nabuchodonosor).
172
Nabuchodonosor à son réveil, quelques terribles [soient les] impressions sur son esprit qui se font !
Tous ces monstres ne viennent au monde que pour exercer le courage des enfants de Dieu. Et, lorsqu’ils sont assez instruits, Dieu leur donne le plaisir de tuer leur monstre. Le ciel ensuite enlève les victorieux et l’enfer engloutit les vaincus. Il reproduit un autre monstre et Dieu appelle de nouveaux athlètes dans le champ de bataille. Et cette vie n’est qu’un spectacle continuel qui fait la joie du ciel, l’exercice des saints de la terre et la confusion de l’enfer. Ainsi tout ce qui s’oppose à l’ordre de Dieu ne sert qu’à le 170 rendre plus adorable. Tous les ennemis de l’équité 10 sont les esclaves de la justice, et l’action divine bâtit la céleste Jérusalem avec les instruments de la Babylone qui n’est composée que de leurs pièces usées et brisées.
À quoi servent les plus sublimes lumières, les divines révélations quand on n’aime pas la volonté de Dieu ? Lucifer n’a pu approuver son ordre. La conduite de l’action divine que Dieu lui révélait en lui découvrant le mystère de l’Incarnation, ne lui causa que de l’envie. Et une âme simple et éclairée des seules lumières de la foi ne peut se lasser d’admirer, de louer, aimer l’ordre de Dieu, de le trouver non seulement dans les créatures saintes, mais même dans le désordre et la confusion des plus déréglées. Un grain de pure foi éclaire plus l’âme simple que Lucifer ne l’a été par ses lumières si élevées. La
10. Ms : inéquité.
173
science de l’âme fidèle à ses obligations, tranquillement soumise aux ordres intimes de la grâce, douce et humble envers tous, vaut mieux que la plus profonde pénétration des mystères. Si 171 on ne voyait que l’action divine dans tout cet orgueil et cette dureté de l’action des créatures, on ne les recevrait jamais qu’avec douceur et avec respect. Leurs désordres ne feraient point quitter l’ordre. Quelque train qu’elles aillent, il ne faut jamais quitter cette union à l’action divine qu’elles portent et qu’elles donnent par la douceur et l’humilité. Il ne faut pas regarder la voie qu’elles tiennent, mais marcher toujours avec fermeté dans la sienne. Et c’est ainsi qu’en pliant doucement, on brise les cèdres et on renverse les rochers. Car qu’y a-t-il dans les créatures qui puisse résister à la force d’une âme fidèle, douce et humble ? Si nous voulons vaincre infailliblement tous nos adversaires, il ne faut leur opposer que ces armes. Jésus-Christ nous les a mises entre les mains pour notre défense, il n’y a rien à craindre quand on sait s’en servir. H ne faut pas être lâche, mais généreux, car l’action des instruments divins ne consiste qu’en cela. Dieu fait le sublime et le 172merveilleux, et jamais l’action propre qui fait la guerre à Dieu ne peut résister à celui qui est uni à l’action divine par la douceur et l’humilité. Qu’est-ce que Lucifer ? C’est un bel esprit, le plus éclairé de tous les esprits, mais un esprit mécontent de Dieu et de son ordre. Le mystère de l’iniquité n’est que l’étendue de ce mécontentement qui se manifeste de toutes les manières possibles. Lucifer, autant qu’il est en lui, ne 174 voudrait rien laisser tel que Dieu l’a fait et ordonné. Partout où il pénètre, vous y voyez toujours l’ouvrage de Dieu défiguré. Plus une personne a de lumière et de science, de capacité, plus elle est à craindre si elle n’a pas le fondement de la piété qui consiste à être contente de Dieu et de sa volonté. C’est par le coeur réglé qu’on est uni à l’action divine. Sans lui tout n’est que pure nature et, pour l’ordinaire, pure opposition à l’ordre de Dieu qui n’a point, à proprement parler, d’autres instruments que les humbles, et est toujours contredit par les superbes, qui ne laissent pas cependant de lui servir comme des esclaves pour l’accomplisse173ment de ses desseins.
Quand je vois une âme qui fait son tout de Dieu et de la soumission à ses ordres, quelque dénuée qu’elle soit de toute autre chose, je dis : « Voilà une âme qui a de grands talents pour servir Dieu. » La Sainte Vierge et saint Joseph ne portaient point une autre apparence. Le reste, sans cela, me fait peur et je crains d’y voir /11 l’action de Lucifer. Je me tiens sur mes gardes et m’affermis dans mon fonds pour l’opposer uniquement à tout cet éclat sensible, qui alors ne /12 paraît qu’un verre fragile.
L’ordre de Dieu est toute la politique de l’âme simple. Elle le respecte dans les actions irrégulières que le superbe fait pour l’avilir. Ce superbe méprise une âme devant les yeux de laquelle il n’est rien, car elle ne voit que Dieu en
11. Ms : d’avoir.
12. Ms : me.
lui et en toutes ses actions. Souvent il pense que sa modestie est une marque qu’elle appréhende, quoique [ce soit] le signe de cette crainte amoureuse qu’elle a de Dieu et de sa volonté qui lui 174 est présente dans le superbe. Non, pauvre insensé, l’âme simple ne te craint pas, tu lui fais compassion. C’est à Dieu qu’elle répond, lorsque tu penses qu’elle te parle, c’est à lui qu’elle croit avoir affaire. Elle ne te regarde que comme un de ses esclaves ou plutôt comme une ombre sous laquelle il se déguise. Ainsi, plus tu prends le ton haut, plus de son côté elle le prend bas et, lorsque tu crois la surprendre, elle te surprend toi-même. Tes finesses, tes violences ne sont pour elle que des faveurs de providence. Le superbe est encore une énigme que l’âme simple et éclairée par la foi explique très intelligiblement. Cette découverte de l’action divine dans tout ce qui se passe à chaque moment est l’intelligence la plus subtile que l’on puisse avoir en cette vie des choses de Dieu. C’est une révélation continuelle, c’est un commerce avec Dieu qui se renouvelle sans cesse, c’est la jouissance de l’époux non en cachette, à la dérobée, dans le cellier, dans la vigne, mais à découvert et [en] public, sans crainte d’aucune créature. Ce fonds 175 de paix, de joie et d’amour, de contentement de Dieu vu, su, [ou] plutôt cru vivant et opérant toujours le plus parfait en tout ce qui se présente à tous les instants, est le paradis éternel, qui n’est, à la vérité, présentement qu’en choses informes, couvert de ténèbres. Mais l’Esprit de Dieu, qui en arrange en cette vie secrètement toutes les pièces par cette continuelle et fécondeprésence de son action, dira au jour de la mort : fiat lux ! /13 Et alors on verra les trésors que renferme la foi dans cet abîme de paix et de contentement de Dieu qui trouve à chaque moment et en tout ce qui est à souffrir et faire.
Quand Dieu se donne ainsi, tout le commun devient extraordinaire et c’est pour cela que rien ne le paraît. C’est que cette voie est par elle-même une voie extraordinaire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de l’orner de merveilles qui ne lui sont pas propres. C’est un miracle, une révélation, une jouissance continuelle, à de petites fautes près, mais en foi. Son caractère est de n’avoir rien de sensible et de merveilleux, mais de rendre merveilleuses toutes les choses communes et sensibles. C’est [ce] que la sainte Vierge pratiquait.
13. « Que la lumière soit ! » (Genèse 1, 3).
177
Il y a un genre de sainteté où toutes les 176 communications divines sont lumineuses et distinctes. Dans la voie passive de foi, tout ce que Dieu communique tient de sa nature et de ces ténèbres inaccessibles qui environnent son trône : ce ne sont que sentiments confus et ténébreux. L’âme qui s’y trouve, appréhende souvent comme le prophète d’aller donner tête baissée /1 contre quelque écueil en marchant au travers de cette obscurité. Non, âme fidèle, ne craignez point ! C’est là votre voie et la conduite de Dieu sur vous, il n’y a rien de plus sûr et de plus infaillible que les ténèbres de la foi. Mais de quel côté aller quand la foi est si obscure ? Allez partout où vous voudrez, on ne peut plus s’égarer quand on n’a plus de chemin à chercher et que l’obscurité rend tout égal. On ne peut plus tendre à aucun terme et on [n’]a aucun objet devant les yeux. Mais tout me fait peur, il me
1. Ms : donner et baissée.
179
177 semble à chaque moment tomber dans un précipice, tout me peine. Je sens bien que j’agis par abandon, mais il me semble que je ne puis faire quelque chose qu’en cessant d’agir par vertu. J’entends toutes les vertus qui se plaignent que je M’éloigne d’elles. Plus ces plaintes me paraissent aimables et m’y attachent, plus l’impression obscure qui me pousse paraît m’en éloigner. J’aime la vertu, mais je cède à l’attrait. Je ne vois pas qu’il me mène bien, mais je ne puis m’empêcher de le croire.
L’esprit court à la lumière, mais le coeur ne veut que les ténèbres. Toutes les personnes, tous les esprits lumineux plaisent à mon esprit, mais mon coeur ne goûte que les entretiens et les discours où il n’entend rien. Et tout, son état et sa voie sont une impression du don de la foi qui fait aimer, goûter des principes, des vérités, des chemins où l’esprit n’a ni objets, ni idées, où il tremble et frémit, il chancelle. L’assurance est je ne sais comment au fond de mon coeur, et celui-ci va comme il est poussé, convaincu de la 178 bonté de l’impression, non par évidence, mais par sentiment de foi. C’est qu’il est impossible que Dieu mène une âme sans lui imprimer une certitude de la bonté de sa voie qui est d’autant plus grande qu’elle est moins aperçue. Et cette certitude est victorieuse de toutes les créatures, de toutes les peurs, de tous les efforts, de toutes les idées de l’esprit : il a beau crier, citer, chercher mieux. L’épouse sent [l’époux] sans sentir, car lorsqu’elle le veut toucher, il disparaît. Elle
180
sent la droite de l’époux qui l’environne' et elle aime mieux s’égarer en s’abandonnant à sa conduite qui la mène sans raison et sans ordre, que de s’assurer en prenant avec effort les routes marquées de la vertu.
Allons donc, mon âme, allons à Dieu par l’abandon ! Et, puisque la vertu vient de l’industrie et des efforts, avouons-lui notre impuissance et notre confiance en Dieu qui ne nous réduiraient pas à ne pouvoir marcher à pied, s’il n’avait la bonté de nous porter sur ses bras. Qu’avons-nous besoin de lumières, Seigneur, de voir, de sentir, d’assurances, d’idées, de réflexions, puisque nous ne marchons pas, mais 179 nous sommes portés 3 sur le sein de la providence ? Plus il y aura de ténèbres, d’abîmes, d’écueils, de morts, de déserts, de craintes, de persécutions, de sécheresses, de disettes, d’ennuis, d’angoisses, de désespoirs, de purgatoire, d’enfer en notre route, plus notre foi et notre confiance seront grandes. Il suffira de jeter les yeux sur vous pour être assuré' dans les plus grands périls. Nous oublierons les chemins et leurs qualités, nous nous oublierons nous-mêmes et, tout à fait abandonnés' à la sagesse, à la bonté, à la puissance de notre guide, nous ne nous souviendrons plus que de vous aimer, fuir tout péché, non seulement évident, mais le plus léger, remplir les obligations de devoir. Voilà le
2. Cantique 2, 6.
3. Ms : portées.
4. Ms : assurée.
5. Ms : abandonnées.
181
seul soin, cher amour, que vous laissez à vos chers petits enfants. Vous vous chargez de tout le reste. Plus tout le reste est terrible, plus ils attendent et ils voient votre présence. Ils n’ont soin que d’aimer comme s’ils n’étaient plus et ils remplissent leurs petits devoirs comme un enfant 180 sur le sein de sa mère s’occupe à ses seuls amusements, comme s’il n’avait au monde que sa mère et ses jeux. L’âme doit outrepasser tout ce qui lui fait ombre. La nuit n’est pas le temps d’agir, mais de se reposer. La lumière de la raison ne peut qu’accroître les ténèbres de la foi, le rayon qui les perce doit venir d’aussi haut qu’elles.
Quand Dieu se communique à l’âme comme vie, il n’est plus devant ses yeux comme voie et comme vérité /6. L’époux cherche l’épouse la nuit. Il est derrière elle, il la tient entre ses mains, il la pousse : elle le cherche devant et le fuit /7 ! Il n’est plus objets et idées, il est principe et source. Il y a dans l’action divine des ressources secrètes et inopinées, merveilleuses et inconnues pour tous les besoins, embarras et troubles, les chutes, les renversements, les persécutions, les incertitudes, les inquiétudes, les doutes des âmes qui n’ont plus de confiance dans leurs actions propres. Plus la scène est mêlée, plus on espère /8 de charmes dans le dénouement.
181 Le coeur dit : « Tout ira bien ! C’est Dieu qui
6. Cf. Jean 14, 6 : « Je suis la voie, la vérité et la vie. »
7. Cf. Cantique 3, 1. Les rôles de l’époux et de l’épouse sont ici inversés. C’est Dieu qui cherche l’âme, il est à ses côtés. Croyant le chercher, l’âme, en réalité, le fuit !
8. Ms : opère.
182
conduit l’ouvrage. » Rien ne fait peur. La peur même, la suspension, la désolation sont des versets de cantiques ténébreux. On est ravi de n’en pas omettre une syllabe, on sait que tout se termine au Gloria Patri /9. Ainsi on fait sa voie /10 de son égarement. Les ténèbres mêmes servent de conduite ; les doutes, d’assurances. Et plus Isaac est en peine de trouver de quoi faire le sacrifice, plus Abraham remet et attend tout de la Providence.
Les âmes qui marchent dans la lumière chantent des cantiques de lumière. Celles qui marchent dans les ténèbres chantent le cantique des ténèbres. Il faut laisser chanter à l’âme /11 la partie et le motet que Dieu lui donne jusqu’au bout. Il ne faut rien [o]mettre dans ce qu’il remplit, il faut laisser couler toutes les gouttes de ce fiel de ces /12 divines amertumes, quand [bien même] il enivrerait. Jérémie, Ézéchiel étant de même : toutes leurs paroles n’étaient que des soupirs et des sanglots, et la consolation ne se trouvait jamais que dans la continuation de leurs lamentations. Qui aurait arrêté le cours de leurs larmes, nous aurait dérobé les plus beaux 182 endroits de l’Écriture. L’Esprit qui désole est le seul qui puisse consoler : ces différentes eaux coulent de même source. Quand elle étonne une âme, il faut qu’elle tremble ; quand elle /13 la
9. « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit » : conclusion des hymnes et psaumes chantés dans la liturgie.
10. Ms : la voie.
11. Ms : l’une.
12. Ms : ses.
13. Ms : il. Il s’agit de la source.
183
menace, elle est effrayée. Il n’y a qu’à laisser développer l’opération divine, elle porte dans toute son étendue le mal et le remède. Pleurez, chères âmes, tremblez, soyez dans l’inquiétude et à l’agonie ! Ne faites point d’effort pour changer ces divines frayeurs, ces célestes gémissements ! Recevez dans le fond de votre être les ruisseaux dont Jésus a porté la mer dans sa sainte âme ! Allez toujours, semant des larmes tant que le souffle de la grâce les fera couler ! Et, insensiblement, le même souffle les fera sécher, les nuées se dissiperont, le soleil répandra sa lumière, le printemps vous couvrira de fleurs et la suite de votre abandon vous fera trouver l’admirable variété que porte dans toute son étendue l’action divine. En vérité, c’est bien en vain que l’homme se trouble. Tout ce qui se passe en lui est semblable à un songe. Une 183 ombre fuit et détruit l’autre, les imaginations se succèdent dans ceux qui dorment. Les unes affligent, les autres consolent. L’âme est le jouet de ces apparences qui se dévorent les unes les autres et le réveil fait voir que toutes n’avaient rien qui dût arrêter l’âme. Il dissipe toutes ces impressions et on ne tient compte ni de ces périls ni de ces bonheurs du sommeil.
Dans quel sens, Seigneur, pourrais-je dire que vous tenez endormis tous vos enfants sur votre sein pendant toute la nuit de la foi, que vous vous divertissez à faire passer dans leurs âmes une infinité et une infinie variété de sentiments qui ne sont au fond que de saintes et mystérieuses rêveries ? Par l’état où la nuit et le sommeil les mettent, elles causent en eux de
184
véritables et douloureuses craintes, des angoisses et des ennuis que vous dissiperez et convertirez au jour de la gloire en de véritables et solides joies.
C’est au point et à la suite de ce réveil que les âmes saintes, rendues entièrement à elles-mêmes et dans une pleine liberté de juger, ne 184 pourront se lasser d’admirer les adresses, les inventions, les finesses et les tromperies amoureuses de l’époux ; combien ses voies sont impénétrables ; qu’il était impossible de développer ses énigmes, de le surprendre dans ses déguisements, d’admettre aucune consolation quand il voulait répandre la frayeur et l’alarme. À ce réveil, les Jérémie, les David voyaient [quel ce qui était en Dieu et dans les anges des sujets de joie, les désolait inconsolablement.
Ne réveillez point l’épouse, esprits forts, industries, actions humaines ! Laissez-la gémir, trembler, courir, chercher ! I1 est vrai, l’époux la trompe, il se déguise. Elle rêve, et ses peines en sont de nuit et de sommeil. Mais laissez-la dormir, laissez l’époux travailler sur cette âme chérie et représenter en elle ce que lui seul sait peindre et exprimer. Laissez-lui développer la suite de cette apparence, il la réveillera quand il en sera temps. Joseph fait pleurer Benjamin : serviteurs de Joseph, ne découvrez pas le secret à 14 ce cadet ! Joseph le trompe, la tromperie est à l’épreuve de toute sa pénétration et de toute I8S son industrie, Benjamin et ses frères sont
14. Ms : de. Cf. Genèse 37-45.
185
plongés dans une douleur irrémédiable : ce n’est qu’un jeu de Joseph. Les pauvres frères n’y voient rien sinon un mal sans ressources. Ne leur dites rien ! Il remédiera à tout. Il les réveillera lui-même et ils admireront sa sagesse à faire voir tant de maux, de désespoirs dans le plus réel sujet de joie qu’il y ait jamais eu pour eux au monde.
Quiétistes ignorants et sans expérience, qui voulez une paix et une insensibilité dans l’épouse qui n’a pas été en Jésus et Marie, ni dans les David, prophètes et les Apôtres, que vous connaissez peu le pouvoir de l’action divine, l’étendue et la force et variété, l’efficace des ombres de la pure foi ! Que le sommeil de l’épouse dans cette nuit profonde vous est peu connu ! Que votre doctrine est convaincue de fausseté dans les admirables opérations et dans les jeux que l’Esprit Saint nous décrit dans le Cantique des Cantiques ! Toutes ses paroles démentent vos maximes. L’état de pure foi est 186 un état de pure croix. Tout est sombre, tout est pénible, c’est une nuit qui noircit tout ce qui se présente. I1 est vrai que l’âme est résignée, qu’elle est contente du bonheur de Dieu. Mais elle ne sent rien moins que cela : c’est un purgatoire où tout le senti et l’aperçu n’est que souffrance. Et la plus grande de toutes est de ne trouver en soi que la résignation et d’avoir une si forte tendance à son bien-être que celui de Dieu soit comme indifférent et ne touche point.
Qu’il y a de différence entre agir par principes objectifs, principe idéal, principe d’imitation ou de maximes, et agir par principe de motion divine ! L’âme est poussée sans voir le chemin frayé 1b devant ses yeux. Ce n’est ni par où elle a vu ni lu qu’elle va. L’action propre va de la sorte. et elle ne peut aller autrement, elle ne peut rien risquer. Mais l’action divine est toujours nouvelle, elle ne marche point sur ses anciens pas, elle trace toujours de nouvelles routes. Les âmes qu’elle conduit ne savent où elles vont, leurs sentiers ne sont ni dans les livres ni dans leurs réflexions, l’action divine leur en fait continuellement l’ouverture, elles n’y entrent que par son impulsion, Quand on est conduit par un 187 guide qui mène dans un pays inconnu, de nuit, à travers les champs, sans routes frayées, selon son génie, sans prendre avis de personne et sans vouloir découvrir ses desseins, peut-on prendre un autre parti que celui de l’abandon ? À quoi sert de regarder où l’on est, d’interroger les passants et consulter la carte et les voyageurs ? Le dessein et le caprice, pour ainsi dire, d’un guide qui veut que l’on se confie en lui, sera contraire à tout cela : il prendra plaisir à confondre l’inquiétude et la méfiance d’une âme, il veut une entière remise en lui. Si l’on s’aperçoit qu’il mène bien, ce ne sera plus ni foi ni abandon. L’action divine est essentiellement bonne, elle ne veut point être réformée ni contrôlée. Elle a commencé dès la création du monde et, dès cet instant, elle développe de nouvelles preuves. Elle ne limite point ses
15.Ms : c’est. 16. Ms : frayée.
187
opérations, sa fécondité ne s’épuise point. Elle faisait cela hier, elle tait ceci aujourd’hui. C’est la même action qui s’applique à tous les moments par des effets toujours nouveaux, et elle se déploiera aussi éternellement. Elle a fait 188 des Abel, des Noé, des Abraham sur différentes idées. Isaac sera un original, Jacob ne sera pas sa copie ni Joseph la sienne. Moïse n’a point vu son semblable parmi ses pères. David, les prophètes sont tous d’une autre figure que les patriarches. Saint Jean les passe tous. Jésus-Christ est le premier-né. Les Apôtres agissent plus par l’impression de son Esprit que par l’imitation de ses oeuvres. Jésus-Christ ne s’est point imité lui-même, il n’a point suivi à la lettre ses maximes. L’Esprit divin a toujours inspiré sa sainte âme. Ayant toujours été abandonnée à son souffle, elle n’avait pas besoin de consulter le moment précédent pour donner la forme au suivant. Le souffle de la grâce formait tous ses moments sur le modèle des vérités éternelles que la Sainte Trinité en conservait dans son invincible et impénétrable sagesse. L’âme de Jésus-Christ reçoit les ordres à chaque instant et elle les produit au-dehors. L’Évangile fait voir la suite de ces vérités dans la vie de Jésus-Christ. Et le même Jésus, qui est toujours vivant et toujours opérant, vit et opère encore de nouvelles choses dans les âmes saintes.
Voulez-vous vivre évangéliquement ? Vivez 189 en plein et pur abandon à l’action de Dieu. Jésus-Christ en est la source. Il était hier, il est encore aujourd’hui pour continuer encore sa vie et non pour la recommencer. Ce qu’il a fait est fait, ce
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qui reste à faire se fait à tout moment. Chaque saint reçoit une partie de cette vie divine. Jésus-Christ est différent en tous /17, quoiqu’il soit le même. La vie de chaque saint est la vie de Jésus-Christ, c’est un évangile nouveau. Les joues de l’époux sont comparées à des plates-bandes et des parterres couverts de fleurs odoriférantes /18 : l’action divine est le jardinier qui varie admirablement le parterre. Ce parterre n’est semblable à aucun autre. Parmi toutes les fleurs, il n’en est pas deux qui se ressemblent et que l’on puisse dire être de même, sinon à l’abandon qu’elles font d’elles-mêmes à l’ouvrage du jardinier, le laissant maître de faire ce qu’il lui plaît, se contentant de faire de leur côté ce qui est de leur nature et de leur état. Laisser faire Dieu et [faire] ce qu’il exige de nous, voilà l’Évangile, voilà l’Écriture générale et la loi commune.
Voilà donc le facile, le clair, la propre action 190 de tous les instruments divins. C’est l’unique secret de l’abandon, mais secret sans secret, art sans art. C’est la voie droite. Dieu, qui exige cela de tous, l’a expliqué clairement, il le rend très intelligent et très simple. Ce que la voie de pure foi a d’obscur, n’est pas dans ce que l’âme doit y pratiquer, mais dans ce que Dieu s’est réservé. Rien de plus facile à comprendre que la première chose et rien de plus lumineux. Le mystérieux n’est que dans ce que Dieu fait lui-même. Voyez ce qui se passe dans l’Eucharistie : ce qui est nécessaire pour changer le corps de Jésus-Christ
17. Ms : tout.
18. Cantique 5, 13.
189
est si clair et si aisé que tout le monde, quelque grossier qu’il soit, en est [aus]si capable, s’il en a le caractère /19. Et cependant c’est le mystère des mystères, où tout est si caché et si obscur, si incompréhensible que, plus on est éclairé et spirituel, plus il faut de foi pour le croire. La voie de pure foi présente quelque chose de semblable. Son effet est de faire trouver Dieu à chaque moment : voilà la chose la plus relevée, 191 la plus mystique, la plus béatifiante. C’est un fonds inépuisable de pensées, de discours, d’écritures, c’est un assemblage et une source de merveilles. Cependant, pour produire cet effet si prodigieux, que faut-il ? Une chose : laisser faire Dieu et faire tout ce qu’il veut selon son état. Rien de plus aisé dans la vie spirituelle et qui ne soit à la portée de tous. Voilà donc ce merveilleux : ce chemin obscur. Pour y marcher, l’âme a besoin d’une grande foi. Tout y est d’autant plus suspect que la raison a toujours à redire : « Être obligée de croire ce qu’on ne voit pas ! Tout ce qu’on a lu, vu n’est point cela, c’est choses nouvelles ! Les prophètes étaient des saints, ce Jésus est un enchanteur /20 ! » Ainsi parlaient les Juifs. Ah ! que l’âme qui, à leur exemple, est scandalisée /21, a peu de foi !
Dès l’origine du monde, Jésus-Christ vit en nous, il opère en nous tout le temps de notre vie. Celui qui s’écoulera jusqu’à la fin du monde est
19. S’il a reçu le « caractère » sacerdotal, c’est-à-dire le sacrement de l’ordre.
20. Matthieu 27, 63 : « Ce séducteur... »
2l. Ms : n’est point scandalisée.
190
un jour. Jésus a vécu et il vit encore : il a commencé en soi-même et il continue dans ses saints une vie qui ne finira jamais. Ô vie de Jésus 192 qui comprend et excède tous les siècles, vie qui fait à tous moments de nouvelles opérations ! Si tout le monde n’est pas capable de contenir tout ce que l’on pourrait écrire de Jésus, de ce qu’il a fait, ou dit, et de sa vie en lui-même /22, si l’Évangile ne nous en crayonne que quelques petits traits, si la première heure est si inconnue et si féconde, combien faudrait-il écrire d’évangiles pour faire l’histoire de tous les moments de cette vie mystique de Jésus-Christ, qui multiplie les merveilles à l’infini et les multipliera éternellement, puisque tous les temps, à proprement parler, ne sont que l’histoire de l’action divine ? Le Saint-Esprit a fait marquer en caractères infaillibles et incontestables quelques moments de cette vaste durée, il a ramassé dans les Écritures quelques gouttes de cette mer, il a fait voir par quelles /23 secrètes et inconnues manières il a fait paraître Jésus-Christ au monde. On voit les canaux et les veines qui, dans la confusion des enfants des hommes, distinguent l’origine, la race, la généalogie de ce premier-né. Tout l’Ancien Testament n’est qu’une petite route des innombrables et inscrutables voies de 193 ce divin ouvrage : il n’y a que ce qui est nécessaire pour arriver à Jésus. L’Esprit divin a tenu tout le reste caché dans les trésors de sa sagesse et, de toute cette mer de l’action divine, il ne fait
22. Cf. Jean 21, 25.
23. Ms : quelques.
191
paraître qu’un fil d’eau qui, étant parvenu à Jésus, s’est perdu dans les Apôtres et a abîmé dans l’Apocalypse, de sorte que le reste de l’histoire de cette divine action qui consiste dans toute la vie mystique que Jésus mène dans les âmes saintes jusqu’à la fin des siècles, n’est que l’objet de notre foi. Tout ce qui en est écrit n’en est que plus évident. Nous sommes dans les siècles de la foi. Le Saint-Esprit n’écrit plus d’évangile que dans les coeurs. Toutes les actions, tous les moments des saints sont l’Évangile du Saint-Esprit. Les âmes saintes sont le papier, leurs souffrances et leurs actions sont l’encre. Le Saint-Esprit, par la plume de son action, écrit un évangile vivant. Et on ne pourra le lire qu’au jour de la gloire où, après être sorti de la presse de cette vie, on le publiera. 194 Ô la belle histoire ! le beau livre que l’Esprit Saint écrit présentement ! Il est sous la presse, âmes saintes, il n’y a point de jour qu’on [n’]en arrange les lettres, que l’on [n’] y applique l’encre, que l’on [n’]en imprime les feuilles. Mais nous sommes dans la nuit de la foi : le papier est plus noir que l’encre, il n’y a que confusion dans les caractères, c’est une langue de l’autre monde, on n’y entend rien. Vous ne pouvez lire cet évangile que dans le ciel. Si nous pouvions voir la vie et regarder toutes les créatures non en elles-mêmes, mais dans leur principe ; si nous pouvions, encore un coup, voir la vie de Dieu dans tous les objets comme l’action divine les meut, les mêle, les assemble, les oppose, les pousse avec des termes contraires, nous reconnaîtrions que tout a ses raisons, ses
192
mesures, ses proportions, ses rapports dans ce divin ouvrage. Mais comment lire ce livre dont les caractères sont inconnus, innombrables, renversés et couverts d’encre ? Si le mélange de vingt-quatre lettres est incompréhensible, de 195 sorte qu’elles suffisent à composer à l’infini des volumes différents et tous admirables dans leur genre, qui pourra exprimer ce qu’un Dieu fait dans l’univers ? Qui pourra lire et comprendre le sens d’un si vaste livre, dans lequel il n’y a pas une lettre qui n’ait sa figure particulière, qui ne renferme à sa petitesse de profonds mystères ? Les mystères ne se voient ni se sentent, ils sont objets de foi. La foi ne juge de leur vérité et bonté que par leur principe, car en eux-mêmes ils sont si obscurs que toutes leurs apparences ne servent qu’à les celer, les cacheter et aveugler ceux qui jugent par la raison seule. Apprenez-moi, divin Esprit, à lire dans ce livre de vie ! Je veux devenir votre disciple et, comme un simple enfant, croire à ce que je ne puis voir. Il me suffit que mon maître parle. Il dit cela, il prononce, il assemble cette lettre de cette façon, il se fait entendre ainsi : cela suffit. Je juge que c’est tout comme il l’a dit. Je n’en vois point 196 de raison ni /24 la vérité infaillible. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il croit est véritable. Il veut que les lettres soient ensemble pour faire un mot, qu’un tel nombre en fasse un autre. Il n’y en a que trois, que six : il ne faut que cela, et moins ferait un faux sens. Lui seul, qui sait les pensées, peut assembler les lettres pour les écrire. Tout
24. Ms : et.
193
signifie, tout a un sens parfait. Cette ligne finit ici parce qu’il le faut, il n’y a pas une virgule qui manque, un point inutile. Je le crois présentement et, lorsque le jour de la gloire me révélera tant de mystères, je verrai ce que je ne comprends que confusément et qui me paraît si embrouillé, si embarrassé, si peu sensé et suivi, si imaginaire. Tout cela me ravira, me charmera éternellement par les beautés, l’ordre, les raisons, la sagesse et les incompréhensibles merveilles que je découvrirai.
Tout ce que nous voyons n’est que vanité 197 et mensonge. La vérité des choses est en Dieu. Qu’il y a de différences entre les idées de Dieu et nos illusions ! Comment se peut-il qu’étant continuellement avertis que tout ce qui se passe dans le monde n’est qu’une ombre, qu’une figure, que mystère de foi, nous nous conduisions toujours humainement et par le sens naturel des choses qui n’est qu’une énigme ? Nous donnons toujours dans le piège, comme des insensés /25, au lieu de lever les yeux et de remonter au principe, à la source, à l’origine des choses où tout a un autre nom et d’autres qualités, où tout est surnaturel, divin, sanctifiant, où tout est partie de la plénitude de Jésus-Christ, où tout est pierre de la Jérusalem céleste /26, où tout entre et fait entrer dans cet édifice merveilleux. Nous vivons comme nous voyons et comme nous sentons, et nous rendons inutile cette lumière de la foi qui nous conduisait
25. Ms : insensées.
26. Cf. Apocalypse 3, 12.
194
si sûrement dans le labyrinthe de tant de ténèbres et d’images parmi lesquelles nous nous égarons comme des insensés, faute de marcher à la 198 faveur de la foi, qui ne voit rien que Dieu et de Dieu, et qui vit toujours de lui, laissant et outrepassant sa figure.
La foi est la lumière du temps. Elle seule atteint la vérité sans la voir, elle touche ce qu’elle ne sent point, elle voit tout ce monde comme s’il n’était point, voyant tout autre chose que ce qui est apparent. C’est là la clé des trésors, la clé de l’abîme 27 et de la science de Dieu /28. C’est la foi qui convainc toutes les créatures de mensonge, c’est par elle que Dieu se révèle et se manifeste en toutes choses, qu’il les divinise /29. Elle ôte le voile et découvre la vérité éternelle. Quand une âme a reçu cette intelligence de la foi, Dieu lui parle par toutes les créatures. L’univers est pour elle une écriture vivante que le doigt de Dieu trace incessamment devant ses yeux. L’histoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte. Les Livres Saints que l’Esprit de Dieu a dictés ne sont pour elle que le commencement des divines instructions. Tout ce qui arrive et qui n’est point écrit, est 199 pour elle /30 la suite de l’Écriture. Ce qui est écrit est le commentaire de ce qui ne l’est pas. La foi juge de l’un par l’autre. L’abrégé écrit est l’introduction de la plénitude de l’action divine
27. Cf. Apocalypse 9, 1 et 20, 1.
28. Cf. Luc 11, 52.
29. Ms : qui les divinise.
30. Ms : n’est point écrit pour, est pour elle.
195
raccourcie dans les Écritures. L’âme y découvre des secrets pour pénétrer les mystères qu’il renferme dans toute son étendue.
§
ANNEXE On rapporte ici le hors-texte qui figure dans le manuscrit et qui n’est pas dû à l’auteur.
Page-titre :
Traité où l’on découvre la vraie science
de la perfection du salut
L’ autheur est le Rd Père Caussade,
de la Compagnie de Jésus /1
Folio 1 (recto-verso) :
Avis.
En lisant ce traité, il faut y apporter la simplicité et ne pas prendre dans un sens différent des choses qui induiraient à erreur, si l’instruction n’y mettait le correctif par l’interprétation. D’autant plus que c’était à une personne en particulier à qui était adressée cette morale de perfection qui serait préjudiciable aux âmes qui commencent, et qui, voulant s’élever d’elles-mêmes, détruiraient l’ordre établi de Jésus-Christ même, la dépendance des ministres pour la conduite spirituelle n’ayant de solidité et sûreté que lorsqu’elle est approuvée et dirigée par ceux qui sont les dépositaires et les interprètes de l’Église et de l’Esprit Saint qui les anime. Il faut se persuader encore que dans cette vie, il
1. D’une graphie nettement moins soignée et régulière que celle du titre, cette mention pourrait avoir été apposée lorsque le traité fut relié en même temps qu’un Petit traité sur l’oraison pour les âmes avancées en ce S’ Exercice, placé à sa suite et anonyme : la même graphie se retrouve en tête de ce second traité.
197
n’y a point d’état permanent de sainteté où l’âme soit établie, ne faisant qu’adhérer à l’impulsion de Dieu. Nous pouvons ou accepter ou refuser, notre libre arbitre étant à notre disposition. L’exemple que nous voyons tous les jours des âmes les plus élevées tomber, nous prouve qu’il n’y a pas, en cette vallée de larmes, un état où la vertu ne puisse se perdre, si la correspondance de l’âme ne s’y trouve.
La phrase sur Marie (« La vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre, et cette ombre n’était que ce que chaque moment présentait de croix, de devoirs et d’attraits, etc. »), c’est mal énoncé ainsi que les pages suivantes, si elles étaient entendues pour l’incarnation du Verbe de cette façon.
Il faut donc se précautionner sur l’abus que pourraient faire certains esprits qui courraient après une perfection illusoire de repos, inaction de leur part, donnant dans un abandon à Dieu si total qu’elles attendraient tout de lui, de moment en moment, sans prendre de moyens de leur part pour assurer leur salut et travailler à l’acquisition des vertus pratiques.
Folio 2 (recto) :
Avant-propos.
Ce petit ouvrage ne contient autre chose que des lettres écrites par un ecclésiastique à une supérieure de communauté religieuse. On voit assez que l’auteur était une belle âme, très intérieur et grand ami de Dieu. Il découvre dans ses lettres, dont on cru devoir supprimer quelque chose pour abréger, la vraie méthode, la plus courte et réellement l’unique, pour arriver à Dieu. Heureuse l’âme qui embrassera avec courage les leçons qu’il y donne ! Les pécheurs y trouveront de quoi racheter leurs péchés en satisfaisant aux actions passées de leur volonté propre pour ne plus s’attacher qu’à celle de Dieu. Et les justes verront qu’à peu de frais et sans se mettre en peine, pour ainsi dire, de leurs propres affaires, ils peuvent arriver en peu de temps à un haut degré de perfection et à une éminente sainteté. est
tout le but que l’on se propose ici, à la plus grande gloire de Dieu et à la sanctification du lecteur.
À la suite du traité :
Table des matières 2
Chapitre premier : De quelles façons Dieu nous parle, et comment nous devons l’écouter 1
Chapitre second : Manière d’opérer dans l’état d’abandon et de passiveté, et avant qued'y arriver 9
Chapitre troisième : Les dispositions que demande l’état d’abandon et ses divers effets . 28
Chapitre quatrième : Continuation du même sujet : de l’abandon, sa nécessité, ses merveilles 37
Chapitre cinquième : De l’état de pure foi 52
Chapitre sixième : Suite de la même matière de l’état de pure foi, ou de l’abandon à l’action divine 70
Chapitre sixième (bis) : Que l’ordre de Dieu fait toute notre sainteté, de la petitesse apparente de cet ordre pour certaines âmes que Dieu sanctifie sans éclat et sans efforts industrieux . 80
2. La Table reproduit l’erreur commise par la copiste dans la numérotation des chapitres : ce qui devrait être le chapitre VII est devenu le chapitre VI bis. Dans le manuscrit, la mention du chapitre VI a été reportée en note au bas de la table.
Chapitre septième : Qu’il faut se sacrifier à Dieu par l’amour du devoir et de la fidélité à les remplir, et de la part qui est confiée à l’âme dans l’ouvrage de sa sanctification ; Dieu fait tout le reste
Chapitre huitième : De l’excellence de la volonté de Dieu et du moment présent 118
Chapitre neuvième : Tout le secret de la spiritualité consiste à aimer Dieu et le servir, s’unissant à sa sainte volonté pour tout ce qui arrivera à faire et à souffrir 159
Chapitre dixième : Dans le pur abandon à Dieu, tout ce qui paraît obscurité est action de foi .. 176
Ô vous tous qui tendez à la perfection et qui êtes tentés de vous décourager à la vue de ce que vous lisez dans la vie des saints et de
Table des matières
POÉSIES ET CANTIQUES SPIRITUELS 7
Sources disponibles sur Google Books 9
Un premier choix : « Amour et liberté chantés par madame Guyon ». 17
VI. Dieu, le centre de l’âme. 35
VIII. Les dons de Dieu doivent retourner à lui. 37
IX. Écouter Dieu en silence. 37
X. Servir Dieu avec joie et liberté de cœur. 38
XXIII. La vraie pauvreté d’esprit. 39
XXV. Portrait de l’Enfance chrétienne. 41
XXXI. Dieu veut un cœur vide. 43
XXXII. Bonheur de l’anéantissement. 44
XXXV. Se plaire dans son néant. 46
XXXVII. L’homme doit recouler en Dieu dont il est sorti. 47
XLV. Suivre le moment divin. 49
XLVI. Extase de la Volonté. 51
XLVIII. Foi sans assurance. 53
L. Sûreté de la lumière de la pure foi. 54
LVIII. L’amour parfait ne se recourbe point sur soi. 55
LXVI. Pureté d’amour requise pour être unie à Dieu. 56
LXXV. Indifférence du pur amour. Fidélité à écouter les instruments de Dieu. 57
LXXX. Nul mérite de l’homme devant Dieu. 58
CX. Bonheur de l’anéantissement. 59
CXIII. Heureux naufrage qui mène au port. 63
C XVIII. L’âme perdue dans l’amour. Comment arriver à cet état heureux. 67
CXXI. S’abandonner quoiqu’avec faiblesse au milieu de ses miseres. 68
CXXII. Nature et effets d’un abandon véritable et entier à Dieu. 72
CXXIII. Se perdre de vue en demeurant passif à l’opération de Dieu. 72
CXXII. Nuit effroyable de l’esprit. 74
CXLII. L’amour fixe le cœur. 76
CXLV. Désert de la foi et de l’amour. 78
CXLVIII. Sur le même sujet. [L’amour inébranlable dans les souffrances et la prison] 79
CLV. Ne vivre que de la volonté de Dieu. 82
CLVI. Suivre Dieu sans savoir où. 82
CLXIV. Unité des Bienheureux et des parfaits avec Dieu et entre eux. 84
CLXX. Dieu se plaît dans le néant et la solitude du cœur. 86
CLXXI. L’amour de Dieu dans une âme anéantie ; et l’éloignement des hommes du même amour. 87
XIV. La puissance est à Dieu seul. 92
LIV. L’Hirondelle, emblême de l’âme aimante. 94
LVIII. Attraits et communications de l’Amour. 96
LXI. L’Amour sans crainte, mais non sans humilité. 98
LXX. Obscure nuit de la foi. 102
LXXIII. L’Amour impitoyable contre le moi. 104
LXXIV. Perte de tout dans le néant. 105
XXX. Oraison de Contemplation. 107
CXXIX. Perte de l’âme par l’amour. 108
CXXXII. Abandon de l’Amour pur à la volonté de Dieu. 109
CLIV. Routes par lesquelles Dieu mène une âme à la vie Apostolique. 111
CLXX. Ne regarder que Dieu, et non soi-même : 116
CLXXI. L’Amour pur, dégagé et secret. 118
CLXXX. Abandon sans nul retour sur soi. 120
CLXXXVIII. Sur le même sujet [État d’enfance spirituelle accompagné de croix]. 123
CXCV. Indifférence à aider aux âmes. 126
CXCVI. Indifférence à tout sous la conduite de Dieu. 127
CXCVII. Plaintes sur le peu de correspondance des bons mêmes. 128
CCII. Douleur de ne voir pas Dieu aimé, et qu’on n’enseigne pas bien à l’aimer. 130
CCXVIII. Comment profiter des instruments dont Dieu se sert pour le bien des âmes. 132
CCXXXV. Rareté des vrais enfants de Dieu. 132
CCXLII. L’amour-propre sera détruit. 136
XXXIII. L’abandon fait le bonheur de l’âme. 140
XL. Amour pur pour Dieu et pour le prochain. 142
LXVIII. Routes adorables au divin Amour. 147
LXXI. Veiller à Dieu de cœur pendant la nuit. 150
CXVII. État d’une âme anéantie. 151
CLIX. L’amour vigoureux aime la Justice et ses rigueurs. 153
CLXI. L’amour purifiant le cœur. 155
CLXIV. L’amour est à soi-même sa récompense. Que le règne de Jésus-Christ s’étendra. 155
CLXIX. Entière dépendance de l’Esprit divin. 158
CLXXIV. Communications de Dieu à l’âme amante et des âmes pures à d’autres. 160
CLXXV. Union en Dieu avec une âme choisie. 162
CLXXX. L’âme Apostolique sans espérance ni crainte. 164
CLXXXII. Correspondre à Dieu par la petitesse. 165
CLXXXVI. Ne point s’attacher à l’instrument de Dieu ; mais à Dieu qui y est tout. 167
CLXXXVII. Croix de la vie Apostolique. 168
CXCI. Se sacrifier pour le prochain. 169
CXCIII ; Souffrances d’une âme Apostolique pour ses enfants spirituels. 171
X. Dieu seul désirable et aimable. L’adorer en esprit et en vérité. 179
XII. Voies adorables de l’Amour divin pour réduire l’âme dans le néant et la perdre en Dieu. 180
XIV. Vie heureuse d’une âme abandonnée et perdue en Dieu. 181
XVI . Vie nouvelle et divine d’une âme anéantie et transformée en Dieu. 183
XVIII. Extension du règne de Jésus — Christ. Voie abrégée pour aller à Dieu par le renoncement. 184
I. Les emblèmes de Hermannus Hugo sur ses pieux désirs 193
I. Mon âme vous a désiré pendant la nuit. 195
VII. Pourquoi me cachez-vous votre visage, et pourquoi me croyez-vous votre ennemi ? 197
L’Amour pénètre et soutient Univers. 202
II. Les emblèmes d’Othon Vaenius sur l’amour divin 203
VI. L’Amour de Dieu est le Soleil de l’Âme. 210
XI. Dans l’Unité se trouve le parfait. 212
XV. C’est de deux volontés le concours unanime. 213
XVI. C’est en haut qu’il regarde. 215
XVII. Il s’accroît sans inclure. 216
XXIV. Il rend très libéral. 217
XXVI. Rien ne pèse à celui qui aime. 218
XXVII. Le seul Amour est source de tous biens. 219
XXXIX. La Paix et l’Amour vont ensemble. 221
XXX. L’Espoir nourrit une Âme-amante. 222
XXXII. L’Amour redresse toutes choses. 224
XXXIV. Tout doit rentrer dans sa première source. 226
XXXV. Il est ferme et constant 227
XXXVI. L’Amour édifie et construit. 228
XXXVIII. Avec l’Amour on est en assurance. 230
XXXIX. Il étanche la soif du cœur. 231
XL. Qui veut aimer n’est plus libre à sa mode. 233
XLI. L’Unique Amour brille entre les vertus. 234
XLII. L’Amour surmonte tout. 235
XLIII. Agité, il devient plus ferme. 236
XLIV. Le véritable Amour ne fait point de mesure. 237
XLV. Les vents font qu’il s’accroît. 238
XLVIII. Au cœur touché d’Amour tout peut servir de voie. 239
XLIX. L’Amour est un vrai sel à l’âme. 241
L. Il chasse toute crainte. 242
LII. La conscience en est témoin. 243
LIII. Il abhore l’orgueil. 244
LIV. Il a soin d’inculquer ses loix. 245
LVI. L’Amour réunit les semblables. 246
LIX. C’est le but de l’Amour, de deux n’en faire qu’un. 248
LX. C’est de la Loi la consommation. 250
Les effets différens de l’amour sacré et profane [reprise de l’édition Poiret, 1722] 257
XXII. Il a tendu son arc, et m’a mis comme en but à ses flèches. Lament. 3. v. 12. 257
XXV. Ôtez la rouille, et il se formera un vase très-pur. Prov. 25. v. 4. 258
XXIX. Je vous conjure de ne point réveiller la Bien-aimée. Cant. 3. v. 5. 258
XLIV. Qu’ils soient consommés en l’unité. Jean 17. v. 23. 260
Quelques Emblèmes illustrés 263
Emblème IV. Son orgueil sera humilié. Osée 7. vs.10. 265
Emblème XXIV. Comme l’or dans la fournaise Sag. 3. vs. 6. 274
Emblème XLIV. Qu’ils soient consommés en l’unité. Jean 17. vs. 2,3. 277
L'ABANDON À LA PROVIDENCE DIVINE 293
Mme Guyon et J.-P. de Caussade 295
L’ABANDON À LA PROVIDENCE DIVINE 329
I De quelles façons Dieu nous parle et comment nous devons l’écouter 347
II Manière d’opérer dans l’état d’abandon et de passiveté /1, et avant que d’y arriver 350
III Les dispositions que demande l’état d’abandon, et ses divers effets 359
IV Continuation du même sujet : de l’abandon, sa nécessité et ses merveilles 363
VI Suite de la même matière : de l’état de pure foi ou de l’abandon à l’action divine 380
De l’excellence de la volonté de Dieu et du moment présent 406
XI Dans le pur abandon à Dieu, tout ce qui paraît obscurité est action de foi 435
1Cette édition 2020.
2(1) angoisse dominée de la dame marquée par Corneille plutôt que par Racine, éducation de jeunesse oblige ; volonté de « positiver » au service de quelques rares disciples (2) souligner qu’entre 1706 (installation en ville à Blois) et 1717 (décès), la vieille dame est surveillée : sa fortune en divers cercles étrangers ne viendra qu’ensuite. (3) l’amour prime, c’est vraiment l’école du Cœur sans reculer devant telle mièvrerie adaptée au goût des simples , assez visible dans les Emblèmes tardifs de l’édition Dutoit — malheureusement les seuls largement repérés voir appréciés dans les cercles guyonniens. (3) titres trompeurs peut-être issus du protestant Poiret où Dieu remplace le « petit maître ». (4) étude thématique à entreprendre. (5) je suis Poiret 1722 (mon édition) en pagination ; je constate la parfaite identité observée par Dutoit seul présent pour tous les tomes sur GoogleBooks.
4Reprise de : Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Champion, 2008, 763-777.
5 Madame Guyon fut enfermée huit mois à la Visitation Saint-Antoine en 1688, puis six mois à la Visitation de Meaux en 1695, enfin de façon continue de la fin décembre 1695 à mars 1703, passant dix mois à Vincennes, vingt mois à Vaugirard, quatre ans et neuf mois à la Bastille. Au total, sur la période « parisienne », les 8,4 années d’emprisonnements l’emportent sur les 7,8 années passées en liberté. Elle témoigne ainsi de terribles conditions et pressions psychologiques dans son Récit des prisons (notre quatrième partie de La vie…, 881sq.), chap. 4, § 6 : « Alors le P. Martineau me dit : “Je n’ai de pouvoir de vous confesser qu’en cas que vous alliez mourir tout à l’heure.” Je lui dis que, s’il me prenait quelques nouvelles syncopes, je ne serais plus en état de me confesser et qu’ainsi je mourrais sans confession. »
Sur la présence d’un « mouton », technique utilisée de tout temps pour obtenir des informations : « J’avais toujours cette femme qui épiait mes paroles et toutes choses, croyant faire fortune par là. Une de mes femmes m’envoya, par Desgrez, un bonnet piqué qu’elle avait fait. Cette femme le décousit. Il y avait un billet écrit de son sang, n’ayant pas d’encre, et elle me mandait, dans un petit morceau que j’y trouvai encore, qu’elle serait toujours à moi malgré ce qu’on lui pouvait faire. Elle le prit encore et donna le tout à M. du Junca. »
6 « Deuxième chambre de la tour du Trésor » (Journal de M. Du Junca, Ravaisson, IX, p. 67) soit un « appartement » obscur, car on pouvait difficilement y lire compte tenu de l’épaisseur des murs (1,5 m.) combinée à l’étroitesse des ouvertures, d’une surface intérieure que nous évaluons à 30 min 2 s. Vivaient là : la prisonnière avec au moins une personne de compagnie (une servante aimée de Mme Guyon, qui, trop fidèle, sera remplacée par des « moutons » successifs). Par ailleurs les archives de la Bastille renseignent sur ce qui tenait lieu de chauffage aux prisonniers, notamment pendant le terrible hiver de 1709 : « [G. Gerberon] a repris une partie de ses forces qu’il conserve par le secours de deux ou trois bouteilles de vin qu’il boit tous les jours » Philippe Lenain, Dom Gabriel Gerberon…, Septentrion, 1997, pp. 167 et 168 (voir ses notes 1192 et 1185). Elles renseignent aussi sur les conditions à Vincennes, selon le récit qu’en fit en 1710, dans trois lettres écrites du monastère de Saint Florent de Saumur, un bénédictin prisonnier, Dom Thierry de Viaixnes : « il n’y a rien qu’on n’emploie, les faux actes, les calomnies, les interrogatoires falsifiés ou supposés… même quelquefois d’autres prisonniers gagnés et corrompus. » Le même continue : « C’est un usage qu’on a tiré d’Italie… Il consiste dans l’infection de tous les aliments qu’on donne aux prisonniers sans exception et même du linge… de tout ce qui est à leur usage, et cela particulièrement par le sel végétal, le soufre, l’ail, le pavot et autres drogues qu’on emploie pour faire perdre la mémoire aux prisonniers… pour les faire parler pendant qu’ils dorment la nuit… Ces ingrédients bien ménagés empêchent quantité de maux et surtout la fièvre, ils entretiennent nets et sans vermines, mais ils attaquent le cerveau d’une manière inexprimable. On en augmente et diminue les doses selon les différentes situations où on veut mettre le prisonnier ». Mme Guyon rapporte de son côté le service rendu par un médecin charitable qui la prévient à mi-voix de ne pas prendre un remède proposé (probablement un opiat).
7 Ms. 2057, pièce 34°.
8 Sur cette seconde série de tortures morales, dans son Récit des prisons, 4,6, Mme Guyon témoigne ainsi : « Sitôt que je pus me tenir debout [en équilibre] dans une chaise, M. d’Argenson vint m’interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n’avais jamais rien vu de pareil. […] J’avais résolu de ne rien répondre. Comme il vit en effet [que] je ne lui répondais rien, il se mit dans une furieuse colère et me dit qu’il avait ordre du roi de me faire répondre. […] On commença, quoique je fusse très faible, un interrogatoire de huit heures sur ce que j’avais fait depuis l’âge de quinze ans jusqu’alors, qui j’avais vu, et qui m’avait servie. Ces trois articles furent le sujet de plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures […] rien ne m’a jamais tant fait souffrir que ces interrogatoires où, sûre de dire la vérité, je la disais, mais je craignais de ne la pas dire assez exactement, faute de mémoire. Les tours malins que l’on donnait à tout et aux réponses les plus justes, ne les rendant jamais ni dans les termes, ni dans le sens, sont des choses qui ne se peuvent exprimer. » D’Argenson est décrit ainsi par Saint-Simon : « Avec une figure effrayante qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s’égayait de tout avec supériorité d’esprit. [Il avait] un discernement exquis pour appesantir et alléger sa main, penchant toujours aux partis les plus doux, avec l’art de faire trembler les plus innocents devant lui. ».
9 Lettres 365 et 366 à la Reynie, 5 au12 avril 1696, Correspondance, II Combats, 516-517.
10 On en retrouvera certains dans la collecte de “Poésies spirituelles” qui suit ce choix, tomes présentés présentés par l’éditeur Poiret.
11 A.S.S. pièce 2057, section 23° (voir sources manuscrites décrites dans le texte principal). Reproduit dans : Vie par elle-même, Champion-Slatkine, 2001, « Cantique V », p. 1041. La pièce est écrite dans un fascicule de tout petit format pour pouvoir le cacher et écrit très serré par manque de papier.
12 A.S.S. pièce 2057, section 39°. Extrait du cantique intercalé entre des passages rétablis dans la Vie… dont le fameux texte décrivant la rencontre avec Fénelon. — En marge du poème figure un autographe de Mme Guyon (alors que le texte lui-même est une copie) : « ce sont des vers fais (sic) dans ma prison » (souligné deux fois). — Reproduit dans : Vie…, op.cit., « Cantique VI », p.1042.
13 A.S.-S., pièce 2057, section 34°, f° 280r° à 303°, ensemble de très petit format, partiellement autographe, écrit très serré à partir du f° 286.
14 Ce poème qui ne traduit pas la déréliction fut édité fidèlement : Poésies et cantiques, Tome I , XXII, « Il ensemence et rend l’esprit fécond. »
15 L’enfance des débuts de la vie spirituelle.
16 Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Lettre n° 370 adressée au marquis de Fénelon (1716 ?). « Le boiteux » est le surnom affectueux donné à Gabriel-Jacques de Salignac de La Mothe, marquis de Fénelon, qui reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi.
17 Vol. 1, Cantique 3, p. 4 : Le Tout de Dieu et le Rien de l’homme. Sur l’air de : La jeune Iris me fait aimer ses chaînes !
18 Vol. 1, Cantique 8, p. 12 : Les dons de Dieu doivent retourner à lui. Sur l’air de : Léandre ; ou : Dirai-je mon Confiteor…
19 Vol. 1, Cantique 23, p. 34 : La vraie pauvreté d’esprit. Sur l’air de : Je ne veux de Tirsis.
20 Vol. 4, Sect. II, Ct 79 : Dieu seul est tout en l’âme anéantie. Sur l’air de : Joconde, ou : Seigneur ! Vous avez bien voulu.
21 Madame Guyon, Récits de captivité, op.cit., « XV —Le Tourbillon, n° 62 ». Sur l’air de : Celui qui m’a soumise.
22 Vol. 1, Ct 73 : Extase de la volonté. Sur l’air de : Mon cher troupeau : ou, Réveillez-vous.
23 Vol. 4, Sect. IV, Poème 14, p. 160 : Vie heureuse d’une âme abandonnée et perdue en Dieu.
24 Vol. 1, Ct 46, p. 73 : Extase de la volonté. Sur l’air de : Mon cher troupeau : ou, Réveillez-vous.
25 Vol. 1, Ct 156, p. 253 : Suivre Dieu sans savoir où. Sur l’air de : On ne vit plus dans nos forêts.
26 Vol. 3, Ct 43 : Loi du divin amour. Sur l’air de : Le beau berger Tirsis.
27 Vol. 3, Ct 58 : Les états de Jésus-Christ portés par les âmes fidèles… Sur l’air de : Les folies d’Espagne.
28 Vol. 1, Ct 175, p. 285 : Tranquille douceur de l’amour divin en une âme ressuscitée. Sur l’air de : La jeune Iris.
29 Vol. 3, Ct 156, p. 228 : Amour pur insensible. Sur l’air de : La jeune Iris.
30 Vol. 4, Sect. IV, Poème 13 : …Pauvreté abondante d’une âme ressuscitée avec lui [Jésus-Christ].
31 Vol. 1, Cantique 122, p. 199 : Nature et effets d’un abandon véritable… Sur l’air de : L’éclat de vos vertus.
32 Vol. 1, Ct p.172 : Nuit effroyable de l’esprit. Sur l’air de : Hélas ! Brunette.
33 Vol. 1, Ct 32, p. 49 : Bonheur de l’anéantissement. Sur l’air de : Songes agréables.
34 Vol. 3, Ct 141, p. 206 : Heureuse perte en Dieu. Sur l’air de : La bergère Célimène.
35En-tête commun aux quatre tomes justifiant le terme « poésie ».
36Ou : Les biens créés ne les terminent. P.
37NDE après le début, §§§ = utile autobiographie de la mystique.
38Ps 138, vs. 11.
39Transmission !
40Autrement : Tout se commence en nous par la pure onction. P.
41La Vie par elle-même, Honoré Champion, 1006-1007. — Les cantiques sont précédés du nom des airs : ils n’ont rien de religieux.
L’ÂME AMANTE DE SON DIEU, REPRÉSENTÉE DANS LES
EMBLÈMES DE HERMANNUS HUGO,
ET DANS CEUX D’OTHON VAENIUS SUR L’AMOUR DIVIN.
Avec des Figures nouvelles, accompagnées de Fers qui en font l’application aux dispositions les plus essentielles de la Vie intérieure.
PAR MADAME J. M. B. DE LA MOTHE-GUYON.
Nouvelle Édition, considérablement augmentée.
À PARIS, Chez les LIBRAIRES ASSOCIÉS.
M. D C C. X C.
43 Jean-Pierre de Caussade Traité sur l'oraison du coeur Instructions spirituelles Texte établi et présenté par Michel Olphe-Galliard s.j. COLL. CHRISTUS N° 49 DESCLÉE DE BROUWER BELLARMIN, 1981,
La Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi achève le « Dialogue XI Sur la conclusion de tout l’ouvrage », des « Instructions Spirituelles ».
On note la prudence de l’éditeur qui reprend le sous-titre « Pour faire l'oraison en foi et de simple présence de Dieu par Monseigneur Bossuet, évêque de Meaux ».
44! [NDE]
45Pagination du ms. Placée en marge de l’édition « Christus ».
46 Ce n’est plus Guyon, il y a donc mélange de sources probablement des lettres [NDE]
47Caussade ! [NDE]
48Hors Guyon ! [NDE]
iLors de son retour à Nancy, dans son monastère d’origine, la Mère de Bassompierre avait enrichi les archives du couvent grâce aux copies manuscrites dont la transcription était devenue sa spécialité. C’est parmi ces copies que Caussade a pu trouver l’opuscule que la critique restitue aujourd’hui à Madame Guyon, ou plutôt à quelque familier de sa doctrine spirituelle.
iiDieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes. Et, comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu’elles y pensent, aussi servent-elles de soutien de direction à plusieurs âmes, sans qu’il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C’est Dieu qui opère en elles, mais par mouvement imprévu et souvent inconnu, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres
iiiL’état auquel celui de ces âmes me paraît ressembler davantage, c’est l’état de Jésus et de la sainte Vierge et de saint Joseph. C’est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passiveté continuelle pour être et agir, mû par ce bon plaisir de Dieu /4 dont il est ici question /5. Ce qu’il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d’aventure. Je l’appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence, pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser, laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée /6. Je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans [la dépendance] de l’autre [volonté] que je nomme de pure providence /7. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n’offre cependant rien que de commun et de fort ordinaire.
ivIl n’y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde. Ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, elles sont peu propres au commerce du monde, aux affaires, aux soins composés, aux réflexions et conduites industrieuses. On ne peut s’en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps 15 et d’esprit, d’imagination, de passions. Elles ne s’avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent coeur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes.
vLe monde, qui ignore ce mystère, n’en juge que selon les apparences. Aussi n’y trouve-t-il rien de ce qu’il goûte et estime. [Il] les rebute et méprise. Elles sont même comme en butte à tous. Plus on les voit de près, moins on s’y fait, plus on se sent 16 d’oppositions pour elles. On ne sait qu’en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant à leur faveur/8. Mais, au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité : on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière et, comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu’elles font paraît ou ridicule ou criminel.
Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage.
|NDE : guyonnien!]
viIl me semble qu’il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d’abandon ne peuvent pas, comme les autres, s’occuper de désirs, de recherches, de soins ; se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines méthodiques manières ou plans concertés de parler, d’agir, de lire. Cela supposerait qu’elles pourraient encore disposer d’elles-mêmes.
viielle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacle aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l’oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu’elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles. N’est-ce pas là 25 une injustice criante ? L’on ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu’un se tienne dans le rang et train communs, qu’il se confesse une fois l’an, on n’en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l’exhorter dans l’occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu’on l’accable de maximes, de conduites, de méthodes et, s’il ne se lie et ne s’engage à ce que l’art de la piété a établi, s’il ne le suit constamment, voilà qui est fait : l’on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte.
viiiL’opération divine n’étant pas connue de l’âme, elle en reçoit la vertu, la substance, le réel par mille sortes de circonstances qu’elle croit être sa ruine. Il n’y a point de remède à 33 cette obscurité, il faut s’y laisser enfoncer : Dieu s’y donne et toutes choses en foi. L’âme n’est plus qu’un sujet aveugle ou, si l’on veut, elle est semblable à un malade qui ignore la vertu des remèdes : il n’en ressent que l’amertume, il s’imagine souvent qu’ils vont lui donner la mort, les crises et faiblesses en étant des apparences qui semblent justifier ses craintes. Cependant c’est sous cette apparence de mort qu’il reçoit la santé